👁🗨 Soyons les nouveaux affranchis
Briser nos chaînes suppose reconquérir la liberté de penser, de gérer, de faire, dont nous ont dépossédés les propriétaires de ce monde. Une autonomie intellectuelle, politique et pratique.
👁🗨 Soyons les nouveaux affranchis
Par Yves Guillerault, le 10 janvier 2025
Y a-t-il une alternative à notre avilissante servitude, à l’hégémonie politique du capitalisme et à son imaginaire calibré pour enrégimenter des travailleurs/consommateurs à la gloire de sa caste dominante ? Briser nos chaînes suppose de reconquérir la liberté de penser, de gérer, de faire, dont nous ont dépossédés les propriétaires de ce monde. Une autonomie intellectuelle, politique et pratique.
“À celles et ceux qui préfèrent lutter pour vivre que guerroyer pour survivre”, —Raoul Vaneigem1
Je ne vais pas ici parler de décolonialisme (quoique le capitalisme de consommation soit un colonialisme culturel et économique), ni de l’”autonomie de la volonté” de Kant (quoique… mais je suis loin d’avoir cette compétence). Non, face à l’affligeant spectacle qui se joue chaque jour sur nos écrans multiples, je voudrais parler du sentiment de bonheur de se libérer progressivement des fils qui dictent nos actes selon le bon vouloir de ces grands marionnettistes que sont les capitalistes et leurs directeurs marketing, des injonctions de pouvoirs hors-sol, des sentences de moralistes habités.
Je voudrais dire la pleine satisfaction de comprendre, de réparer, de construire, de cultiver, de cogérer, de coopérer avec tous celles et ceux qui parsèment notre quotidien ; de réinventer nos vies sans les tutelles conjointes et complices des élites politiques et économiques du capitalisme, sans la férule de leurs armées de kapos cogneurs, sans le matraquage des chaperons du marketing et de la mode, des juges autoproclamés de (supposés) comportements déviants, d’influenceurs aux dents longues et aux poches profondes ; loin des réseaux de surveillance, par caméra, par fichiers, sur internet, des matons et milices des pouvoirs.
Se libérer de tout ce qui fait de nous des individus hétéronomes, c’est-à-dire entièrement soumis à des lois extérieures, définies exclusivement par les propriétaires de ce monde qui règnent à coups de matraques et de milliards de… (monnaie de votre choix, réelle ou virtuelle).
Nous sommes emprisonnés dans un monde synthétique, dans le sens d’artificiel, de déraciné, une synthèse des modes d’endoctrinement à des fins mercantiles. Un monde conçu par une riche élite dont le pouvoir réside dans la possession, non plus seulement des moyens de production, mais des connaissances et techniques. Ce ne sont pas des Einstein, qui offrent au monde leurs découvertes, mais des propriétaires des savoirs, afin d’en faire de puissants instruments de pouvoir, après avoir sapé ou volé les acquits communs : techniques ancestrales (agriculture, pharmacopée…), internet libre, art et littérature (IA)… Leurs obscurs algorithmes définissent désormais ce que l’on doit penser, voir, lire, faire.
Leur technique est d’assigner les individus dans des cellules aveugles à l’humanité en singularisant le client, tout en concevant et maîtrisant strictement les tuyaux de communication reliant artificiellement les cellules entre elles. Le virtuel, les fausses infos, les deepfakes, les algorithmes, la TV réalité, les talk-shows… sont autant de barrières érigées entre l’individu et les connaissances indispensables à l’émancipation, entre les individus eux-mêmes ; autant de ruptures les coupant de leurs racines empiriques et naturelles, les mettant dès lors à la merci d’un Elon Musk et de ses coreligionnaires.
L’illusoire multiplicité des choix
Est-ce que nos actes obéissent à notre pure volonté ou est-ce qu’ils nous sont dictés par des facteurs extérieurs ? (Vous avez deux heures…). La liberté qui nous est vendue dans toute publicité qui se respecte, est-elle réelle ? Tout comme la liberté de choix vantée par le libéralisme économique ? La généralisation des neurosciences au service du marketing et de ses outils de manipulation des esprits ne peut que nous faire douter du sourire étincelant de la vendeuse virtuelle qui s'affiche à l'écran, de cette liberté suggérée par les vendeurs de vent.
Nos libertés sont en réalité à reconquérir et cela n’a rien de facile. L’effort pour se soustraire à l’emprise consumériste devient aussi difficile qu’une désintox à n’importe quelle drogue moderne, expression ultime des dépendances de notre société. Il nous oblige à rompre avec le confort payant de la tutelle de la société de consommation et du cadre étatique, à briser la bulle informationnelle et addictive des algorithmes, à sortir de la société virtuelle pour rejoindre l’humanité, parfois pas plus loin que le pas de notre porte.
Comme le suggère le sociologue Alain Accardo, 2 critiquer la structure économico-politique du capitalisme ne suffit pas, alors que nous oublions ‒ et singulièrement le peuple de gauche ‒ que nous en faisons partie et que nous contribuons chaque jour à faire fonctionner ses structures qui nous placent dans une position d’assujettis, de subordonnés, même si l’on aime croire être des affranchis lorsque nous nous trouvons devant un rayon de supermarché.
La multiplicité des choix n’est souvent pas une liberté, car derrière les packagings colorés se trouvent les mêmes attrape-nigauds. Ils font partie des stimulus qui déclenchent chez tout un chacun un réflexe pavlovien de consommation. Ce sont quelques-unes des armes psychologiques redoutables qu’utilise le capitalisme pour nous maintenir dans un état de rouage captif d’une machinerie qui recrache des dividendes à la pelle.
Une captivité qui inclut le travail salarié et l’ordre policier pour que les rouages restent bien lubrifiés et n’opposent pas de résistance inappropriée. Oui, le capitalisme définit aussi la morale moderne. Une dépendance qui joue sur la frustration de ne pas posséder les insignes de la bourgeoisie. Lorsque la classe exploitée cherche à imiter la classe bourgeoise par sa consommation, c’est qu’elle a perdu sa liberté.
Pantalonnade démocratique
Alors, “y a-t-il une alternative à notre avilissante servitude ?” 3 se demande Alain Accardo. Nous sommes en démocratie, me direz-vous ? C’est nier l’évidente cause commune qui font du capitalisme et des appareils politiques professionnels des alliés objectifs. Au vu de la pantalonnade qui se déroule sur la scène de la politique française, si vous avez encore l’aplomb de croire que les élus de la République, professionnels de la représentation, acteurs oscarisables de l’affichage, barons du pouvoir, sont encore en mesure de nous guider vers une société apaisée, libre et inclusive, c’est que vous êtes perdus dans une zone blanche de la planète depuis un bout de temps. Et qui peut croire qu’un Béarnais, qui se prend pour Henri IV, pourra nous sortir un plan B alors que, bombardé haut-commissaire au Plan durant quatre ans, il a été incapable de nous proposer le A ?
Face à cette faillite qui génère inégalités, instabilités et anxiétés, il existe des voies de traverse, comme ces chemins de terre qui suscitent à la fois espoirs de paysages nouveaux et excitation de l’inconnu, des itinéraires initiatiques vers des libertés retrouvées ou nouvelles. Ces chemins d’apprentissage vont nous permettre de retrouver une autonomie, de nous émanciper de cette tutelle, de ses addictions, de cette surveillance généralisée et moralisatrice.
Il nous faut reconquérir trois fois notre autonomie
La première est intellectuelle. Nous devons à nouveau penser par nous-mêmes et non à travers une représentation sociale, façonnée par la société du spectacle, disséquée par Guy Debord, 4 et au gabarit de classe qu’est l’échelle sociale du capitalisme, qui nous classe par ordre de revenus et de capital, à la poursuite sans fin des “premiers de cordées”.
Il est donc indispensable de décoloniser nos imaginaires, comme le propose l’économiste et théoricien de l’acroissance, 5 Serge Latouche :
“(…] il nous faut concevoir et vouloir une société dans laquelle les valeurs économiques ont cessé d’être centrales, […] mettre au centre de la vie humaine d’autres significations que l’expansion de la production et de la consommation. Promettre de la richesse en produisant de la pauvreté est absurde”. 6
Face aux puissants outils du capitalisme mercantile et politique, de la pure propagande à la désinformation, du neuromarketing aux algorithmes sclérosants, nous devons commencer par un travail individuel en suivant, par exemple, un “petit cours d’autodéfense intellectuelle”,7 dispensé par Normand Baillargeon, un universitaire et syndicaliste québecois, militant libertaire.
À la base, s’obliger au scepticisme et à la rationalité, face au pilonnage de notre bon sens. “Apprendre la pensée critique, c’est apprendre à évaluer des arguments, à juger les informations et les idées qui nous sont soumises”. C’est valable pour les arguments et idées que l’on peut soi-même émettre. L’éducation républicaine a structurellement abandonné cette ambition de faire émerger la pensée critique chez les jeunes : l’irruption de grands lobbies (EDF, Total, LVMH…) dans écoles et universités, facilité par le minage consciencieux et idéologique des autorités de tutelle, indique que le système forme avant tout de bons serviteurs du capitalisme.
L’éducation populaire vs le formatage institutionnel
Seule l’éducation populaire, immergée dans son milieu social, est en mesure de fournir les outils de la pensée critique avec l’aide de la littérature et des arts en général. Pour faire la part entre information et propagande, au royaume de l’image de plus en plus virtuelle, des pseudos et des trolls qui envahissent les réseaux asociaux comme autant de vermines, des réalités « alternatives » de tous les Trump, “il faut lire, lire beaucoup, s’informer, rester ouvert”, pour démêler le vrai du faux, poursuit Normand Baillargeon.
Se libérer de ces valeurs imposées par le capitalisme de l’offre est le premier des verrous à faire sauter, peut-être le plus difficile. Nous devons faire l’effort d’une déconstruction culturelle d’un capitalisme qui s’est vicieusement insinué dans les moindres recoins de nos sociétés, brisant les liens humanistes. Guy Debord ne dit pas autre chose :
“S’émanciper des bases matérielles de la vérité inversée, voilà en quoi consiste l’auto-émancipation de notre époque” ‒ tout en précisant que “ni l’individu isolé ni la foule atomisée soumise aux manipulations ne peuvent l’accomplir”.8
Nous avons chacun un cheminement intellectuel à faire pour envisager une évasion de ce système carcéral, comme, par exemple, prendre tout message publicitaire pour une agression à neutraliser ou à fuir. Mais résister seul au pilonnage des mercenaires de la publicité et des meutes de la finance, c’est se retrouver face à l’Hydre de Lerne et tout le monde ne peut être Hercule (Héraclès).9
Reconquérir notre autonomie politique
Il est donc indispensable de recréer des sociétés de liens ET de proximité, de celles qui échangent de visu afin de refonder des contrats sociaux à leur échelle, des corps sociaux multiples, attachés à des territoires identifiés, dans lesquels on entre et on sort volontairement et sans jugement de classe, de race, de genre. Et d’en venir à l’indispensable seconde autonomie, sociale et politique, qui regroupe les citoyens volontaires pour mener à bien des projets collectifs.
Il faut faire pièce à l’isolationnisme égoïste dans lequel le capitalisme confine les individus, faisant de nous des cibles identifiables et faciles. Par contre, les grands capitalistes peuvent plus difficilement faire face à des mouvements d’opposition socialement cohérents ‒ il n’est pas innocent qu’ils abhorrent les syndicats, bien que ces derniers soient de simples structures réformistes, accompagnatrices du capitalisme, pyramidales, imperméables aux mouvements émancipateurs.
Les démocraties ne sont pas plus des remparts contre notre mise sous tutelle, il n’y a qu’à constater les prises de pouvoir dans différents pays, à commencer par les États-Unis, par des “ploutocraties de milliardaires”, comme les nomme Martine Orange, 10 des élites rompues à se nourrir sur la “bête”, le peuple. L’économiste Dominique Méda appelle fort justement pour la France à “un projet politique qui place les classes populaires en son cœur”.11
Mais ces dernières ont-elles été, ne serait-ce qu’une fois, la préoccupation des gouvernants, de droite comme de la gauche compatible ? Les appareils étatiques et de partis, centralisés, spécialisés, professionnalisés, sont particulièrement infiltrés par les élites du capitalisme et de la haute fonction publique, alliés objectifs et véritables acrobates interchangeables du pantouflage.
L’expérience des conseils révolutionnaire
Dès lors, y a-t-il une voie entre révolution sanglante et asservissement docile ? Le sociologue Alain Accardo constate
“le hiatus grandissant entre les projets exaltants de l’utopie révolutionnaire et le mode de vie réel, à l’américaine, qui faisait du petit-bourgeois individualiste, hédoniste et spéculateur, la véritable figure de l’homme nouveau”.12
Notre conscience politique doit-elle se contenter de glisser occasionnellement un bulletin dans une urne et à commenter sur un coin de table les guignols de la politique ? Comment recréer les liens brisés par un travail aliénant et une consommation addictive ou pervertis par les tuyaux opaques et directifs des algorithmes ?
Là encore, nous pouvons puiser notre inspiration chez l’écrivain révolutionnaire Guy Debord, un militant du “conseillisme”.13 Ce courant libertaire visait, à sa naissance, à redonner la parole aux travailleurs à travers des conseils ouvriers sur les lieux de travail. Guy Debord, mais aussi Hannah Arendt, Cornelius Castoriadis ou Miguel Abensour, ont imaginé par extension, la création de conseils populaires, communautaires, de paysans, de quartier, de commune, basés sur le débat local et la démocratie directe. Une sorte de révolution sociale libertaire (ce qui exclut le communisme de parti ou d’état, type soviétique) bannissant toute hiérarchie, toute délégation représentative.
“Cette approche se voulait plus inclusive et visait un renversement des rapports sociaux à tous les niveaux, pas seulement au travail, mais aussi dans la gestion de la communauté et des territoires, incarnant une vision de transformation radicale à travers l’organisation autonome de la société”. 13
Une vision proche du municipalisme libertaire, ou communalisme, de Murray Bookchin, père de l’écologie sociale.14
Hannah Arendt était fascinée par la genèse spontanée de ces conseils,
des “brèches dans les organisations étatiques”, des “républiques élémentaires” qui contredisent, écrit-elle, “les vieilles idées admises sur les tendances “naturelles” à l’anarchie”,
au sens péjoratif que lui donne la bourgeoisie, celui de chaos. Ces conseils,
“où qu’ils soient apparus […] se sont employés à réorganiser la vie politique et économique du pays et à établir un ordre nouveau”. 15
Yohan Dubigeon, maître de conférence en sciences de l'éducation, politiste et sociologue, y voit un courant à la fois dispersé dans sa réflexion par des dissensions, mais d'une grande “fertilité théorique” tout en étant un “paradigme refoulé de la galaxie socialiste”.16
L'organisation des conseils, c’est “l’ordre moins le pouvoir”, l’anarchie selon Normand Baillargeon, 17 un ordre consensuel, non au service d’une élite. Arendt voyait avant tout dans les révolutions des XIXe et XXe siècles,18 le point commun de
“l’émergence spontanée de conseils révolutionnaires” (civils, ouvriers, militaires, artistiques, étudiants ou autres), “à savoir cette même organisation qui émerge […] toutes les fois qu’on laisse le peuple, l’espace de quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, poursuivre ses propres objectifs politiques sans qu’un gouvernement (ou un programme de parti) lui soit imposé d’en haut”. 19
Créons des auto-administrations coopératives
Il nous faut donc repolitiser nos vies quotidiennes, indépendamment des structures hiérarchisées des partis et des syndicats, des luttes de pouvoir, des égos dominants. Faire émerger des “auto-administration coopératives” comme les qualifiait Hannah Arendt, des conseils populaires, des collectifs d’intérêt général, des communes libertaires, écologiques et sociales.
Alors que ces objectifs radicaux peuvent en effrayer certains par leur aspect insurrectionnel, il est possible de pratiquer des galops d’essai en créant des collectifs et associations libertaires, à l’image des Soulèvements de la terre. Il faut investir puissamment des structures existantes, institutionnelles mais ignorées, comme les conseils de développement (Codev), des instances participatives à l’échelle d’intercommunalités, composés de citoyens, d’acteurs économiques, sociaux et associatifs, 20 espaces de dialogue entre collectivités locales et habitants pour l’élaboration des politiques publiques. Pas encore l’émancipation politique, mais une initiation à cette dernière dans une forme d’éducation populaire.
Du côté du Pays basque, l’exemple vient des paysans qui se sont regroupés dans une “chambre agricole” alternative qui fête ses 20 ans cette année. Euskal Herriko Laborantza Ganbara21 s’est créée sous forme d’association pour promouvoir une agriculture paysanne selon l’identité rurale de cette région (moyenne de 30 ha par ferme, élevages et forte densité de paysans). Elle a
“pour objet de contribuer au développement d’une agriculture paysanne et durable ainsi qu’à la préservation du patrimoine rural et paysan, dans le cadre d’un développement local concerté sur le territoire Pays basque”.
Il est donc possible de faire vivre des structures collectives en dehors du carcan institutionnel, du système pyramidal des chambres consulaires et de l’emprise politique et syndicale de la FNSEA, qui règne, elle, sur l’agriculture céréalière du Béarn voisin, le tout au sein du même département des Pyrénées-Atlantique. Une situation qui n’est pas du goût du président FNSEA de la chambre consulaire, Bernard Layre :
“La structure que je dirige est la seule chambre qui a un mandat et une mission publique”.22
L'expression du pouvoir par excellence.
C’est oublier que tout collectif composé d’individus libres et volontaires peut se charger d’une mission commune et auto-gérée. Le Pays basque est d’ailleurs fertile en collectifs très actifs dans les luttes contre l’artificialisation des terres, la spéculation immobilière (Réseau Ostia!),23la protection de l’environnement (Bizi!),24 également à l’origine du réseau citoyen pour le climat et la justice sociale, Alternatiba25.
Vivre l’autonomie au quotidien
Je ne parlerai pas ici des individualistes du survivalisme. Ses adeptes font partie de ceux qui ont baissé les bras et pensent qu’il n’y a plus d’espoir, engagés que nous sommes sur la pente glissante d’un possible effondrement. Se terrer seul dans un trou, fut-il boisé, est une capitulation en rase campagne. Et puis, il y a les collectivistes qui, comme l’ancien ministre de l’Environnement, Yves Cochet, propose de créer
“des biotopes de guérison sociale, des éco-lieux, des éco-villages… Il faudra vivre localement, s’entraider, ou s’entre-tuer”.26
Les collectifs des zones à défendre (ZAD) tentent, eux, de créer des zones de résistance aux pouvoirs baillons, tout en s'initiant à l'autonomie collective et solidaire, à la démocratie directe, comme à Notre-Dame-Des-Landes, ou sur le Larzac, terres d'affranchis.
Tous ont en commun de pousser à réapprendre certains gestes qui étaient l’apanage de nos ancêtres, ceux d’avant le capitalisme débridé qui fait marchandise de tout et de l’inutile. Planter, récolter, élever, cuisiner, construire, fabriquer, réparer, innover dans l'utile, préserver son environnement, économiser les ressources pour ménager l’avenir sont des satisfactions et des plaisirs dont le capitalisme nous a privés.
Là encore, l’éducation populaire est primordiale pour réapprendre ces gestes. Et comme chacun ne peut maîtriser tous les savoir-faire, il faut réinventer les métiers qui ont été effacés de la vie sociale au profit d’un prolétariat, spécialisé ou non, mais contraint aux seuls besoins de la production de biens et services du capitalisme.
Quand la philosophe et humaniste Simone Weil se penche sur la condition prolétarienne, c’est pour valoriser le métier plutôt que l’emploi et proposer un retour au compagnonnage pour que les ouvriers atteignent les plus hautes compétences dans leur métier :
“Si partout où la technique le permet, les ouvriers étaient dispersés et propriétaires chacun d’une maison, d’un coin de terre et d’une machine ; si on ressuscitait pour les jeunes le Tour de France [des compagnons] d’autrefois, au besoin à l’échelle internationale ; […] avec en plus une protection efficace des salaires, le malheur de la condition prolétarienne disparaîtrait”. 27
Récemment, sur une chaîne d’info, un représentant du patronat parlait des apprentis comme d’une “charge” alors qu’ils sont un investissement pour l’avenir par transmission.
Et d’imaginer une autre organisation du travail pour une plus grande autonomie de l’ouvrier qui devient artisan :
“Les grandes usines seraient abolies. Une grande entreprise serait constituée par un atelier de montage relié à un grand nombre de petits ateliers, d’un ou de quelques ouvriers chacun, dispersés à travers la campagne. Les machines n’appartiendraient pas à l’entreprise, elles appartiendraient aux minuscules ateliers dispersés partout, qui seraient à leur tour soit individuellement soit collectivement la propriété des ouvriers. […] Un tel mode de vie sociale ne serait ni capitaliste ni socialiste. Il abolirait la condition prolétarienne, au lieu que ce qu’on nomme socialisme a tendance, en fait, à y précipiter tous les hommes”. 28
De notre condition d’employés-consommateurs captifs
Aujourd’hui, le capitalisme se vante de prendre tout en charge de notre condition d’employé-consommateur. Pourquoi planter des salades alors que vous pouvez les trouver épluchées, lavées, réfrigérées, sous blister à portée de votre caddie ?
Le piège est refermé, vous êtes dépendant d’une chaîne de production, peu respectueuse de l’environnement, qui exploite un salariat malléable à souhait (voir l’esclavage des sans-papiers dans les exploitations industrielles) et qui s’impose comme intermédiaire, place la plus lucrative, entre la ressource et vous. Le collectif Offensive libertaire et sociale, décrivait ainsi cette dépendance :
“Ce n’est pas tant le fait de devoir recourir à des intermédiaires pour survivre qui pose problème, […] mais le fait que ces intermédiaires ne soient plus humains mais machiniques : nous sommes devenus dépendants·es d’une infrastructure gigantesque, mondialisée, dont l’évolution n’est plus guère maîtrisée par personne”. 29
Rappelons-nous la machine mondiale enrayée par une pandémie, un navire échoué dans un canal ou le retour de la guerre en Europe.
Bien entendu, chaque citadin ne peut faire pousser des salades dans son salon (quoique…), mais les urbains peuvent se battre pour sauvegarder les “ceintures vertes” qui, autrefois, nourrissaient les villes ; créer des Amap30 avec des producteurs de la région et participer solidairement à leurs travaux des champs. Plus largement, dans le cadre de la réhabilitation des métiers, ils peuvent créer ou alimenter des ateliers de création artisanale, des ateliers de réparation, après avoir aboli toutes les illusions jetables de la techno-industrie.
D’une manière générale, sur les fondements à rebâtir pour une autonomie au quotidien, il est utile de (re)lire Raoul Vaneigem et sa Contribution à l’émergence de territoires libérés de l’emprise étatique et marchande et ses réflexions sur l’autogestion de la vie quotidienne.1 Pour lui, l’autogestion ne doit pas se limiter à une redistribution plus juste et solidaire du travail,
“projet rétrograde, progrès à rebours”. “L’autogestion de la vie quotidienne implique un renversement de perspective. À l’être inféodé à l’avoir, succédera une prééminence de l’être qui mettra l’avoir à son service”. 31
Et de faire remarquer la force d’une autogestion collective, qui a connu de belles victoires (NDDL) et quelques défaites (Aubervilliers) :
“L’occupation d’un lopin de terre où les habitants retrouvent le goût de vivre et révoquent le mal-être de l’aliénation quotidienne se trouve de facto investie d’une capacité de dissuasion que l’intention répressive des États et des mafias ne sauraient ignorer”.
Un artisan libre est bien moins jetable qu’un prolétaire exploité
Reconquérir une autonomie au quotidien n’est pas tâche aisée. Nous sommes comme des sportifs qui sont restés inactifs sur une très longue période et qui doivent reprendre l’entraînement, retrouver la forme, la technique (qui s’est étoffée entre-temps), les automatismes. Beaucoup seront mêmes des débutants qu’il faudra accompagner.
C’est là qu’il faut aller au-devant de tous les artistes et artisans qui maîtrisent les tours de main et les techniques des métiers, dans tous les domaines. Le succès actuel de l’apprentissage, reposant en grande partie sur les subventions publiques, cache en réalité une récupération du capitalisme industriel et commerçant pour poursuivre le façonnage d’une main d’œuvre à sa poigne. Ils sont généralement formés à des postes, pas à des métiers. L’apprenti doit être le réceptacle du savoir-faire d’un artisan, d’un artiste, d’un compagnon, d’un initiateur, pour la transmission d’un métier, bien moins interchangeable qu’un prolétaire sur un poste industriel.
Face aux difficultés et crises multiples qu’il nous faut affronter, face à l’incurie du monde politique à se préoccuper du bien commun et du bien-être des populations, l’autonomie, l’émancipation sont les seules échappatoires vers un avenir meilleur, une vie bonne. Ce n’est pas un individualisme forcené et stérile. Au contraire, les solidarités se construisent avec des volontaires émancipés, en connaissance de la cause qu’ils veulent faire avancer de concert, apportant au groupe un savoir et/ou un savoir-faire.
Citadins et ruraux doivent être solidaires pour éliminer les dépendances matérielles, les enfermements intellectuels. Collectifs des quartiers et collectifs des champs doivent s’accorder sur une sanctuarisation des zones naturelles et agricoles, quelle que soit leur taille, en milieu urbain comme dans les villages, du jardin ouvrier au champ fertile, car elles sont vitales pour l’autonomie alimentaire, la santé, la convivialité, l’hédonisme. Elles doivent être les premières à être auto-gérées
Le capitalisme, ses oligarques, ses élites politiques, craignent plus que tout un peuple autonome, capable de s’autogérer, de pensée libertaire, de solidarité. Toutes les luttes gagnées par les peuples, petites et grandes, l’ont été sur ces bases.
« L’argent a le pouvoir de dévaloriser l’intelligence », Raoul Vaneigem32
Le geste du potier © Carmen Claudia Mihai
1. Raoul Vaneigem, Contribution à l’émergence de territoires libérés de l’emprise étatique et marchande. Réflexions sur l’autogestion de la vie quotidienne, éd. Payot-Rivages, coll. Bibliothèque.
2. Alain Accardo, De notre servitude involontaire, éd.Agone, coll. Éléments.
3. Ibid., quatrième de couverture.
4. Guy Debord, La société du spectacle, éd. Folio, réédition 2011.
5. « Acroissance » dans le sens d’une société sans croissance qui ne produit que ce qui lui est indispensable et exclut le superflu.
6. Serge Latouche, Décoloniser l’imaginaire, la pensée créative contre l’économie de l’absurde, éd. Parangon.
7. Normand Baillargeon, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, éd. Lux.
8. GuyDebord, Ibid., p. 209.
9. L’Hydre de Lerne est un monstre de la mythologie grecque aux têtes multiples, renaissantes sous les coups d’Héraclès, dans ce qui constituait le second des douze travaux qu’il devait exécuter sur ordre d’Eurysthée. Le capitalisme a cette faculté de têtes dévorantes et renaissantes pour s’insinuer dans toutes les strates de l’humanité.
10. https://www.mediapart.fr/journal/international/261224/etats-unis-le-gouvernement-des-milliardaires.
12. Alain Accardo, www.homme-moderne.org (inaccessible), source wikipedia.
13. https://fr.wikipedia.org/wiki/Conseillisme.
14. Murray Bookchin, Pour un municipalisme libertaire, éd. Atelier de création libertaire (2003) pour sa traduction française.
15. Lora Mariat, Hannah Arendt ‒ les joies de l’action, le trésor des révolutions, dans la revue Ballast (9 mars 2018), https://www.revue-ballast.fr/hannah-arendt-les-joies-de-laction-politique/. Lora Mariat est doctorante à l’université de Franche-Comté, membre du laboratoire Logiques de l’agir.
16. Yohan Dubigeon, La démocratie des conseils, éd. Klincksieck, coll. Critique de la politique.
17. Normand Baillargeon, L’ordre moins le pouvoir, histoire & actualité de l’anarchisme, éd. Agone, coll. ELEMENTS (2018 pour la quatrième édition).
18. Révolutions américaine (1765-1789), française (1848) et russe (1905), Commune de Paris, Soviets (février1917), Räte de la révolution allemande (1918-19), insurrection de Budapest (1956), Printemps de Prague (1968).
19. Lora Mariat, Ibid.
20. https://conseils-de-developpement.fr/definition/.
21. Euskal Herriko Laborantza Ganbara (EHLG), chambre d’agriculture, en langue basque,
https://ehlgbai.org
23. https://www.ezkermila.eus/fr/entretiens/item/entretien-avec-le-reseau-ostia.html.
24. https://bizimugi.eu
25. https://alternatiba.eu/
27. Simone Weil, L’enracinement, éd. Gallimard (1949), p. 72.
28. Ibid. p. 98 et 103.
29. Offensive libertaire et sociale (OLS), Construire l’autonomie, se réapproprier le travail, le commerce, la ruralité, éd. L’Échappée (2013). Issus du réseau antifasciste No Pasaran et des Sections carrément anti-Le Pen (Scalp), les militants d’OLS travaillaient sur de nombreuses thématiques (luttes contre le pub, la précarité, le nucléaire, pour le féminisme…) et éditaient une revue trimestrielle, Offensive. Le collectif a cessé son activité en 2014. Le livre cité regroupe plusieurs dossiers thématiques de cette revue.
30. Amap, Association pour le maintien d’une agriculture paysanne.
31. Raoul Vaneigem, Ibid., p.118.
32. Ibid., p. 21.
https://blogs.mediapart.fr/yves-guillerault/blog/100125/soyons-les-nouveaux-affranchis