👁🗨 Stella Assange : "La liberté de la presse dans le monde est en jeu, pas seulement celle de Julian".
"Si les lois qui défendent la liberté de la presse, qui évitent la détention arbitraire et préviennent la persécution politique étaient réellement efficaces, Julian ne serait pas en prison."
👁🗨 Stella Assange : "La liberté de la presse dans le monde est en jeu, pas seulement celle de Julian".
Par Angela Fiore, le 29 mars 2023
J'ai interviewé Stella Assange à Berlin, à l'occasion de sa participation à la conférence "Smart Prisons : Tracking Monitoring & Control", organisée par le Disruption Network Lab, au cours de laquelle a été présenté au public allemand le documentaire "Ithaka", réalisé par la famille de Julian Assange, qui raconte la bataille juridique et humaine pour empêcher l'extradition d'Assange vers les États-Unis.
Un bref résumé de l'affaire Assange
L'affaire Assange est tellement complexe et ramifiée qu'elle nécessite une introduction, même extrêmement simplifiée et concise, avant l'interview proprement dite. Actuellement, Julian Assange, journaliste australien et fondateur de WikiLeaks, est en prison, dans le centre pénitentiaire britannique de Belmarsh, où il est détenu depuis avril 2019. La seule condamnation dont il a fait l'objet s'est toutefois limitée à 50 semaines, purgées dans cette même prison, pour non-comparution à la suite d'une libération sous caution. À l'issue de cette peine, ce sont trois chefs d'accusation pour lesquels les États-Unis ont demandé l'extradition de Julian Assange qui le maintiennent en prison. La première est l'accusation de piratage informatique, passible d'une peine maximale de cinq ans d'emprisonnement. La seconde relève de la loi américaine sur l'espionnage de 1917, et pourrait coûter à Julian Assange 170 ans d'emprisonnement. La troisième concerne la tentative présumée de recruter des pirates informatiques pour commettre d'autres cybercrimes, en collaboration avec des organisations telles que les Anonymous.
Les deux premiers chefs d'inculpation concernent une série de documents et de vidéos que WikiLeaks a publiés en 2010, après les avoir reçus de l'ancienne analyste du renseignement de l'armée américaine Chelsea Manning - les "Iraq War Logs" et "Afghan War Diary" - qui témoignent d'une série de crimes de guerre commis par les troupes américaines en Afghanistan et en Irak, Ces documents attestent d'une série de crimes de guerre commis par les troupes américaines en Afghanistan et en Irak, notamment des exécutions extrajudiciaires, des assassinats de journalistes et des attaques directes contre des secouristes après un bombardement, ainsi que des informations sur des violations des droits de l'homme à la prison de Guantánamo. Les documents sont intégralement disponibles en ligne. Manning est aujourd'hui considérée comme l'une des lanceuses d'alerte les plus célèbres de l'histoire des États-Unis. Condamnée en 2013 à 35 ans de prison pour de multiples infractions liées à l'espionnage, elle a été libérée en 2017 après que le président américain de l'époque, Barack Obama, a réduit la peine décidée par le tribunal.
L'originalité de l'affaire Assange réside dans le fait que, pour la première fois, ce n'est pas le lanceur d'alerte, c'est-à-dire la source émettrice de l'information ou la personne incriminée pour avoir volé des documents confidentiels, qui fait l'objet d'une inculpation, mais l'auteur de la fuite, le journaliste, soit l'intermédiaire entre le lanceur d'alerte et le public.
Stella Assange, qui a connu Julian Assange en tant que membre de l'équipe juridique chargée de sa défense, est aujourd'hui son épouse et la mère de ses deux enfants, âgés de cinq et sept ans.
En juin 2022, la ministre britannique de l'intérieur, Priti Patel, a autorisé l'extradition de Julian Assange vers les États-Unis pour répondre à des accusations liées à la loi sur l'espionnage (Espionage Act). Agnés Callamard, secrétaire générale d'Amnesty International, a déclaré que "cette décision met Assange en grand danger et envoie un message glaçant aux journalistes du monde entier".
En août 2022, l'équipe juridique d'Assange a fait appel devant la High Court britannique, contestant la décision de la juge de district Vanessa Baraitser du 4 janvier 2021 à l'aide de nouveaux éléments de preuve. En novembre 2022, Assange a déposé un autre recours devant la Cour européenne des droits de l'homme.
Que sait-on, à ce jour, de l'issue des demandes d'appel déposées pour empêcher l'extradition de Julian Assange vers les États-Unis ?
Au Royaume-Uni, le droit de faire appel n'est pas automatique. Vous faites une demande indiquant les motifs de l'appel et la High Court décide d'y accéder ou non. Julian a fait appel sur plus d'une douzaine de points différents. La High Court examine les motifs, si je ne me trompe pas, depuis le mois de novembre, et nous attendons de savoir si elle autorisera ou non l'appel. Si elle le rejette, il est encore possible de saisir la Cour suprême, mais même là, il n'est pas certain que l'appel soit accepté. Et puis il y a la Cour européenne des droits de l'homme.
Aurait-elle alors le dernier mot ?
C'est là que réside la nouvelle dimension du Royaume-Uni. C'est comme un nouveau Brexit : rester dans le système de la Cour européenne des droits de l'homme ou en sortir. Tout est donc en suspens. Les gouvernements conservateurs successifs ont déclaré vouloir sortir de ce système, mais on ne sait pas très bien dans quelle mesure, et concernant quelles composantes du système judiciaire européen. Mais dans l'état actuel des choses, oui, la Cour européenne des droits de l'homme pourrait potentiellement arrêter une extradition. Je pense que sur le continent européen, les implications de cette affaire sont mieux comprises, en particulier dans les milieux juridiques.
Pensez-vous que le nouveau gouvernement britannique pourrait apporter des changements significatifs ? Pensez-vous que le Premier ministre Rishi Sunak puisse avoir l'intérêt ou l'autorité nécessaire pour changer de cap ?
Je pense que le Royaume-Uni est sous pression, car sa crédibilité est mise à l'épreuve, notamment en ce qui concerne la manière dont les tribunaux traitent cette affaire, qui est de nature politique. Beaucoup d'informations erronées circulent sur la surveillance dont les avocats de Julian ont fait l'objet, sur ce que le gouvernement américain faisait pendant que Julian était à l'intérieur de l'ambassade [équatorienne], sur les projets d'enlèvement ou d'assassinat, et en général sur la nature politique et les caractéristiques abusives de cette affaire. Je pense donc qu'il y a un problème d'image pour les tribunaux britanniques, et je pense qu'ils en ressentent le poids. Quant au gouvernement, je pense que l'exécutif de Rishi Sunak considère ce problème comme une question d'héritage politique.
Je pense que c'est surtout un problème pour eux que Juilian soit détenu dans une prison britannique, mais ce n'est pas leur "faute".
Pensez-vous que Joe Biden considère lui aussi qu'il s'agit d'un problème d'héritage politique ?
Je pense que Joe Biden est confronté à des forces contradictoires au sein de son gouvernement. Certaines veulent l'extradition de Julian, d'autres préfèreraient classer l'affaire. Mais en fin de compte, je dirais qu'il est très confortable pour l'administration Biden que Julian soit détenu en dehors des frontières des Etats-Unis. On peut dire qu'au fil des ans, Julian est passé à travers les mailles du système. Les États-Unis peuvent légitimement dire qu'ils ne sont pas responsables de sa détention, car cette responsabilité incombe au Royaume-Uni. Les Britanniques peuvent à leur tour affirmer que Julian n'est pas leur prisonnier, que ce sont les États-Unis qui veulent l'extrader. Et l'Australie peut dire qu'elle ne peut pas interférer entre ces deux puissances. Il y a donc toujours une sorte d'excuse administrative.
Et c'est très pratique, car Julian émet des critiques. Il critique la politique étrangère. Il critique la corruption. Il critique la façon dont les gouvernements n'ont pas poursuivi les crimes de guerre, etc. Et c'est une personne difficile à gérer en liberté. La meilleure solution est donc d'en faire un prisonnier politique. Et ils trouvent toutes sortes d'excuses pour le garder en prison le plus longtemps possible. Et c'est flagrant lorsque l'on s'adresse à l'opinion publique. Tout le monde sait que Julian est en prison, mais à moins de s'informer et de suivre l'affaire de près, les gens ne savent guère pourquoi. Et ce, parce qu'il s'agit d'un prisonnier politique.
Justement, en parlant du public et avec le public, on a l'impression que Julian Assange a perdu une partie de ce qui pourrait sembler être ses alliés naturels. Toute cette partie de l'électorat international issue des médias libéraux et de gauche, qui s'exprime généralement en faveur de la liberté de la presse. Dans ces cercles, l'affaire Assange est devenue une affaire presque "marginale , pour laquelle il n'y a souvent pas d'implication active. Avez-vous une explication ou une théorie sur ce phénomène ?
Je ne sais plus dans quelle mesure les médias de gauche peuvent être considérés comme anti-guerre. En général, je ne suis pas convaincue que le cas de Julian ait été bien compris, pour les raisons que j'ai mentionnées. On comprend très mal ce dont Julian est accusé. On comprend très mal les publications en question concernant l'Irak et l'Afghanistan. Et il s'agit de publications qui datent maintenant d'il y a 13 ans.
Cependant, personne ne met en doute la véracité des révélations de Chelsea Manning ni le fait que des crimes de guerre ont été commis en Afghanistan et en Irak. Le gouvernement américain lui-même, en la personne d'Obama, a commué la peine de Manning, qui est aujourd'hui libre. Pourquoi, alors, les accusations portées contre Julian Assange devraient-elles être maintenues ?
Pourquoi ? Parce que nos droits et libertés sont incroyablement affaiblis et amoindris, et que les protections censées sauvegarder notre liberté ne fonctionnent pas. Si les règles et les lois qui défendent la liberté de la presse, qui évitent que des personnes soient détenues arbitrairement et qui préviennent les cas de persécution politique étaient réellement efficaces, Julian ne serait pas en prison.
En Amérique, l'affaire Julian Assange devrait être confiée au tribunal du district Est de Virginie, le fameux tribunal qui a jugé et condamné John Kiriakou et bien d'autres lanceurs d'alerte. Tous avaient en commun d'être des citoyens américains ayant divulgué des informations sur des actes répréhensibles commis par les organisations pour lesquelles ils travaillaient, et d'avoir ensuite répondu de leurs actes devant un tribunal, dans leur propre pays, en s'opposant à leur ancien employeur. Cependant, Julian et vous n'êtes pas des citoyens américains, vous êtes avocate et Julian est journaliste. Pourquoi, selon vous, l'affaire Assange a-t-elle été confiée au même tribunal que celui connu pour les condamnations de lanceurs d'alerte ?
C'est totalement incompréhensible si l'on regarde les choses objectivement. C'est comme si... Prenons un exemple. Imaginons que vous ayez obtenu et publié des informations selon lesquelles le gouvernement marocain a perpétré un massacre de civils innocents en Algérie. Depuis que vous avez publié ces informations, le Maroc exige que vous soyez extradé d'Allemagne, parce que vous avez révélé leurs secrets et dévoilé leur tentative de dissimuler un massacre de civils. Quelles obligations auriez-vous, en tant que journaliste italien en Allemagne, à l'égard du gouvernement marocain ?
À ma connaissance, aucune
Au contraire, le Maroc peut prétendre appliquer ses lois sur l'espionnage de la même manière que le gouvernement américain applique les siennes. Peu importe que vous ne soyez pas et n'ayez jamais été au Maroc. Peu importe que vous soyez en Allemagne. Peu importe qu'il n'y ait aucun lien territorial. Peu importe que vous dénonciez des crimes internationaux - ce qui, soit dit en passant, peut être considéré comme une obligation légale aussi bien que morale, si vous êtes en possession d'informations prouvant un crime international ou un crime contre l'humanité. Tout cela n'a aucune importance. Le gouvernement marocain décide que ses lois s'appliquent de manière extraterritoriale au monde entier. Et peu importe que vous soyez journaliste. Il décide que vous ne l'êtes pas, parce que le gouvernement marocain ne vous considère pas comme tel. Ils soumettent donc une demande d'extradition et vous condamnent à 175 ans de prison si vous êtes extradé.
Il y a fort à parier que l'Allemagne ne vous extraderait pas. Elle ne l'a pas fait par le passé. Elle n'a même pas examiné la demande d'extradition de Can Dündar vers la Turquie, qui a été accusé pour des motifs très similaires à ceux de Julian.
Mais supposons que le Maroc ait de très bonnes relations avec, disons, la Tunisie. Vous allez faire une déclaration en Tunisie et celle-ci soumet une demande d'extradition. Le fait est que cette affaire crée un précédent. Il ne s'agit pas seulement de la possibilité que les États-Unis demandent un jour l'extradition de journalistes européens. Il s'agit d'une nouvelle norme internationale selon laquelle les journalistes sont une cible recevable pour n'importe quel pays.
Puisque nous parlons de motivations politiques, quelles sont, selon vous, les raisons qui ont poussé le gouvernement équatorien dirigé par Lenín Moreno à révoquer l'asile politique accordé à Julian Assange par le gouvernement de Rafael Correa, ce qui a conduit à son arrestation et donc à sa détention actuelle ?
Lenín Moreno a fait marche arrière sur pratiquement tout ce qu'avait fait Correa. Il a passé un accord avec les Américains, et toute l'administration Moreno a travaillé à l'établissement d'une relation stratégique avec les États-Unis, allant jusqu'à la création d'une piste d'atterrissage pour les avions militaires américains aux Galápagos. En bref, tout ce que Correa avait essayé de changer sous Moreno a été restauré. Moreno avait compris que Julian était une précieuse monnaie d'échange. Il a donc passé deux ans à œuvrer pour obtenir le meilleur accord possible, qui comprenait, entre autres, un prêt substantiel de plusieurs milliards de dollars du FMI [4,2 milliards de dollars en 2019, source FMI ndlr]. Julian a toujours été un instrument pour extorquer des concessions aux États-Unis : ils ne l'auraient jamais protégé.
Espérez-vous un changement de cap avec l'administration Biden ?
C'est un tournant colossal pour les Etats-Unis. Cette affaire invalide en effet toutes les garanties sur la liberté de la presse et la non-poursuite des journalistes, ce qui est historiquement un point capital pour les Etats-Unis. L'affaire Assange risque de créer une énorme brèche dans la protection de la liberté de la presse et de la liberté d'expression aux Etats-Unis. L'administration Biden doit donc décider si elle suit l'héritage de Trump en sapant et en compromettant essentiellement la liberté de la presse et en bafouant le premier amendement, ou si elle suit l'exemple d'Obama en prenant la direction opposée. Et jusqu'à présent, inexplicablement, ils ont choisi de suivre les traces de Trump. Les conséquences peuvent être considérables. Les élections approchent et les choses ne vont pas bien du tout pour les démocrates. Cette situation peut se retourner contre eux. L'existence même de cette affaire a agité la presse.
C'est pourquoi le New York Times et le Washington Post ont publié des déclarations en faveur de la libération de Julian. Et c'est pourquoi ils ont d'ores et déjà choisi de ne pas publier les "fuites" qu'ils reçoivent. Leurs avocats se penchent sur l'affaire Assange et leur conseillent de ne pas publier, parce qu'ils risquent des procès, ils risquent la prison. C'est dans ce climat que la presse évolue aujourd'hui, puisque la loi sur l'espionnage peut également s'appliquer à la publication d'informations. Telle est la menace qui pèse aujourd'hui sur tout éditeur confronté à une analyse de risque. Et il est évident que tout cela érode déjà la liberté de la presse.
Pourquoi avez-vous choisi de réaliser un documentaire à ce stade ?
Parce que nous voulions nous réapproprier notre histoire, l'histoire de Julian, et la raconter à notre manière. Parce que d'autres ont déjà essayé de manipuler la perception que les gens ont de Julian, des accusations portées contre lui, de ce qu'est WikiLeaks, de ses motivations. Une offensive est en cours pour façonner l'opinion publique de manière à réduire le soutien dont il bénéficie et à faciliter son emprisonnement. Pour réaliser ce film, nous avons essentiellement utilisé ce qui était à notre portée en tant que famille de Julian et nous avons estimé que notre histoire était importante à raconter. Je pense que c'est l'aspect intéressant du film. C'est une perspective complètement différente.
Vous avez parlé à plusieurs reprises des mesures de surveillance appliquées aux membres de votre famille. Pouvez-vous nous dire en quoi consistaient ces mesures ?
Nous avons découvert beaucoup de choses après coup, nous n'en connaissions pas et n'en connaissons toujours pas l'étendue réelle. Mais ce que nous avons découvert, nous le devons à des informateurs qui travaillaient dans la partie opérationnelle de la surveillance de la société de sécurité, à l'intérieur de l'ambassade. Lorsque Julian a été arrêté, nombre de ces personnes sont devenues des lanceurs d'alerte et ont fourni aux autorités espagnoles des preuves sur le type d'espionnage qu'elles menaient et sur les responsables [La société de sécurité opérant au sein de l'ambassade de l'Équateur à Londres était espagnole. L'affaire a été couverte par El País, entre autres]. Il est apparu qu'ils travaillaient pour des clients américains et qu'on leur demandait, par exemple, d'enregistrer les réunions de Julian avec ses avocats, de prendre des notes sur les réunions juridiques, de transporter physiquement des disques durs contenant des enregistrements vidéo et audio provenant de caméras cachées, etc. Des tâches spécifiques leur ont également été confiées, notamment la filature de ma mère et l'obtention de l'ADN de notre bébé, âgé de six mois à l'époque [selon des informations publiées par El País et d'autres médias espagnols, l'objectif était de vérifier si les enfants étaient réellement les enfants d'Assange]. Un jour, l'un des agents de sécurité m'a dit de ne plus venir avec notre enfant à l'ambassade, parce que cela devenait dangereux.
Si l'appel devait être entendu, et Julian libéré de prison, que feriez-vous ? Avez-vous réfléchi à ce que pourrait être votre vie après la détention ? Où voudriez-vous vivre ? Julian voudrait-il continuer à faire ce qu'il faisait avant ?
Nous vivons au jour le jour. Mais il est tout aussi important d'avoir une vision de ce que pourrait être notre avenir. On me demande souvent ce que Julian fera quand il sera sorti. Je pense que le plus important est qu'il ait la liberté de choisir comment passer le restant de ses jours. Et c'est la priorité absolue à l'heure actuelle : faire en sorte qu'il n'ait pas à passer toute sa vie en cellule.