👁🗨 Tartuferies de fin de règne
Et les journalistes mentent encore & toujours, servant la cause du régime. Serons-nous surpris de lire que les cliques politiques réfléchissent déjà aux moyens de contourner le Congrès ? Pas vraiment.
👁🗨 Tartuferies de fin de règne
Par Patrick Lawrence pour ScheerPost, le 22 mars 2024
Comme j’en parlais la semaine dernière avec Dioclétien [empereur romain qui a régné de 284 à 305] autour d'un Prosecco, il est bien difficile de diriger un empire de nos jours. Il faut mentir aux gens pratiquement en permanence pour assurer le ravitaillement des troupes qui surveillent le périmètre. Aucun mensonge n'est trop grotesque pour obtenir l'assentiment du public. Parfois, il faut même duper le Sénat.
“Ah, oui, les sénateurs”, répondit le vieux tyran.
“Avec eux, tout n’est que pure formalité. Vous pouvez laisser les sénateurs dans l'ignorance si la protection de vos arcanes impériaux l'exige. C'est d'ailleurs ce qu'ils préfèrent généralement. Quant à la vox populi, il faut parfois feindre de l'entendre, mais il n’est pas utile d'y prêter attention.”
“Fils de pute !”, me suis-je exclamé, citant l'actuel gardien des secrets impériaux de l'Amérique. “Vous avez parfaitement compris le régime Biden”.
Il est vrai que l'autocrate fut très rusé.
Mentir aux Américains pour faire avancer les affaires de l'empire n'a rien de nouveau. Il y a 76 ans, la semaine dernière, le président Truman a fait valider par l'opinion publique les interminables interventions de Washington de l'après-guerre dans son célèbre discours au Congrès, où il disait “faire craindre l'enfer au peuple américain”. Il y a 60 ans, en août dernier, le président Johnson a simulé l'incident du golfe du Tonkin pour justifier l'envoi de troupes au sol au Viêt Nam. Concernant la mise à l'écart des gogos du Capitole, nous parlons de présidence impériale depuis qu'Arthur Schlesinger a inventé ce terme dans les derniers jours de l'administration Nixon.
Trois quarts de siècle plus tard, Joe “Biden les nouvelles idées” n'a pas changé de cap d'un iota sur la boussole des cliques politiques.
La Maison-Blanche de Joe Biden, en expédiant deux cargaisons d'armes à Israël pour qu'il poursuive son génocide des Palestiniens de Gaza depuis que les forces d'occupation israéliennes - que nous rebaptiserons “les barbares” - ont lancé leur blocus à l'automne dernier, a suscité suffisamment d'objections dans de nombreux milieux. Les fonds en question s'élevaient à 106 et 147,5 millions de dollars, et pour chacun de ces deux montants, l'administration a invoqué l'autorité d'urgence afin de contourner l'approbation obligatoire du Congrès.
Aujourd’hui, une majorité significative d'Américains appelle le président Biden contraigne Israël à proclamer un cessez-le-feu - ce que, comme chacun sait, il pourrait faire en un clin d'œil. Dans un sondage réalisé du 27 février au 1er mars pour le Center for Economic and Policy Research, plus de la moitié des sondés pensaient que les États-Unis doivent cesser tout envoi d'armes à Israël - “finis les fonds américains pour la machine de guerre de Netanyahou”, comme l'a dit Bernie Sanders, le sénateur du Vermont.
Mais le peuple et le Congrès importent peu. Le premier doit être ignoré, et il existe divers moyens de contourner le second. Le Washington Post a rapporté dans son édition du 6 mars qu'au fur et à mesure que les ventes d'armes à l'État de l'apartheid se sont avérées politiquement problématiques, les responsables politiques de Joe Biden ont autorisé secrètement plus d'une centaine de livraisons distinctes, sous le manteau. Nous ne connaissons pas la valeur de ces livraisons, mais chacune d'entre elles était suffisamment modeste pour ne pas nécessiter d'autorisation législative.
Pas de débat, pas de divulgation. Nous ne sommes au courant de ces transferts que parce que des responsables du régime en ont parlé au Congrès lors d'une “récente réunion d'information classifiée”. Auparavant, le Congrès n'était pas non plus au courant de ces transferts, bien que cela puisse paraître extrêmement improbable. Je ne vois pas comment le Capitole pourrait ne pas être au courant d'une opération de cette ampleur. Je suppose que les législateurs ont une fois de plus été tout à fait satisfaits de céder leurs responsabilités à la présidence impériale. Ce récent briefing classifié a fait la une du Post parce que c'est ainsi que la Sécurité nationale tente d'attirer l'attention du public.
Ces expéditions sont manifestement contraires aux dispositions de la loi, voire à ses modalités d'application. Mais personne au sein de l'administration n'a jugé bon de fournir une explication depuis la parution de l'article du Post, sans parler de présenter des excuses pour avoir trompé un public de plus en plus critique à l'égard de la politique israélienne du régime. Le Congrès n'a pas soulevé la moindre objection - le Congrès, c'est-à-dire les 435 représentants et 50 sénateurs élus et payés pour représenter vos intérêts et les miens.
Flash-back sur l'histoire.
Le règne de Dioclétien, de 284 à 305 après J.-C., a été marqué par quelques événements. Il a exécuté des milliers de chrétiens et brûlé de nombreuses églises, tout en menant moultes réformes constitutionnelles et administratives destinées à rendre le trône impérial encore plus impérial. Le Sénat romain continuait de se réunir dans un bâtiment que Dioclétien avait fait construire à cet effet. Mais il ne nourrissait plus aucune illusion sur ses pouvoirs. L'une de ses réformes a consisté à s'assurer qu'il n'en détenait aucun dans les affaires de l'État. L'organe autrefois responsable du droit romain ne gérait plus que des tâches subalternes et de simples rituels.
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Nous n'avons pas encore l'autorisation officielle de conclure publiquement que l'Ukraine a perdu la guerre par procuration entre l'Amérique et la Russie - cela reste un des grands impondérables. Mais nous sommes autorisés - encouragés, en fait - à dire à quel point le régime de Kiev a désespérément besoin de davantage d'armes américaines s'il veut stopper la progression russe et - j'adore cette partie - les faire reculer et gagner la guerre.
Dans l'édition du 8 mars, la revue Foreign Affairs titrait : “Le temps presse en Ukraine”. Avec ce sous-titre, bien conçu pour préserver le degré d'illusion nécessaire : “Kiev ne peut exploiter la faiblesse de l'armée russe sans l'aide des États-Unis”. Vous pouvez lire le reste de cet article de Dara Massicot ici si vous y tenez, mais les termes utilisés sont ceux que Foreign Affairs veut que vous sachiez, ou que vous pensiez savoir : le soutien supplémentaire de 60,1 milliards de dollars proposé par le régime Biden devrait sauver la situation, et le Congrès doit cesser de le bloquer.
C'est devenu en quelque sorte le thème récurrent sur l'Ukraine depuis que le Council on Foreign Relations, qui détient Foreign Affairs, l'a annoncé il y a quelques semaines. Il est désormais acceptable de suggérer que le conflit qui a littéralement détruit une autre nation et un autre peuple pour la cause de l'imperium américain est dans “l'impasse”, mais seulement s'il en résulte que davantage d'armement est nécessaire pour maintenir au pouvoir les voleurs et les néo-nazis qui sévissent à Kiev. Les impasses peuvent être évitées, voyez-vous. On ne perd qu'une fois, après quoi on n'a plus besoin d'armes.
Le 14 mars, le New York Times a titré “L'Amérique se retire de l'Ukraine” dans son article quotidien intitulé “The Morning”. Cette fois-ci, le sous-titre est “Ce à quoi la guerre pourrait ressembler si l'Ukraine ne reçoit plus de soutien de la part des États-Unis”. C'est toujours la même histoire : tout est perdu si les États-Unis n'envoient pas à l'Ukraine davantage de matériel de guerre immédiatement. Et tout paraît possible, dans ce cas.
C'est une chose pour Dara Massicot de parler de la nécessité désespérée pour les États-Unis d'envoyer plus d'armes à Kiev. Tel est son travail à la Carnegie Endowment for International Peace, et nous pouvons laisser Mme Massicot à son paradoxe “la guerre, c'est la paix”. Il en va tout autrement pour un journaliste du Times à New York. En lisant “l'article” de German Lopez, gardez à l'esprit que vous n'êtes pas en train de vous documenter sur un sujet traité par un journaliste : ce n'est pas du journalisme que vous êtes en train de lire, c'est le travail d'un commis d'une agence de presse. Vous lisez ce que reproduit un employé de bureau des cliques politiques qui normalise le désir de ces dernières de réapprovisionner l'Ukraine pour en faire une réalité incontestable.
Du bon journalisme repose sur des sources multiples, comme n'importe quel étudiant en première année d'école de journalisme peut vous le dire. Dans le cas de Lopez, il s'agit d'un article à source unique qui ne permet pas d'avoir d'autre point de vue sur la guerre que le mantra officiel, alors que le régime de Biden tente de soutirer de l'argent au Congrès. Pire encore, la source unique citée par Lopez n'est même pas le fonctionnaire habituel de l'administration qui ne peut être nommé en raison de l’aspect “sensible” de telle ou telle question. Non, la source est “mon collègue Julian Barnes, qui couvre la guerre”.
Ah, ah, ah, ah, ah, ah, a…ttendez. Tout d'abord, Julian Barnes ne couvre pas la guerre. Depuis le bureau du Times à Washington, il couvre ce que le régime veut que le public pense de la guerre, point final. Deuxièmement, comment les rédacteurs en chef du Times peuvent-ils se permettre de faire citer par un journaliste un autre journaliste comme faisant autorité dans un article, alors que le journaliste cité répète mot pour mot - sans la moindre critique, sans aucune réserve, et dans des termes à peu près inchangés - ce que l'administration déclare à chaque conférence de presse concernant la guerre en Ukraine et dans toutes ses déclarations publiques ?
“Avec un plan d'aide, les Ukrainiens auront de bien meilleures chances de renforcer leurs défenses, de tenir le coup. Et, en certains points, ils pourraient même être en mesure de regagner du terrain”, explique M. Barnes à M. Lopez. “Il incombe donc aux États-Unis de faire parvenir de l'aide à l'Ukraine.”
Notre Julian est un penseur original. Il faut lui reconnaître ce mérite.
J'ai longtemps pensé que les nombreux Massicot, Barnes et Lopez dans nos rangs s'habillent tous les matins dans le même vestiaire, tant leurs propos sont identiques. Je me suis à nouveau posé la question lorsque, un jour après la parution de l'article du Times, le Washington Post a publié “Les États-Unis prévoient un avenir sombre pour l'Ukraine si le projet de loi sur cette aide échoue au Congrès”. Je vous le dis, si vous inversiez les signatures des articles du Times et du Post, même les journalistes ne s'en rendraient pas compte.
Ces gens ne font ni plus ni moins que mettre en œuvre les mensonges de l'impérium. Voici trois exemples :
Si l'armement américain est si essentiel à la guerre qu'on le proclame, ce n'est plus la guerre de l'Ukraine, si tant est qu'elle l'ait jamais été. C'est la guerre de l'Amérique, la vôtre et la mienne.
L'Ukraine n'a pas acculé les Russes à l'impasse. Si Kiev n'a pas déjà perdu la guerre par procuration de Washington - tel est mon avis - elle est en train de la perdre au ralenti, sans la moindre probabilité d'inverser le cours des choses.
Nous nous trouvons face à un mensonge par omission. Le régime Biden a déjà alloué un total d'environ 75 milliards de dollars à l'effort de guerre du régime de Kiev, selon les chiffres publiés récemment par Foreign Affairs.
Cela équivaut au budget de défense 2022 de la Russie, et aux 84 milliards de dollars du budget 2023 de Moscou - sans compter les 60,1 milliards de dollars que Biden réclame maintenant.
Sachant que plus de la moitié de ce que les États-Unis ont déjà envoyé semble avoir été barboté ou écoulé sur le marché noir, j'ai quelques questions à poser à MM. Barnes et Lopez ainsi qu'à l'équipe de journalistes que le Washington Post a cités dans son article. Où en est l'analyse, si des politiciens et des officiers militaires véreux volent l'aide dont Kiev dit avoir besoin pour lutter contre les forces russes ? Où est mentionnée cette réalité incontournable dans le déroulement de la guerre ? Où sont passés les rédacteurs en chef de New York et de Washington qui se doivent - en principe - d'insister auprès de leurs journalistes pour que la question soit abordée ? Et s'ils peuvent affirmer que le vol ne joue aucun rôle, où est l'article qui nous explique pourquoi tous les vols n'ont aucune importance ?
Une seule affirmation dans ces articles - enfin ! - les différencie les uns des autres. L'article du Post, qui va un peu plus loin que le Times ou Foreign Affairs, rapporte que “sans un soutien militaire américain accru, ‘d'innombrables vies’ seront sacrifiées cette année alors que Kiev s'efforce d'éviter l'effondrement”. Ces propos émanent de l'habituel “haut fonctionnaire” anonyme, qui déclare au Post :
“Voici ce qu'il faut en retenir : même si l'Ukraine tient bon, ce que nous affirmons en fait, c'est que nous allons mettre en péril d'innombrables vies pour y parvenir”.
Comprenons-nous bien ? Mettre fin au soutien d'une guerre déjà perdue ou qui s'oriente inéluctablement vers la défaite ne sauvera pas de vies : elle va en coûter. La logique interne veut qu'il soit hors de question pour Kiev de négocier un règlement pacifique avec Moscou, comme le Kremlin l'a proposé à de nombreuses reprises. Cela a longtemps été présenté comme une autre vérité “normalisée”. Une fois de plus, c'est une chose pour un fonctionnaire de l'administration d'avancer ces arguments écœurants, et c'en est une autre pour les journalistes de les recracher sans esprit critique.
Cette fois, le régime Biden est coincé, et doit faire face à des législateurs fatigués d'envoyer de l'argent à des escrocs.
Et les journalistes censés couvrir l'affaire sont contraints de mentir au public pour servir la cause du régime. Serons-nous surpris de lire, par-ci par-là, que les cliques politiques réfléchissent déjà aux moyens de contourner une fois de plus le Congrès ?
Pas vraiment.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son nouveau livre, Journalists and Their Shadows, vient de paraître chez Clarity Press.
https://scheerpost.com/2024/03/22/patrick-lawrence-late-imperial-duplicities/