đâđš SouverainetĂ©s nationales & divergence des populismes
L'Allemagne a le choix entre la paix et la guerre, entre un bon et un mauvais choix. En tant quâhistorien, je n'ai pas le souvenir dâune l'Allemagne faisant parfois le bon choix.
đâđš SouverainetĂ©s nationales & divergence des populismes
Conférence à Budapest le 8 avril 2025
Par Emmanuel Todd, le 29 avril 2025
Jâinaugure ce journal avec la transcription dâune confĂ©rence donnĂ©e Ă Budapest, Hongrie, au dĂ©but du mois dâavril, au VĂĄrkert BazĂĄr, dans le cadre de la ConfĂ©rence Eötvös organisĂ©e par lâInstitut du XXIe SiĂšcle. Ce voyage nâĂ©tant pas passĂ© inaperçu, je tenais Ă la rendre aussi publique que possible afin que chacun puisse sâen faire sa propre opinion. En ces temps oĂč lâon peut facilement ĂȘtre confrontĂ© Ă des calomnies ou des fantasmes, il me paraĂźt important de faire en sorte que lâinformation puisse circuler librement et de façon transparente en Europe.
Ma dette envers la Hongrie
Je vous remercie de cette prĂ©sentation trĂšs aimable, trĂšs flatteuse. Je dois tout de suite confesser que je suis assez Ă©mu dâĂȘtre Ă Budapest pour parler de la dĂ©faite, de la dislocation du monde occidental, parce que ma carriĂšre dâauteur a commencĂ© aprĂšs un voyage en Hongrie. Jâavais 25 ans, je suis venu en 1975, j'ai Ă©tĂ© en contact avec des Ă©tudiants hongrois, nous avons discutĂ© et j'ai constatĂ© que le communisme Ă©tait mort dans les esprits. Jâai eu une vision intuitive de la fin du communisme Ă Budapest en 1975. AprĂšs ça, je suis rentrĂ© Ă Paris et un peu par hasard j'ai trouvĂ© dans les statistiques de l'Institut national d'Ă©tudes dĂ©mographiques des donnĂ©es sur la hausse du taux de mortalitĂ© infantile en Russie, en Ukraine, dans la partie centrale de l'URSS donc, et j'ai eu l'intuition de l'effondrement Ă venir du systĂšme soviĂ©tique. Vous avez vu tout Ă l'heure la couverture de mon premier livre (La chute finale. Essai sur la dĂ©composition de la sphĂšre soviĂ©tique). Tout ça a commencĂ© Ă Budapest et j'estime avoir une dette envers la Hongrie. Il est Ă©mouvant et impressionnant d'ĂȘtre dans cette belle salle, aprĂšs avoir hier rencontrĂ© votre Premier Ministre, et de faire une confĂ©rence alors que je suis arrivĂ© ici il y a un demi-siĂšcle en train, Ă l'auberge de jeunesse, comme un Ă©tudiant misĂ©rable ne sachant pas ce qu'il allait trouver Ă Budapest.
LâhumilitĂ© nĂ©cessaire
LâexpĂ©rience de ce premier livre et de l'effondrement du communisme m'a rendu prudent. Bien entendu ma prĂ©diction Ă©tait correcte, j'Ă©tais trĂšs sĂ»r de moi : la hausse de la mortalitĂ© infantile est un indicateur trĂšs trĂšs sĂ»r. Mais ensuite, quand 15 ans aprĂšs environ le systĂšme soviĂ©tique s'est effondrĂ©, je dois admettre avec humilitĂ© que je n'ai pas bien compris ce qui se passait. Jamais je n'aurais imaginĂ© les effets dans l'ensemble de la sphĂšre soviĂ©tique de cette dislocation. L'adaptation facile des anciennes dĂ©mocraties populaires ne m'a pas tellement surpris. Dans mon livre, La Chute Finale, je notais les Ă©normes dĂ©calages de dynamisme qui existaient entre la Hongrie, la Pologne, la TchĂ©coslovaquie, par exemple, et l'Union soviĂ©tique proprement dite.
Mais l'effondrement de la Russie dans les annĂ©es 1990 est quelque chose que je n'aurais jamais anticipĂ©. La raison fondamentale de cette incapacitĂ© Ă comprendre ou Ă anticiper la dislocation de la Russie elle-mĂȘme, c'est que je n'avais pas compris que le communisme n'Ă©tait pas simplement une organisation Ă©conomique pour la Russie mais aussi une sorte de religion. C'Ă©tait la croyance qui permettait au systĂšme d'exister et bien entendu sa dissolution a reprĂ©sentĂ© quelque chose dâau moins aussi grave que la dislocation du systĂšme Ă©conomique.
Tout ça a un rapport avec le présent. Je vais parler de deux choses dans mon exposé. Je vais parler de la défaite de l'Occident, une chose assez technique, pas trÚs difficile et qui ne m'a pas surpris, que j'ai anticipé et qui a déjà lieu d'une certaine maniÚre en Ukraine. Mais nous sommes maintenant dans la phase suivante qui est celle de la dislocation de l'Occident et je dois dire que, comme pour la dislocation du communisme, du systÚme soviétique, je suis tout à fait incapable de comprendre complÚtement ce qui se passe.
L'attitude fondamentale que nous devons avoir maintenant est une attitude, je dirais, d'humilité. Tout ce qui se passe, en particulier depuis l'élection de Donald Trump, me surprend.
La violence avec laquelle Donald Trump s'est retournĂ© contre ses alliĂ©s ou sujets ukrainiens et europĂ©ens est pour moi une surprise. La volontĂ© des EuropĂ©ens de continuer la guerre ou de reprendre la guerre, (alors que l'Europe est certainement la rĂ©gion du monde qui aurait le plus intĂ©rĂȘt Ă la paix) est aussi pour moi aussi une immense surprise. Il faut partir de ces surprises pour rĂ©flĂ©chir sur ce qui se passe.
Je vais d'abord expliquer Ă quel point la dĂ©faite de l'Occident n'a jamais Ă©tĂ© pour moi un problĂšme, et j'essayerai ensuite de dire mes doutes et dâĂ©mettre quelques hypothĂšses. Mais je vous prie d'excuser mon absence de certitudes au stade actuel. Se prĂ©senter comme certain de ce qui va se passer serait, tout simplement, un signe de folie mĂ©galomane.
On a parlĂ© de moi comme chercheur (dans la prĂ©sentation), et je voudrais dire quel genre de personne je suis intellectuellement : je ne suis pas un idĂ©ologue. J'ai des idĂ©es politiques, je suis un libĂ©ral de gauche, ça n'a aucune importance, ça n'est pas le sujet. Je suis ici en tant qu'historien, en tant que prospectiviste, en tant que personne qui cherche Ă comprendre ce qui se passe. Je pense ĂȘtre capable, ou j'essaie d'ĂȘtre capable, de dĂ©celer des tendances historiques mĂȘme si ces tendances me dĂ©plaisent. J'essaie dâĂȘtre « extĂ©rieur » Ă l'histoire, ça n'est jamais complĂštement possible, mais c'est ce que j'essaie de faire.
Je vais dâabord rapidement rappeler les thĂšses de mon livre qui m'ont donnĂ© le plaisir, je dois l'avouer, d'une prĂ©diction rĂ©alisĂ©e avec une vitesse folle. Pour voir se rĂ©aliser ma prĂ©diction sur lâeffondrement du systĂšme soviĂ©tique, j'ai quand mĂȘme dĂ» attendre 15 ans. Dans le cas de la dĂ©faite militaire et Ă©conomique des Ătats-Unis, de l'Europe et de l'Ukraine face Ă la Russie, je n'ai eu Ă attendre quâun an.
Je me souviens trĂšs bien, j'ai Ă©crit mon livre pendant l'Ă©tĂ© 2023, Ă une Ă©poque oĂč, sur toutes les chaĂźnes de tĂ©lĂ©vision françaises et sans doute occidentales, les journalistes s'extasiaient de l'intelligence de la contre-offensive ukrainienne organisĂ©e par le Pentagone amĂ©ricain. A l'Ă©poque, ça ne me gĂȘnait pas du tout d'Ă©crire, avec une tranquillitĂ© d'esprit absolue, que la dĂ©faite de l'Occident Ă©tait certaine. Pourquoi avais-je ce niveau de certitude ? Parce que je travaillais avec un modĂšle historique complet de la situation.
La stabilité russe
Je savais que la Russie Ă©tait une puissance stabilisĂ©e. J'avais Ă©tĂ© conscient des difficultĂ©s et des souffrances Ă©normes du peuple russe dans les annĂ©es 1990, mais tout au long des annĂ©es 2000-2020, Ă une Ă©poque oĂč tout le monde expliquait que Vladimir Poutine Ă©tait un monstre, Ă une Ă©poque oĂč les gens expliquaient que les Russes Ă©taient soit des ĂȘtres soumis, soit des imbĂ©ciles, moi, j'avais vu se dĂ©velopper ou apparaĂźtre les donnĂ©es qui montraient la stabilisation de la Russie. En France, on avait eu la publication d'un excellent livre de David Teurtrie, Russie : le retour de la puissance dans lequel Teurtrie, (qu'on a vu apparaĂźtre tout Ă l'heure briĂšvement sur l'Ă©cran, dans une discussion que j'ai eue avec lui), montrait la stabilisation de l'Ă©conomie russe, l'autonomisation du systĂšme bancaire russe, la façon dont les Russes avaient rĂ©ussi Ă se mettre Ă l'abri des mesures de rĂ©torsion dans l'ordre Ă©lectronique et informatique, Ă lâabris de toutes ces sanctions que pouvaient prendre les EuropĂ©ens. Il y avait dans son livre une description du retour de l'efficacitĂ© russe dans le domaine de la production agricole, ainsi que de la production et de l'exportation de centrales nuclĂ©aires.
J'avais une vision raisonnable de la Russie. J'avais mes propres indicateurs. Je continue de suivre la mortalitĂ© infantile, cet indicateur qui m'avait permis de prĂ©dire lâeffondrement du systĂšme soviĂ©tique. Mais la mortalitĂ© infantile baisse Ă toute vitesse en Russie. En 2022, et ça reste vrai, la mortalitĂ© infantile russe Ă©tait devenue infĂ©rieure Ă la mortalitĂ© infantile amĂ©ricaine. Je suis un peu peinĂ© de le dire, mais je crois que cette annĂ©e (je dois vĂ©rifier), la mortalitĂ© infantile russe est passĂ©e au-dessous du niveau de la mortalitĂ© infantile française. Il y avait aussi la baisse du taux de suicide en Russie et la baisse du taux d'homicide. Donc, j'avais tous les indicateurs pour percevoir une Russie se stabilisant. Et puis, j'avais aussi mon travail d'anthropologue. Ma vĂ©ritable spĂ©cialitĂ©, câest lâanalyse des systĂšmes familiaux, trĂšs divers dans le passĂ© paysan, et le rapport de ces systĂšmes familiaux aux structures sociales et Ă la forme des nations. Le systĂšme familial russe Ă©tait un systĂšme communautaire. Dans la famille paysanne russe, c'Ă©tait le pĂšre, ses fils, des valeurs d'autoritĂ© et d'Ă©galitĂ©, quelque chose qui nourrissait un sentiment collectif et un sentiment national trĂšs fort. Et si je n'avais pas Ă©tĂ© capable d'anticiper la souffrance russe des annĂ©es 1990, j'avais Ă©tĂ© capable, grĂące Ă cette analyse d'un systĂšme familial russe spĂ©cifique, d'anticiper la réémergence d'une Russie stable et solide qui ne serait pas une dĂ©mocratie occidentale. Son systĂšme accepterait les rĂšgles du marchĂ© mais l'Ătat y resterait fort, tout comme le dĂ©sir de souverainetĂ© nationale. Je n'avais aucun doute sur la soliditĂ© de la Russie.
LâOccident : un effondrement de longue durĂ©e
Je voyais aussi l'Occident d'une façon inhabituelle. J'ai travaillĂ© longuement sur les Ătats-Unis et je savais d'avance que l'expansion amĂ©ricaine vers l'Europe de lâEst, l'expansion de l'OTAN vers lâEurope de l'Est, avait Ă©tĂ© produit par l'affaissement du communisme et par la chute temporaire de la Russie, mais quâelle ne correspondait pas Ă une vĂ©ritable dynamique amĂ©ricaine.
Depuis 1965, le niveau Ă©ducatif baisse aux Ătats-Unis et bien entendu, Ă partir des annĂ©es 1970, 1980 et plus encore. A partir du dĂ©but des annĂ©es 2000, le libre-Ă©change choisi par les Ătats-Unis et l'Occident avait abouti Ă la destruction d'une bonne partie de l'appareil industriel amĂ©ricain. Je partais donc avec la vision d'un systĂšme occidental en expansion, mais qui implosait en son centre. Jâavais pu prĂ©voir que l'industrie amĂ©ricaine ne serait pas suffisante pour produire assez d'armement pour les Ukrainiens, pour nourrir leur guerre contre les Russes.
Mais au-delĂ de ça, j'Ă©tais tombĂ© sur un indicateur trĂšs important qui dĂ©crivait les capacitĂ©s respectives de la Russie et des Ătats-Unis Ă produire et Ă©duquer des ingĂ©nieurs. Je m'Ă©tais aperçu que la Russie, malgrĂ© sa population deux fois et demi plus petite que celle des Ătats-Unis, Ă©tait capable de produire plus d'ingĂ©nieurs et sans doute de techniciens et d'ouvriers qualifiĂ©s que les Ătats-Unis. Tout simplement, parce quâaux Ătats-Unis, 7% des Ă©tudiants font des Ă©tudes d'ingĂ©nieurs, alors que la proportion en Russie doit ĂȘtre de l'ordre de 25%. Au-delĂ mĂȘme de ça, j'Ă©tais arrivĂ© Ă une comprĂ©hension de la profondeur de la crise amĂ©ricaine: derriĂšre lâincapacitĂ© Ă former des ingĂ©nieurs ou en amont de cette incapacitĂ©, derriĂšre la chute du niveau Ă©ducatif, il y avait l'effondrement de ce qui avait fait la force des Ătats-Unis, la tradition Ă©ducative protestante. Max Weber avait vu dans l'ascension de l'Occident, (pas seulement Max Weber) l'ascension du monde protestant. Le monde protestant Ă©tait trĂšs fort sur le plan Ă©ducatif. Le protestantisme exigeait l'accĂšs des fidĂšles aux Saintes Ă©critures. Le succĂšs des pays protestants dans la rĂ©volution industrielle, le succĂšs de l'Angleterre, le succĂšs de l'Allemagne, qui Ă©tait un pays aux deux tiers protestants, et bien entendu, le succĂšs des Ătats-Unis, c'Ă©tait l'ascension des pays protestants.
Dans ce livre et dans d'autres livres, j'avais une analyse de l'Ă©volution de la religion, du stade d'une religion active, avec des populations croyantes et pratiquant les valeurs sociales de leur religion, Ă un stade que j'appelle religion zombie, dans lequel la croyance a disparu mais oĂč les valeurs sociales, et la morale- subsistent, Ă un stade zĂ©ro de la religion, dans lequel ce n'est pas simplement la croyance qui a disparu, mais les valeurs sociales et morales, le potentiel d'encadrement, d'Ă©ducation aussi.
Dans le cas des Ătats-Unis, pour accepter l'hypothĂšse d'une religion zĂ©ro, il faut comprendre que les nouvelles religions amĂ©ricaines, l'Ă©vangĂ©lisme notamment, ne sont plus la religion d'autrefois, ne sont plus des choses contraignantes, et sont devenues tout Ă fait autre chose.
J'avais cette vision de lâOccident. Je n'aime pas parler de dĂ©cadence, mais des auteurs amĂ©ricains ont parlĂ© de dĂ©cadence. J'avais toute cette sĂ©quence, et donc j'Ă©tais trĂšs sĂ»r de moi.
JâĂ©voquais aussi, dans La DĂ©faite de l'Occident la violence amĂ©ricaine, la prĂ©fĂ©rence amĂ©ricaine pour la guerre, les guerres sans fin amĂ©ricaines. Jâexpliquais cette prĂ©fĂ©rence par un vide religieux qui nourrit une angoisse et mĂšne Ă une dĂ©ification du vide. Jâemploie dans mon livre, Ă plusieurs reprises, le mot de nihilisme. Qu'est-ce que le nihilisme ?
Il naĂźt du vide moral, il est une aspiration Ă dĂ©truire les choses, Ă dĂ©truire les individus et Ă dĂ©truire la rĂ©alitĂ©. DerriĂšre les idĂ©ologies un peu folles qui sont apparues aux Ătats-Unis et dans une partie du reste de l'Occident - je pense en particulier aux idĂ©ologies de type transgenre, du changement de sexe comme possible - je voyais une expression (pas forcĂ©ment la plus grave) mais quand mĂȘme une expression de nihilisme, une pulsion de destruction de la rĂ©alitĂ©.
Je n'ai pas eu de problĂšme pour prĂ©dire la dĂ©faite amĂ©ricaine. Elle est venue un peu plus vite que prĂ©vu. Et la guerre n'est pas finie. J'Ă©voquerais la possibilitĂ© dâune relance de la guerre, mais il est clair que dans l'administration Trump cette conscience de la dĂ©faite est tout Ă fait aiguĂ«.
Défaite militaire et révolution
Et lĂ , je vous invite Ă essayer de voir les choses un peu Ă l'envers. Je ne peux pas le dĂ©montrer, mais c'est ce que je pense profondĂ©ment : la victoire de Donald Trump aux Ă©lections doit ĂȘtre comprise comme une consĂ©quence de la dĂ©faite militaire.
Nous sommes dans ce qu'on va bientĂŽt appeler, ou dans ce qu'on appelle dĂ©jĂ , une rĂ©volution Trump, une rĂ©volution du Trumpisme. Mais c'est un phĂ©nomĂšne historique, classique qu'une rĂ©volution qui succĂšde Ă une dĂ©faite militaire. Ăa ne veut pas dire que la rĂ©volution n'avait pas des causes internes Ă la sociĂ©tĂ©. Mais la dĂ©faite militaire produit une dĂ©lĂ©gitimation des classes supĂ©rieures qui ouvre la voie Ă un bouleversement politique.
Les exemples historiques sont extrĂȘmement nombreux. Le plus simple et le plus Ă©vident, ce serait les rĂ©volutions russes. La rĂ©volution russe de 1905 a suivi la dĂ©faite devant le Japon. La rĂ©volution russe de 1917 a suivi la dĂ©faite devant l'Allemagne. La rĂ©volution allemande de 1918 a suivi la dĂ©faite de l'Allemagne dans la guerre de 1914-1918. MĂȘme une rĂ©volution comme la rĂ©volution française, qui semble avoir des causes plus endogĂšnes, a suivi de peu d'annĂ©es la dĂ©faite trĂšs importante de l'Ancien RĂ©gime français dans la guerre de sept ans, Ă lâissue de laquelle la France a perdu l'essentiel de son empire colonial.
Et puis, ce n'est mĂȘme pas la peine d'aller si loin. La chute du communisme a certes Ă©tĂ© le produit d'Ă©volutions internes et d'un blocage de l'Ă©conomie soviĂ©tique, mais elle est intervenue au terme d'une dĂ©faite dans la course aux armements et dâune dĂ©faite militaire en Afghanistan.
Nous sommes dans ce genre de situation. Câest une hypothĂšse que je fais, mais si lâon veut comprendre la violence, le retournement, la multiplicitĂ© des actions plus ou moins contradictoires du gouvernement Trump, il faut considĂ©rer la victoire de Trump comme le rĂ©sultat dâune dĂ©faite. Je suis convaincu que si la guerre avait Ă©tĂ© gagnĂ©e par les Ătats-Unis et leur armĂ©e ukrainienne, les DĂ©mocrates auraient gagnĂ© les Ă©lections et que nous serions dans une pĂ©riode historique diffĂ©rente.
On peut s'amuser Ă faire d'autres parallĂšles. La guerre n'est pas finie. Le dilemme de Trump ressemble au dilemme du gouvernement rĂ©volutionnaire russe en 1917. On pourrait dire qu'il y a devant Trump une option menchevique et une option bolchevique. L'option menchevique : on essaie de continuer la guerre quand mĂȘme avec les alliĂ©s europĂ©ens de l'Ouest. L'option bolchevique : on se consacre Ă la rĂ©volution intĂ©rieure et on abandonne le plus rapidement possible la guerre internationale. Si j'Ă©tais ironique, je dirais que le choix fondamental pour l'administration de Trump, c'est : va-t-on prĂ©fĂ©rer la guerre internationale ou la guerre civile ? Cette notion d'une dĂ©faite militaire qui ouvre la voie Ă la rĂ©volution nous permet dĂ©jĂ de comprendre le dĂ©calage qui existe entre les AmĂ©ricains et les EuropĂ©ens.
Les AmĂ©ricains ont compris leur dĂ©faite. Les rapports du Pentagone ont compris cette dĂ©faite. Le vice-prĂ©sident amĂ©ricain, dans ses discussions avec des responsables politiques, occidentaux ou autres, J.D. Vance, admet cette dĂ©faite. C'est normal, l'AmĂ©rique est au cĆur de la guerre. Ce sont le systĂšme de renseignement amĂ©ricain et l'armement amĂ©ricain qui ont nourri la guerre en Ukraine. Les EuropĂ©ens ne sont pas Ă ce niveau de conscience parce que si ils ont participĂ© Ă la guerre par les sanctions Ă©conomiques, ils n'ont pas Ă©tĂ© des agents autonomes. Ce ne sont pas eux qui ont dĂ©cidĂ© des choses et, n'ayant pas dĂ©cidĂ© des choses, n'ayant pas bien compris ce qui se passait d'un bout Ă l'autre, ils ne sont pas en situation de comprendre l'Ă©tendue de la dĂ©faite. C'est la raison pour laquelle on se trouve dans cette situation absurde oĂč des gouvernements europĂ©ens - je pense aux Anglais et aux Français- qui n'ont pas Ă©tĂ© capables de gagner la guerre avec les AmĂ©ricains, s'imaginent qu'ils pourraient la gagner sans les AmĂ©ricains.
Il y a lĂ un Ă©lĂ©ment d'absurditĂ©. Mais je crois que dans leur esprit, les gouvernements europĂ©ens sont encore avant la dĂ©faite. Je pense aussi qu'ils pressentent quâadmettre la dĂ©faite produira en Europe, comme aux Ătats-Unis, une dĂ©lĂ©gitimation des classes supĂ©rieures, une dĂ©lĂ©gitimation de ce que j'appelle moi les oligarchies occidentales, et que la dĂ©faite pourrait, en Europe, comme aux Ătats-Unis, ouvrir la voie Ă un certain type de processus rĂ©volutionnaire. Le genre de crise rĂ©volutionnaire que j'Ă©voque sera le rĂ©sultat d'une contradiction qui existe partout.
Crise de la démocratie : élitisme et populisme
Dans l'ensemble du monde occidental, on assiste, (des centaines d'auteurs ont écrit sur le sujet,) à l'affaiblissement de la démocratie, à la disparition de la démocratie, à une opposition structurelle entre les élites et le peuple.
J'ai une explication simple Ă ce phĂ©nomĂšne. L'Ăąge de la dĂ©mocratie, Ă©tait une Ă©poque oĂč l'ensemble de la population savait lire et Ă©crire, avait atteint le stade de l'alphabĂ©tisation de masse, mais oĂč trĂšs peu de gens avaient fait des Ă©tudes supĂ©rieures. Les Ă©lites, trĂšs peu nombreuses, devaient pour exister socialement, pour exister politiquement, dans un rĂ©gime de suffrage universel, s'adresser Ă toute la population. Ce qui est apparu dans l'ensemble du monde dĂ©veloppĂ© aprĂšs la deuxiĂšme Guerre mondiale, c'est un dĂ©veloppement de l'Ă©ducation supĂ©rieure qui a provoquĂ© une restratification des sociĂ©tĂ©s avancĂ©es. On a vu apparaĂźtre partout des masses de gens qui avaient fait des Ă©tudes supĂ©rieures ; dans les jeunes gĂ©nĂ©rations, dans les pays avancĂ©s, ça va ĂȘtre 30%, 40%, 50% parfois, de gens qui ont fait des Ă©tudes supĂ©rieures.
Le problĂšme nâest pas seulement que cette masse d'Ă©duquĂ©s supĂ©rieurs a fini par se croire vraiment supĂ©rieure (mĂȘme si le niveau de l'Ă©ducation supĂ©rieure a tendance Ă baisser un peu partout). Le vrai problĂšme câest que les gens qui ont reçu une Ă©ducation supĂ©rieure, dĂ©sormais trĂšs nombreux, ont la possibilitĂ© de vivre entre eux de penser pouvoir se sĂ©parer du reste de la population. Avec cette idĂ©e supplĂ©mentaire qu'Ă travers tout le monde dĂ©veloppĂ©, les gens des catĂ©gories supĂ©rieures - aux Ătats-Unis, en Angleterre, en France, en Allemagne, en Hongrie, sans doute, - se sentent plus proches les uns des autres que de leurs propres peuples.
Ce que j'essaie d'Ă©voquer, c'est la mondialisation, non pas au niveau de l'Ă©conomie, mais en tant que rĂȘve culturel. Personnellement, j'ai toujours trouvĂ© ce rĂȘve absurde. On a vu que jâai fait une partie de mes des Ă©tudes supĂ©rieures Ă Cambridge. Et jâai donc toujours considĂ©rĂ© que les Ă©lites des diffĂ©rents pays n'Ă©taient absolument pas semblables les unes aux autres. C'est une farce, cette idĂ©e que les Ă©duquĂ©s supĂ©rieurs de tous les pays se ressemblent. Mais c'est un mythe collectif. Et il est vrai que quand on analyse le processus de fragmentation des sociĂ©tĂ©s avancĂ©es et les menaces Ă la dĂ©mocratie, les sondeurs d'opinion trouvent toujours la mĂȘme chose. Ils mesurent une sĂ©paration des catĂ©gories Ă©duquĂ©es supĂ©rieures et des gens qui n'ont eu qu'une instruction primaire ou secondaire. Donc, sous dans lâĂ©lectorat de Donald Trump, on va voir les moins bien Ă©duquĂ©s. Si lâon regarde l'Ă©lectorat du Rassemblement national en France, la meilleure façon de le dĂ©finir, c'est par sa faible Ă©ducation. On trouvera la mĂȘme chose pour les Britanniques, enfin les Anglais plutĂŽt, qui ont votĂ© le Brexit. On verra le mĂȘme genre de structuration pour l'AfD en Allemagne. On verra la mĂȘme chose pour la base Ă©lectorale des Sweden Democrats en SuĂšde. (Je suis dĂ©solĂ©, je donne le nom en anglais, je ne l'ai ni en français, ni en suĂ©dois), Il y a quelque chose d'universel dans cette tension interne aux dĂ©mocraties.
Choc de réalité
Nous vivons un moment tout Ă fait particulier. La dĂ©faite face Ă la Russie est un choc de rĂ©alitĂ©. Dans la toute-puissance de l'idĂ©ologie mondialisĂ©e il y avait une Ă©norme dimension de fantasme. Les chiffres de produits intĂ©rieurs bruts Ă©taient des fictions ne rĂ©vĂ©lant pas les capacitĂ©s productives rĂ©elles des divers pays. Et c'est pour ça qu'on est arrivĂ© Ă cette situation invraisemblable oĂč la Russie, dont le produit intĂ©rieur brut Ă©tait de 3 % de celui du monde occidental dans son ensemble, s'est trouvĂ©e capable de produire plus de matĂ©riel militaire, Ă elle toute seule, que l'ensemble du monde occidental.
La dĂ©faite est un choc de rĂ©alitĂ© qui produit un effondrement, non pas simplement Ă©conomique, mais un effondrement gĂ©nĂ©ral de la croyance de l'Occident en sa propre supĂ©rioritĂ©. Câ'est pour ça qu'on voit s'effondrer simultanĂ©ment les idĂ©ologies sexuelles les plus avancĂ©es, la croyance au libre-Ă©change et toutes sortes d'autres croyances. Le bon concept pour comprendre ce qui se passe, c'est le concept de dislocation.
La divergence des populismes
Quand il y a une rĂ©volution, quand un systĂšme unifiĂ© se disloque, toutes sortes de choses apparaissent dont il est trĂšs difficile de dire lesquelles vont ĂȘtre les plus importantes. Il y a une chose quand mĂȘme dont je suis sĂ»r, c'est que l'actuelle solidaritĂ© apparente des populismes, qui contestent l'ordre mondialisĂ©, est un phĂ©nomĂšne transitoire.
Bien entendu, les gens qui contestent les Ă©lites en France, qui contestent les Ă©lites en Allemagne, qui contestent les Ă©lites en SuĂšde vont se sentir des sympathies pour l'expĂ©rience Trump. Mais c'est un phĂ©nomĂšne temporaire, liĂ© Ă la dislocation du systĂšme mondialisĂ©. L'idĂ©ologie mondialisĂ©e dans sa version amĂ©ricaine, comme dans sa version Union europĂ©enne, nous disait que les peuples n'existent plus, que les nations n'existent plus. Ce qui va rĂ©apparaĂźtre, ce sont les nations, ce sont les peuples, Or tous ces peuples sont diffĂ©rents, tous ces peuples ont des intĂ©rĂȘts nationaux diffĂ©rents. Ce qui est en train d'apparaĂźtre est un monde qui nâest pas seulement le monde multipolaire de Vladimir Poutine, qui ne comprendrait que quelques grands pĂŽles stratĂ©giques, mais un monde multiple de nations qui ont chacune leur histoire, chacune leurs traditions familiales, leurs traditions religieuses, ou ce qui en reste, et qui vont toutes ĂȘtre diffĂ©rentes. Nous nâen sommes donc quâau dĂ©but de la dislocation.
La premiĂšre dislocation, qu'on pourrait dire transatlantique, câest celle qui sĂ©pare les Ătats-Unis des EuropĂ©ens. Mais devant nous, nous avons la dislocation de l'Union EuropĂ©enne et la réémergence dans tous les pays europĂ©ens de traditions nationales trĂšs diffĂ©rentes, une rĂ©apparition des nations.
Il serait absurde de prendre toutes les nations europĂ©ennes, les unes aprĂšs les autres, et de se mettre Ă dire, « Eh bien, dans tel pays, je sens que telle chose va apparaĂźtre ». J'ai Ă©tĂ© tentĂ©, Ă un moment donnĂ©, d'opposer une nouvelle polaritĂ© On sent un peu quand mĂȘme, en gĂ©opolitique, une sensibilitĂ© commune des pays catholiques de l'Europe du Sud. On sent que les Italiens, les Espagnols, les Portugais ne s'intĂ©ressent pas tellement Ă la guerre d'Ukraine. J'avais senti dans La DĂ©faite de lâOccidentl'Ă©mergence d'un axe protestant ou post-protestant allant de l'AmĂ©rique jusqu'Ă l'Estonie et Ă la Lettonie, les deux pays baltes protestants, en traversant la Grande-Bretagne et la Scandinavie, auquel il faudrait toutefois ajouter la Pologne et la Lituanie catholiques, pour des raisons spĂ©cifiques.
Mais j'ai un temps limitĂ©. Nous sommes dans une situation de changement incessant. PrĂ©parer cette confĂ©rence, je l'admets, a Ă©tĂ© pour moi un cauchemar. Je fais des interviews dans la presse japonaise avec une grande rĂ©gularitĂ©. Je fais des confĂ©rences en France. Chaque confĂ©rence est diffĂ©rente de la prĂ©cĂ©dente parce que chaque jour amĂšne des Ă©lĂ©ments nouveaux. Trump, le cĆur de la rĂ©volution, est une surprise permanente. J'ai peur qu'il ne soit une surprise permanente pour lui-mĂȘme d'ailleurs. Ce que je dis aujourd'hui est quelque chose, mettons, de minimal. Pour essayer de cerner un peu l'avenir, je vais me concentrer sur les trois pays, les trois nations qui me semblent les plus importantes pour l'avenir.
Je vais parler de la Russie, de l'Allemagne et des Ătats-Unis et essayer de voir dans quelles directions se dirigent ces pays.
La Russie comme point fixe
Pour la Russie, c'est comme d'habitude. Je suis certes français, je ne parle pas russe, je suis Ă peine allĂ© deux fois en Russie dans les annĂ©es 1990, mais c'est pour moi le seul pays que je ressens comme complĂštement prĂ©visible. Il y a des moments oĂč, faisant un accĂšs de mĂ©galomanie gĂ©opolitique, j'ai l'impression de pouvoir lire dans les cerveaux de Poutine ou de Lavrov, parce que la politique russe me semble fondamentalement rationnelle, cohĂ©rente et limitĂ©e.
En Russie, il y a un impératif de souveraineté nationale. La Russie se sentait menacée par l'avancée de l'OTAN. La Russie a un problÚme qui est qu'elle ne peut plus négocier avec les Occidentaux- ni avec les Européens, ni avec les Américains, - parce qu'elle les considÚre comme absolument non fiables dans la négociation d'accords ou de traités.
Trump est plus favorable Ă la Russie. Il est motivĂ© par tellement de phobies et de ressentiments, contre les EuropĂ©ens, contre les Noirs, etcâŠquâil est clair que la russophobie n'est pas sa motivation fondamentale. Mais ses changements d'attitude incessants font qu'il est en lui-mĂȘme une caricature d'AmĂ©rique non-fiable pour les Russes.
La seule possibilitĂ© pratique pour les Russes, c'est donc de rĂ©aliser leurs objectifs militaires sur le terrain, de prendre ce dont ils ont besoin comme territoire en Ukraine pour ĂȘtre en sĂ©curitĂ© et puis de s'arrĂȘter. Il n'est pas vrai qu'ils veulent ou qu'ils peuvent aller plus loin en Europe. Ensuite ils laisseront les choses s'arranger pour revenir vers la paix sans tellement de nĂ©gociations.
Bien entendu, la politique de Vladimir Poutine vis-Ă -vis de Trump est d'une grande Ă©lĂ©gance. Il ne cherche pas Ă provoquer. Il participe Ă des nĂ©gociations. Mais voici ce que je pense que des objectifs russes. Câest mon opinion personnelle, ça n'est pas dans les textes, mais ça commence Ă apparaĂźtre dans les discussions. Je pense que les Russes ne peuvent pas s'arrĂȘter aux oblasts qu'ils contrĂŽlent actuellement en Ukraine. Les attaques de drones navals Ă partir d'Odessa ont montrĂ© que la flotte russe n'Ă©tait pas en sĂ©curitĂ© Ă SĂ©bastopol. Je pense que dans les objectifs russes il y a Odessa. Je n'ai aucune information personnelle- ceci est purement logique et spĂ©culatif, mais pour moi, les Russes arrĂȘteront la guerre quand ils auront pris lâoblast dâOdessa. C'est ma prĂ©diction, peut-ĂȘtre que j'aurai tort, peut-ĂȘtre que je n'aurai pas tort. On verra.
La chose qui me terrorise dans l'existence, ce n'est pas d'avoir de mauvaises opinions idĂ©ologiques. La chose qui me terrorise, c'est de me tromper en tant que prospectiviste. Donc ici je prends un risque. Mais petit. Il est Ă©vident que tous les discours sur la Russie agressant l'Europe sont ridicules. La Russie, avec 145 millions d'habitants et 17 millions de kilomĂštres carrĂ©s nâest pas expansionniste. Elle est profondĂ©ment heureuse de ne plus avoir Ă gĂ©rer les Polonais.
Personnellement (et ça, c'est une prĂ©fĂ©rence), j'espĂšre que Vladimir Poutine aura la subtilitĂ© de ne mĂȘme pas toucher aux pays baltes pour bien montrer aux EuropĂ©ens Ă quel point ils sont absurdes dans leur idĂ©e que la Russie est une puissance menaçante.
Bon ou mauvais choix de lâAllemagne ?
J'en viens maintenant à l'Allemagne, qui est pour moi la plus grande inconnue dans le systÚme international, dans le systÚme géopolitique, et pour ce qui concerne l'issue de la guerre.
En parlant de l'Allemagne, je sors de la mythologie europĂ©enne, puisque quand on parle du nĂ©o-bellicisme europĂ©en, on parle d'une Europe entiĂšre qui veut se concerter, s'organiser pour continuer la guerre contre les Russes. Mais les Anglais n'ont plus d'armĂ©e, les Français ont une toute petite armĂ©e, ni les Français, ni les Anglais nâont une industrie puissante. Les capacitĂ©s de guerre française ou britannique sont quantitativement ridicules.
Une seule nation, un seul pays peut faire quelque chose, dont la mobilisation industrielle pourrait introduire un Ă©lĂ©ment nouveau dans la guerre. Et c'est bien entendu lâAllemagne avec son industrie. Et l'industrie allemande, ça nâest pas que l'Allemagne, c'est l'Allemagne plus lâindustrie intĂ©grĂ©e de l'Autriche et de la Suisse alĂ©manique. C'est aussi la rĂ©organisation par l'Allemagne de l'industrie dans l'ensemble des anciennes dĂ©mocraties populaires.
Ici, je pense qu'il y a quelque chose de trĂšs menaçant. Je ne crois pas du tout l'Allemagne belliciste. Les Allemands se sont dĂ©barrassĂ©s de leur armĂ©e. Il y a certes une aspiration Ă la puissance Ă©conomique qui reste en Allemagne, qu'ils nourrissent par une immigration extrĂȘmement abondante, abondante quelquefois au-delĂ du raisonnable. Mais je dirais que l'Allemagne a trouvĂ© sa nouvelle identitĂ© d'aprĂšs-guerre dans lâefficacitĂ© Ă©conomique, comme une sorte de sociĂ©tĂ©-machine dont le seul objectif serait l'efficacitĂ© Ă©conomique.
Ăquilibrer ses comptes, ĂȘtre efficace Ă©conomiquement, assurer un bon niveau de vie Ă la population, exporter, bien fonctionner. Ce sont les principes directeurs de l'histoire allemande depuis la DeuxiĂšme Guerre mondiale. L'Europe et l'Ă©conomie allemande souffrent aujourdâhui fortement de ces sanctions qui Ă©taient censĂ©es dĂ©truire la Russie. Or je vois apparaĂźtre en Allemagne l'idĂ©e que le rĂ©armement, une Ă©conomie de guerre, serait une solution technique pour l'industrie allemande. LĂ est la menace.
Je suis tout à fait capable d'imaginer une Allemagne qui réarme pour résoudre un problÚme économique, pas du tout par réelle agressivité. Mais le problÚme c'est que, si l'industrie militaire américaine n'est plus une menace pour les Russes, une mobilisation pour l'armement de l'industrie allemande serait un problÚme grave pour les Russes. Cette menace industrielle militaire allemande, si elle se manifestait, pourrait conduire les Russes à appliquer leur nouvelle doctrine militaire.
La Russie a toujours Ă©tĂ© trĂšs claire et j'espĂšre que nos dirigeants sont au courant : les Russes savent qu'ils sont moins puissants que l'Occident, que l'OTAN, Ă cause de leur faible population. Câest pourquoi ils ont averti que si l'Ătat russe Ă©tait menacĂ©, ils se rĂ©servaient le droit d'opĂ©rer des frappes nuclĂ©aires tactiques pour supprimer la menace. Je le dis, je le rĂ©pĂšte, parce que lâirrĂ©alisme europĂ©en sur ce sujet est un risque.
En France, les journalistes parlent volontiers de ce discours russe comme de vantardises, comme de menaces en l'air. Mais l'une des particularitĂ©s des Russes, c'est qu'ils font ce qu'ils annoncent. Je lâaffirme Ă nouveau : l'irruption de l'Allemagne comme un acteur majeur sur le plan industriel-militaire serait pour l'Europe le risque d'un dĂ©rapage dramatique et complet.
Câest l'Ă©lĂ©ment d'incertitude le plus grand dans la situation actuelle. J'ajoute une inquiĂ©tude personnelle. L'Allemagne a le choix entre la paix et la guerre, entre un bon et un mauvais choix. En tant quâhistorien, je n'ai pas le souvenir dâune l'Allemagne faisant parfois le bon choix.
Mais c'est une remarque personnelle. J'en viens maintenant Ă ce qui reste quand mĂȘme pour moi le sujet le plus important, l'expĂ©rience. Trump.
Etats-Unis : le puits sans fond ?
L'expĂ©rience Trump, est quelque chose de fascinant et je tiens Ă prĂ©ciser que je ne fais pas partie de ces Ă©lites occidentales qui mĂ©prisent Trump, qui pensaient en 2016 que Trump ne pouvait pas ĂȘtre Ă©lu Je faisais alors des confĂ©rences et je disais que Trump avait une vision correcte des souffrances au cĆur de l'AmĂ©rique, dans les rĂ©gions industrielles dĂ©vastĂ©es, avec une augmentation des taux de suicide, de la consommation d'opioĂŻdes, dans cette AmĂ©rique dĂ©truite par le rĂȘve impĂ©rial. (Ă la fin du systĂšme soviĂ©tique, la Russie aussi Ă©tait plus en difficultĂ© en son centre que sur sa pĂ©riphĂ©rie). J'ai toujours trouvĂ© qu'il y avait dans le trumpisme un diagnostic et des Ă©lĂ©ments raisonnables.
Je vais rappeler les principaux. Le protectionnisme, l'idĂ©e de protĂ©ger l'industrie amĂ©ricaine ou de la reconstruire est une bonne idĂ©e. J'ai eu l'occasion, il y a 4 ans, de faire un compte-rendu trĂšs favorable sur le livre d'un intellectuel amĂ©ricain qui s'appelle Oren Cass, The Once and Future Worker, que je dĂ©crivais comme la version civilisĂ©e et Ă©lĂ©gante du Trumpisme et du protectionnisme. C'est un homme dont on voit de plus en plus le nom actuellement. Câest un type tout Ă fait estimable et intĂ©ressant, beaucoup plus estimable et intĂ©ressant que beaucoup dâintellectuels ou dâhommes politiques français.
Je considĂšre aussi que le contrĂŽle de l'immigration que veut Trump, mĂȘme s'il lâexprime d'une façon trop violente, est quelque chose de lĂ©gitime.
Et pour terminer sur une note positive gaie (sans mauvais jeu de mots), je dirais que cette idĂ©e qu'a Trump quâil n'y a que deux sexes dans l'espĂšce humaine, les hommes et les femmes, me paraĂźt tout Ă fait raisonnable, en vĂ©ritĂ© partagĂ©e par lâensemble de l'humanitĂ© depuis ses dĂ©buts, avec cette exception rĂ©cente de quelques segments culturels dans le monde occidental.
Ăa c'est pour la partie positive, mais maintenant je vais essayer de dire rapidement pourquoi que je ne crois pas que l'expĂ©rience Trump puisse rĂ©ussir. Dans l'expĂ©rience Trump, se mĂȘlent des dimensions raisonnables et des Ă©lĂ©ments de ce nihilisme que j'avais dĂ©jĂ senti dans l'administration Biden. Ăa ne va pas ĂȘtre les mĂȘmes Ă©lĂ©ments de nihilisme, mais ça va ĂȘtre d'autres tendances, impulsions d'autodestruction, sans but, qui trouvent leur source dans un dĂ©sarroi trĂšs profond de la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine.
Je ne pense pas que la politique protectionniste de Trump soit pensée. Je ne suis pas choquée par l'idée d'élever brutalement les droits de douane de 25%. (Nous sommes depuis le prononcé de cette conférence montés beaucoup plus haut) On pourrait appeler ça une thérapie de choc. Si on veut sortir du monde globalisé, on est forcé de le faire violemment. Mais ça n'a pas été pensé, les secteurs concernés n'ont pas été pensés, et il m'arrive de me demander si cette élévation des tariffs, est un projet positif ou une volonté de tout casser qui serait nihiliste.
J'ai travaillĂ© sur le protectionnisme. J'ai fait rééditer en France le classique du protectionnisme, Le systĂšme national d'Ă©conomie politique de Friedrich List, trĂšs grand auteur allemand de la premiĂšre moitiĂ© du XIXe siĂšcle. Une politique protectionniste doit donner un rĂŽle Ă l'Ătat pour aider au dĂ©veloppement des industries qu'on veut lancer ou relancer. Mais dans la politique de Trump, il y a une attaque contre l'Ătat fĂ©dĂ©ral, une attaque contre les investissements fĂ©dĂ©raux. Tout cela va contre l'idĂ©e d'un protectionnisme efficace ou intelligent.
D'ailleurs, quand les rĂ©publicains parlent de lutter contre l'Ătat fĂ©dĂ©ral, quand je vois Elon Musk vouloir purger l'Ătat fĂ©dĂ©ral, je ne vois pas des choses qui sont fondamentalement Ă©conomiques.
Quand on rĂ©flĂ©chit sur les Ătats-Unis, sur les passions amĂ©ricaines, quand on ne comprend pas ce qui se passe aux Ătats-Unis, il faut toujours penser Ă la question raciale, Ă l'obsession des Noirs. La lutte contre l'Ătat fĂ©dĂ©ral aux Ătats-Unis, n'est pas une politique Ă©conomique, c'est une lutte contre les politiques dites DIE, « diversitĂ©, inclusion, Ă©galitĂ© ». C'est une lutte contre les Noirs : renvoyer des agents fĂ©dĂ©raux, c'est renvoyer un nombre proportionnellement plus important de Noirs. L'Ătat fĂ©dĂ©ral protĂ©geait les Noirs, il leur a assurĂ© des emplois. Le trumpisme de Musk câest aussi une tentative de destruction des classes moyennes noires.
Au-delĂ de ça, l'un des problĂšmes auxquels se heurtent le protectionnisme de Trump et sa tentative de recentrage national, c'est l'absence aux Ătats-Unis d'une nation au sens oĂč l'on l'entend en Europe.
C'est un sujet quâil est trĂšs facile d'aborder Ă Budapest. S'il y a des gens qui savent ce que c'est qu'une nation, ce sont bien les Hongrois. Le sentiment national Hongrois est ce que j'ai pu observer de plus clair et net en Europe, et on le sent aujourd'hui dans la politique trĂšs indĂ©pendante vis-Ă -vis de l'Union europĂ©enne du gouvernement Hongrois.
Mais mĂȘme les Français avec leurs Ă©lites qui se pensent mondiales et dĂ©sincarnĂ©es, mĂȘme les Français sont au fond une nation ethnique. Il y a une façon d'ĂȘtre française qui remonte Ă des centaines ou des milliers d'annĂ©es.
C'est la mĂȘme chose pour les Allemands, c'est la mĂȘme chose pour chacun des peuples scandinaves. Il y a une profondeur historique et de mĆurs dans les nations europĂ©ennes qui font que ce sont des nations qui peuvent rĂ©apparaĂźtre.
L'AmĂ©rique est diffĂ©rente. L'AmĂ©rique Ă©tait une nation civique. Il y a eu un noyau central dirigeant qui lui a donnĂ© sa cohĂ©rence, qui Ă©tait le noyau des WASP, c'est dire des White Anglo-Saxons protestants, qui, mĂȘme quand ils n'Ă©taient plus majoritaires, dirigeaient le pays. Mais l'un des traits caractĂ©ristiques des 30 ou 40 derniĂšres annĂ©es, c'est la disparition de ce noyau central et la transformation de l'AmĂ©rique en une sociĂ©tĂ© trĂšs fragmentĂ©e.
Je me dĂ©cris moi-mĂȘme comme un patriote paisible et pas du tout agressif. Un patriotisme ancrĂ© dans l'histoire est une ressource Ă©conomique pour une sociĂ©tĂ©s qui a des difficultĂ©s. Câest quelque chose qui est Ă©videmment accessible aux Hongrois, accessible aux Allemands, accessible aux Français, mais je ne suis pas certain que les Ătats-Unis possĂšdent cette ressource.
Je terminerai cet examen des chances de Trump, pessimiste, sur quelque chose de moins mĂ©taphysique, de moins anthropologique : les capacitĂ©s de production. Si on veut reconstruire une industrie derriĂšre des barriĂšres tarifaires, il faut ĂȘtre capable de construire des machines-outils. Les machines-outils c'est l'industrie de l'industrie. Aujourdâhui on parlerait moins de machines-outils et plus de robots industriels. Mais pour l'AmĂ©rique, c'est dĂ©jĂ trop tard. En 2018, 25% des machines-outils Ă©taient produites par la Chine, 21% par le monde germanique au sens large, c'est-Ă -dire Allemagne, Suisse AlĂ©manique, Autriche, 26% par le bloc Est asiatique, c'est-Ă -dire par le Japon, la CorĂ©e et Taiwan. Les Ătats-Unis pour la production de machines-outils Ă©taient au niveau de l'Italie avec 7%. Je ne suis pas en train de faire de l'anti-amĂ©ricanisme primaire, la France est encore plus bas. Je ne saurais dire quel sera le destin de la France dans cette dimension.
Je pense que c'est un peu tard et si je devais faire un pari sur l'expĂ©rience Trump, je dirais quâelle va Ă©chouer.
On peut donc imaginer une AmĂ©rique Ă©garĂ©e se relançant dans la guerre parce que l'Allemagne semble prĂȘte Ă assurer sa part de la fabrication de bien militaires et parce que les Russes apparaissent trop intraitables. Je pense que la volontĂ© de sortir de la guerre est sincĂšre chez Trump. Je crois que Trump prĂ©fĂšrerait la guerre civile Ă la guerre internationale, si c'Ă©tait son choix. Mais l'AmĂ©rique nâa pas les ressources pour redevenir une puissance industrielle normale. L'AmĂ©rique a Ă©tĂ© un empire et toute la production industrielle importante est sur la pĂ©riphĂ©rie de l'Empire, en Asieorientale, en Allemagne et en Europe de l'Est. Le cĆur industriel de l'AmĂ©rique est vidĂ© et je ne pense pas qu'avec le peu d'ingĂ©nieurs qu'elle fabrique, avec le peu de machines-outils quâelle produit, lâAmĂ©rique puisse se relever.
Je vois que j'ai dépassé mon temps de 25 secondes, mais je voudrais juste dire un mot terminal qui est pour moi trÚs important et qui exprime une angoisse personnelle. Quelque chose que je ne peux pas justifier, mais quelque chose qui me préoccupe, qui me hante.
L'AmĂ©rique Ă©tait la partie la plus avancĂ©e du monde. J'en suis trĂšs conscient. La famille de ma mĂšre Ă©tait rĂ©fugiĂ©e aux Ătats-Unis pendant la guerre. L'AmĂ©rique, c'Ă©tait le pays de la sĂ©curitĂ© pour ma famille, puisque cette partie de la famille Ă©tait d'origine juive. Le pĂšre de mon pĂšre lui a fini citoyen amĂ©ricain : câĂ©tait un juif viennois, dont le pĂšre Ă©tait un juif de Budapest.
LâAmĂ©rique c'Ă©tait le sommet de la civilisation, et je vois s'effondrer ce sommet de la civilisation. Je le vois produire des phĂ©nomĂšnes d'une brutalitĂ© et d'une vulgaritĂ© que j'ai moi du mal Ă accepter en tant qu'enfant bien Ă©levĂ© de la bourgeoisie parisienne. Je pense au show abominable de Trump devant ZelinskiâŠJe vois une chute morale.
Mais c'est la deuxiĂšme fois dans lâhistoire que le monde occidental vit la chute morale du plus avancĂ© de ses pays composants.
LâAllemagne du dĂ©but du 20e siĂšcle Ă©tait le pays le plus avancĂ© du monde occidental. Les universitĂ©s allemandes Ă©taient Ă la pointe des recherches. Et nous avons vu s'effondrer l'Allemagne dans le nazisme. Or l'une des choses qui ont fait que l'on n'a pas Ă©tĂ© capable d'empĂȘcher le nazisme, câest quâil Ă©tait inimaginable que le pays le plus avancĂ© de lâOccident produise une pareille abomination.
Ma vraie crainte actuellement, au-delĂ de tous les Ă©lĂ©ments rationnels (et j'admets que je n'ai aucune preuve, j'ai dit qu'il fallait ĂȘtre humble aujourdâhui devant lâhistoire, que tout ce que je dis sera peut-ĂȘtre faux dans deux mois, dans une semaine,) ma vraie crainte actuellement donc, c'est que les Etats-Unis soient sur le point de produire des choses inimaginables pour nous, des menaces terribles, et qui seront abominables parce nous ne pouvons mĂȘme pas les imaginer.
Je vous remercie.
Toujours aussi passionnant ! Sa vision sur le futur des USA est morose mais câest un point de vue qui se dĂ©fend. Je nâirais pas jusqu'Ă dire comme lui quâune frange rĂ©actionnaire de la sociĂ©tĂ© etatsunienne va virer Ă 'lâordre noir'. Je crois plutĂŽt Ă une lente implosion non seulement verticale (les couches sociales entre elles, dĂ©sabusĂ©es par celles immĂ©diatement au dessus de chacune) mais aussi horizontales (hispano, descendants dâesclaves, minoritĂ©s indigĂšnes,asiatiques, israĂ©lites et europĂ©ens). La pauvretĂ© et le chĂŽmage comme catalyseurs. La rivalitĂ© actuelle de lobbys politiques et de milliardaires rivaux va mettre le feu aux poudres intentionnellement sans rĂ©flĂ©chir aux consĂ©quences que cela aura sur leur existence future, et câest lĂ que le bouleversement va devenir intĂ©ressant. Car sans cette structure Wasp confrontĂ©e Ă un ennemi quâelle nâa jamais combattu (la guerre de sĂ©cession nâĂ©tait pas une guerre civile mais une guerre de clan) depuis 1776, elle nâa pas de rĂ©fĂ©rences et de comprĂ©hension...Ce sera lâanarchie avec des Ă©tats sĂ©paratistes, des villes ingĂ©rables face Ă la criminalitĂ© spontanĂ©e, une Ă©conomie ruinĂ©e , une armĂ©e sans chefs et un gouvernement fĂ©dĂ©ral aux abonnĂ©s absents et un monde stupĂ©fait qui regardera goguenard ses dĂ©lĂ©guĂ©s fuir le building de lâONU, ce vestige de la suprĂ©matie en toc du 'Tigre de papier'...
Il y aura bien sĂ»r des massacres. Lâauto-defense est un droit du citoyen dans ce pays ou mĂȘme un ado peut tirer sur la foule si ça lui prend, alors on imagine ce que cela donnera pour 200 millions de personnes nĂ©vrosĂ©es...
Mais de lĂ , Ă ce quâĂ©merge un tyran avec des chemises brunes, je nây crois toujours pas...