đâđš Stella Assange : Le cas de Julian est une dĂ©monstration de force des Etats-Unis
Ce n'est pas ĂȘtre anti-amĂ©ricain que de critiquer l'injustice. En fait, c'est un devoir. LibertĂ© de la presse & la dĂ©cence humaine fondamentale sont des choses que nous ne devons pas perdre de vue.

đâđš Stella Assange : Le cas de Julian est une dĂ©monstration de force des Etats-Unis
Par Simon Zeise, le 26 avril 2023
Le fondateur de Wikileaks, Julian Assange, a été emprisonné à Londres sur ordre de Washington. Son épouse, l'avocate Stella Assange, se bat pour sa libération. Un entretien à Berlin.
En mars 2010, Julian Assange a publiĂ© sur la plateforme Wikileaks qu'il a fondĂ©e des informations secrĂštes du soldat amĂ©ricain Bradley Manning (devenu par la suite Chelsea Manning), qui documentaient des crimes de guerre commis par l'armĂ©e amĂ©ricaine en Irak et en Afghanistan. Craignant d'ĂȘtre extradĂ© vers les Ătats-Unis, il s'est rĂ©fugiĂ© en 2012 Ă l'ambassade Ă©quatorienne de Londres. Le 11 avril 2019, Assange a Ă©tĂ© emprisonnĂ© en Grande-Bretagne aprĂšs que l'Ăquateur lui a retirĂ© son droit d'asile. L'Ă©pouse de Julian Assange, l'avocate Stella Assange, s'engage depuis 2012 pour sa libĂ©ration. Le Berliner Zeitung s'est entretenu avec elle Ă Berlin.
Ă PROPOS DE L'INTERVIEWĂE
Stella Assange (nĂ©e Stella Devant en 1983 en Afrique du Sud) est une avocate spĂ©cialisĂ©e dans les droits de l'homme. Depuis 2010, elle fait partie de l'Ă©quipe de dĂ©fense de Julian Assange. Depuis 2015, ils sont en couple et ont deux enfants. En 2022, ils se sont mariĂ©s dans la prison britannique de haute sĂ©curitĂ© de Belmarsh, oĂč Julian Assange est dĂ©tenu.
đ Madame Assange, votre mari est incarcĂ©rĂ© depuis quatre ans dans une prison de haute sĂ©curitĂ© en Grande-Bretagne. Avez-vous pu lui rendre visite et comment se porte-t-il ?
Oui, je lui rends visite environ une à deux fois par semaine, nous pouvons nous voir pendant environ une heure et demie. Le procÚs dure depuis trÚs longtemps. Avant d'arriver à la prison de Belmarsh, il a passé prÚs de sept ans à l'ambassade équatorienne à Londres. Et il n'y a pas de fin en vue. C'est une lourde charge mentale et physique qu'il doit assumer au quotidien.
đ La prison de Belmarsh est considĂ©rĂ©e comme le GuantĂĄnamo de la Grande-Bretagne en raison de ses conditions difficiles. Assange est-il isolĂ© dans la prison, et reçoit-il des soins mĂ©dicaux ?
Comment peut-on supposer que les soins médicaux sont de qualité dans un tel endroit ? En octobre 2021, Julian a été victime d'une petite attaque cérébrale. Depuis, il prend des médicaments. Et il reste assis plus de 20 heures par jour dans une cellule qui ne mesure que trois mÚtres sur deux. C'est inhumain. Il doit également manger seul dans sa cellule. La plupart du temps, il peut passer au maximum une heure dans la cour, souvent moins. Il peut toutefois m'appeler et rencontrer ses avocats. Il n'a pas accÚs à Internet, mais je peux lui envoyer des articles. Il peut ainsi se tenir plus ou moins au courant de ce qui se passe. Julian est quelqu'un qui a besoin de beaucoup de stimulation intellectuelle. Il a besoin de savoir ce qui se passe dans le monde.
đ Ils se battent depuis des annĂ©es pour la libĂ©ration de Julian Assange. Il existe aujourd'hui d'importants mouvements de solidaritĂ©. Quelles amĂ©liorations avez-vous pu obtenir jusqu'Ă prĂ©sent ?
Le mouvement pour la libération de Julian grandit de jour en jour. Il est ancré dans de nombreux pays. Dans son pays d'origine, l'Australie, la grande majorité des gens sont désormais conscients de la situation, et exigent que le gouvernement australien fasse quelque chose. Ces demandes ont amené le Premier ministre Anthony Albanese à s'exprimer publiquement sur le cas, et à exiger la libération de Julian. Le soutien de la population est important, car il élargit le champ des possibles.
Aux Ătats-Unis aussi, les choses ont bougĂ© : des membres du parti dĂ©mocrate au CongrĂšs ont Ă©crit une lettre au procureur gĂ©nĂ©ral pour lui demander d'abandonner les poursuites contre Julian. Je pense que nous sommes arrivĂ©s Ă un stade oĂč le cas de Julian est devenu une rĂ©fĂ©rence culturelle aussi bien en Australie qu'aux Ătats-Unis, et dans le monde entier.

đ Assange est dĂ©tenu en Grande-Bretagne Ă la demande du gouvernement amĂ©ricain. Comment se comporte le gouvernement britannique, percevez-vous un changement de cap sous le rĂ©cent Premier ministre Rishi Sunak ?
Le gouvernement britannique suit tout ce que les Etats-Unis lui imposent. Si Washington dit : libĂ©rez-le, Londres inventera une raison pour le laisser partir. Les gouvernements conservateurs prĂ©cĂ©dents Ă©taient plus engagĂ©s Ă dĂ©nigrer Julian. Ni les Etats-Unis ni la Grande-Bretagne n'accordent une grande importance Ă la poursuite de la procĂ©dure. Les gouvernements en sont arrivĂ©s Ă un point oĂč ils risquent de perdre leur prestige.
Pour l'administration Biden, le procĂšs est un hĂ©ritage de l'administration Trump, la presse est contre le procĂšs, il donne une mauvaise image des Etats-Unis. La situation est similaire pour la Grande-Bretagne : c'est un fardeau pour eux. Alors que les Etats-Unis peuvent simplement dire que nous allons l'inculper, mais pas l'emprisonner, Londres doit expliquer qu'ils n'emprisonnent Julian qu'au nom des Etats-Unis. Je pense donc que c'est une position inconfortable pour l'Ătat britannique. Au bout du compte, ils sont la partie qui agit, c'est pourquoi ils sont aussi trĂšs critiquĂ©s.
đ Pouvez-vous me dire pourquoi un seul homme reprĂ©sente une si grande menace pour la sĂ©curitĂ© nationale des Ătats-Unis ?
C'est ce que reprĂ©sente Julian. Wikileaks avait rĂ©ussi Ă faire Ă©voluer le journalisme vers une forme plus efficace et plus transparente. Les mĂ©thodes ont Ă©tĂ© adoptĂ©es par la plupart des rĂ©dactions pour explorer et crypter de grands ensembles de donnĂ©es, afin d'obtenir des fuites de la part des lanceurs d'alerte. Ce sont des innovations qui n'Ă©taient pas utilisĂ©es avant Wikileaks. C'est le genre de publication courageuse que le gouvernement amĂ©ricain veut empĂȘcher. Il ne veut pas seulement intimider la presse, mais aussi envoyer le signal qu'il n'y aura de presse libre que dans la mesure oĂč ils le permettront. C'est la premiĂšre fois qu'ils utilisent l'Espionage Act contre un journaliste.
Le rĂ©sultat est une poursuite sĂ©lective qui peut ĂȘtre utilisĂ©e Ă tout moment contre n'importe qui. AprĂšs tout, les informations sur la dĂ©fense nationale sont publiĂ©es tous les jours dans les journaux, et sont souvent relayĂ©es par le gouvernement lui-mĂȘme. Il s'agit de crĂ©er une rĂ©alitĂ© Ă deux niveaux, des fuites autorisĂ©es, et des fuites non autorisĂ©es. C'est le signal que le gouvernement amĂ©ricain veut envoyer Ă la presse.

đ Vous critiquez les poursuites de Washington comme Ă©tant arbitraires, la loi sur l'espionnage pouvant en fin de compte ĂȘtre appliquĂ©e contre n'importe qui. Avez-vous l'impression que le grand public est conscient de l'ampleur des poursuites ?
Les progrĂšs sont notables. Il y a eu par exemple en novembre 2022 une dĂ©claration commune de grandes entreprises de mĂ©dias, dans laquelle il Ă©tait dit que le cas de Julian Ă©tait une menace pour la libertĂ© de la presse, et que les poursuites devaient ĂȘtre abandonnĂ©es. Cette dĂ©claration aurait pourtant dĂ» ĂȘtre faite il y a des annĂ©es. La presse a mis du temps Ă informer le public sur cette affaire. Il faut se rappeler ce qui est en jeu : Julian a Ă©tĂ© invitĂ© en 2010 par la rĂ©daction du Guardian en Grande-Bretagne. Il n'avait enfreint aucune loi en Europe, et s'attendait Ă une certaine protection.
Il Ă©tait impossible de prĂ©voir que les Etats-Unis appliqueraient leur loi sur l'espionnage de maniĂšre extraterritoriale. La procĂ©dure engagĂ©e contre Julian concerne aussi ce que d'autres journalistes ont fait, Ă savoir obtenir des informations, les dĂ©tenir, et les publier. Les Ătats-Unis ne font aucune diffĂ©rence Ă cet Ă©gard. La seule diffĂ©rence est qu'ils l'ont inculpĂ©, et pas les autres. C'est une dĂ©monstration de force des Ătats-Unis pour intimider les journalistes, partout. Les Etats-Unis soulignent souvent trĂšs clairement l'importance qu'ils accordent Ă la libertĂ© de la presse. Mais avec cette affaire, ils ont créé la plus grande menace pour la libertĂ© de la presse dans le monde. L'accusation se base sur une thĂ©orie juridique qui accorde Ă un Etat le droit de dĂ©cider ce qui peut ĂȘtre publiĂ© dans le pays ou Ă l'Ă©tranger.
đ Dans quelle mesure l'inculpation d'Assange a-t-elle dĂ©jĂ touchĂ© d'autres reprĂ©sentants de la presse ?
Le signal a Ă©tĂ© donnĂ© quâagir contre des journalistes et des reporters est possible. Depuis l'arrestation de Julian, on assiste Ă une dĂ©tĂ©rioration sensible de la libertĂ© de la presse. Vous l'avez vu par exemple avec Glenn Greenwald au BrĂ©sil, qui a Ă©tĂ© immĂ©diatement poursuivi par le prĂ©sident de l'Ă©poque, Bolsonaro, avec la mĂȘme thĂ©orie que celle utilisĂ©e dans le cas de Julian Ă propos de Chelsea Manning. En Australie, la police fĂ©dĂ©rale a menĂ© une descente dans les bureaux de la chaĂźne de tĂ©lĂ©vision nationale ABC aprĂšs des rĂ©vĂ©lations sur des crimes de guerre commis par les troupes australiennes en Afghanistan. Une telle chose aurait Ă©tĂ© impensable auparavant.
đ Le journaliste du Wall Street Journal, Evan Gershkowitz, a Ă©tĂ© emprisonnĂ© en Russie. Que pensez-vous de cette affaire ? Moscou agit-elle selon les mĂȘmes principes que les Etats-Unis ?
Je ne pense pas que Gershkowitz serait en prison si les Etats-Unis n'avaient pas entamĂ© une procĂ©dure contre Julian en vertu de l'Espionage Act. La Russie a certes expulsĂ© des journalistes par le passĂ©, mais elle n'a plus utilisĂ© les lois sur l'espionnage contre un journaliste depuis la guerre froide. Les Ătats-Unis ont normalisĂ© cette pratique. Je pense que c'est un exemple de la maniĂšre dont les Ătats-Unis ont rendu la vie des journalistes travaillant dans des conditions difficiles beaucoup plus prĂ©caire.
Et il semble que la prise d'otages soit dĂ©sormais une pratique assez courante. La meilleure chose que les Ătats-Unis puissent faire pour les journalistes du monde entier est de libĂ©rer Julian et d'envoyer un signal diffĂ©rent. J'ai mis cĂŽte Ă cĂŽte sur Twitter des photos du procĂšs de Gershkowitz Ă Moscou, et de Julian Ă Londres. Les deux ont Ă©tĂ© exposĂ©s dans des boĂźtes en verre. Ce sont les mĂȘmes principes. VoilĂ le vĂ©ritable Ă©tat du journalisme en 2023. C'est mauvais en Russie, et c'est mauvais en Grande-Bretagne.
đ Quels sont les dangers qui menacent Assange aux Ătats-Unis si Londres accĂšde Ă la demande d'extradition de Washington ?
Les Etats-Unis se sont engagĂ©s dans des machinations criminelles pour envoyer Julian en prison, et l'y maintenir. S'il y a une chose qui a bien Ă©tĂ© prouvĂ©e ces derniĂšres annĂ©es, c'est que Julian n'est pas coupable. Il n'a fait que son travail. Les Ătats-Unis sont l'acteur criminel. Ils ont planifiĂ© l'enlĂšvement de Julian et son assassinat. Ils ont violĂ© l'immunitĂ© diplomatique de l'ambassade Ă©quatorienne pour mener des opĂ©rations d'espionnage contre lui, ils ont mĂȘme ordonnĂ© Ă une sociĂ©tĂ© de sĂ©curitĂ© de se procurer l'ADN de notre bĂ©bĂ©.
Ils se sont comportés comme un syndicat du crime organisé pour traquer un journaliste qui a révélé leurs crimes passés. Bien sûr, Julian ne pourra jamais bénéficier d'un procÚs équitable, parce qu'il est victime de persécution politique, qu'il a été détenu arbitrairement, et que les conversations avec ses avocats ont été mises sur écoute. Il est difficile de trouver un droit qui n'ait pas été violé dans ce procÚs. Mais en fin de compte, je pense que les rapports sur les projets d'assassinat de Julian pÚsent lourd.
Le secrĂ©taire d'Ătat amĂ©ricain de l'administration Trump, Mike Pompeo, avait discutĂ© de tels plans au plus haut niveau. On ne peut pas extrader une personne vers un pays qui a conspirĂ© pour l'assassiner. Tout discours sur un procĂšs Ă©quitable deviendrait une farce. De plus, les Etats-Unis ont un systĂšme carcĂ©ral barbare - mĂȘme pour quelqu'un qui n'a pas Ă©tĂ© victime d'une persĂ©cution aussi Ă©tendue. La conception mĂȘme de la procĂ©dure contre Julian en vertu de la loi sur l'espionnage signifie qu'il ne peut pas se dĂ©fendre, car celle-ci ne prĂ©voit aucun droit Ă la dĂ©fense. Elle n'a pas Ă©tĂ© conçue pour ĂȘtre appliquĂ©e contre un journaliste.
đ Nous sommes assis ensemble Ă Berlin. De quelle maniĂšre le gouvernement fĂ©dĂ©ral allemand et la population pourraient-ils s'engager pour la libĂ©ration d'Assange ?
Je pense qu'il est important d'attirer l'attention sur le cas de Julian le 3 mai, journĂ©e de la libertĂ© de la presse. Il est Ă©galement important pour l'opinion publique allemande d'exiger que l'Allemagne ne fasse pas de compromis sur les droits de l'homme. Le cas de Julian est un exemple de la maniĂšre dont les Ătats-Unis ont outrepassĂ© leurs pouvoirs, et cette pratique devrait ĂȘtre corrigĂ©e.
C'est Ă©galement un trĂšs mauvais exemple du type de valeurs que l'Occident prĂ©tend vouloir transmettre. Ce n'est pas ĂȘtre anti-amĂ©ricain que de critiquer l'injustice. En fait, c'est un devoir si l'on prend ces valeurs au sĂ©rieux. La libertĂ© de la presse et la dĂ©cence humaine fondamentale sont des choses que nous ne devons pas perdre de vue. Le cas de Julian est liĂ© Ă tous nos droits. Il doit donc ĂȘtre dĂ©fendu et protĂ©gĂ©. Julian doit ĂȘtre libĂ©rĂ©.