đâđš TempĂȘte sur lâOccident : le paradigme intellectuel libĂ©ral nâest plus
Hector, de lâIliade, dans sa quĂȘte de grandeur & de renommĂ©e Ă©ternelle, a Ă©tĂ© piĂ©gĂ© & tuĂ© sous les murs de Troie. Tornade-Trump-MAGA serait peut-ĂȘtre bien inspirĂ© de mĂ©diter la morale de l'histoire...
đâđš TempĂȘte sur lâOccident : le paradigme intellectuel libĂ©ral nâest plus
Par Alastair Crooke, le 27 mai 2025
PrĂ©sentation lors des XXIIIe Lectures scientifiques internationales Likhachev, UniversitĂ© des sciences humaines et sociales de Saint-PĂ©tersbourg, 22-23 mai 2025 â Transformer le monde : problĂšmes et perspectives, XXIIIe Lectures scientifiques internationales Likhachev, Saint-PĂ©tersbourg
L'année derniÚre à Saint-Pétersbourg, j'ai posé la question suivante : l'Occident sortira-t-il de sa guerre culturelle en tant que partenaire potentiel plus conciliant ? Ou l'Occident se désagrÚgera-t-il et recourra à une attitude belliqueuse pour tenter de maintenir la cohésion ?
Tel Ă©tait alors le dĂ©bat. La âcontre-rĂ©volutionâ est dĂ©sormais en marche sous forme de la âtornade Trumpâ. Et l'Occident s'est dĂ©jĂ dĂ©sagrĂ©gĂ© : le projet Trump est en train de mettre l'AmĂ©rique Ă sens dessus dessous, tandis qu'en Europe, la crise, le dĂ©sespoir et la fureur font rage pour renverser Trump et âtoutes ses Ćuvresâ.
Est-ce donc âçaâ ? La rĂ©volte attendue contre l'imposition culturelle âprogressisteâ ?
Non. Ce n'est pas lĂ toute l'Ă©tendue des mutations insidieuses et retentissantes en cours aux Ătats-Unis. Celles-ci provoquent des soubresauts politiques bien plus complexes. On ne parlera plus d'une simple querelle courtoise entre rouges et bleus. Car il y a encore un autre âcoupâ Ă venir, au-delĂ de la rĂ©volution MAGA.
Le vĂ©ritable enjeu aux Ătats-Unis ne se joue pas dans les sĂ©minaires de la Brookings Institution ou dans les Ă©ditoriaux du New York Times. Il se joue en coulisses, Ă l'abri des regards, hors de portĂ©e de cette sociĂ©tĂ© bien-pensante, et surtout hors des sentiers battus. L'AmĂ©rique connaĂźt actuellement une mutation qui s'apparente davantage Ă celle qu'a connue Rome Ă l'Ă©poque d'Auguste.
En d'autres termes, le principal événement est l'effondrement d'un ordre élitiste paralysé et l'émergence de nouveaux projets politiques.
L'effondrement du paradigme intellectuel du libĂ©ralisme mondial â ses illusions et la structure technocratique de gouvernance associĂ©e â transcende le schisme rouge/bleu en Occident. Le dysfonctionnement flagrant associĂ© aux guerres culturelles occidentales a soulignĂ© la nĂ©cessitĂ© de repenser entiĂšrement l'approche de la gouvernance Ă©conomique.
Pendant trente ans, Wall Street a vendu un fantasme, et cette illusion vient de voler en Ă©clats. La guerre commerciale de 2025 a rĂ©vĂ©lĂ© la vĂ©ritĂ© : la plupart des grandes entreprises amĂ©ricaines sont maintenues Ă flot par des chaĂźnes d'approvisionnement fragiles, une Ă©nergie bon marchĂ© et une main-d'Ćuvre Ă©trangĂšre. Et maintenant ? Tout s'Ă©croule.
Pour parler clairement, les élites libérales ont simplement démontré qu'elles ne sont ni compétentes ni professionnelles en matiÚre de gouvernance.
Et elles ne comprennent pas la gravité de la situation à laquelle elles sont confrontées, à savoir que l'architecture financiÚre qui permettait autrefois de trouver des solutions faciles et d'assurer une prospérité sans effort a largement dépassé sa date de péremption.
L'essayiste et stratĂšge militaire AurĂ©lien a inscrit cette idĂ©e dans un article intitulĂ© L'Ă©trange dĂ©faite, dont le titre fait rĂ©fĂ©rence Ă la âcurieuseâ incapacitĂ© de l'Europe Ă apprĂ©hender les Ă©vĂ©nements mondiaux :
â ... c'est-Ă -dire la dissociation presque pathologique du monde rĂ©el dont [l'Europe] fait preuve dans ses paroles et ses actes. Pourtant, mĂȘme si la situation se dĂ©tĂ©riore... l'Occident ne montre aucun signe d'une comprĂ©hension plus rĂ©aliste de la situation, et il est trĂšs probable qu'il continuera Ă vivre dans cette vision alternative de la rĂ©alitĂ©, jusqu'Ă ce qu'il en soit expulsĂ© de forceâ.
Oui, certains comprennent que le paradigme économique occidental, basé sur la dette et le consumérisme hyper-financier, a fait son temps et que le changement est inévitable. Mais ils sont tellement investis dans le modÚle économique anglo-saxon qu'ils sont paralysés. Pas d'alternative [T.I.N.A. : There is no alternative] est le mot d'ordre.
Ainsi, l'Occident est systĂ©matiquement dĂ©passĂ© et déçu lorsqu'il traite avec des Ătats qui font au moins l'effort de se tourner vers l'avenir de maniĂšre organisĂ©e.
L'Occident est en crise, mais pas comme le pensent les progressistes ou les technocrates bureaucratiques. Son problĂšme n'est pas le populisme, la polarisation ou tout autre sujet âĂ la modeâ dans les talk-shows des mĂ©dias grand public. Le mal profond est structurel : le pouvoir est tellement diffus et fragmentĂ© qu'aucune rĂ©forme significative n'est possible. Chaque acteur dispose d'un droit de veto et aucun n'est en mesure d'imposer une cohĂ©rence. Le politologue Francis Fukuyama a qualifiĂ© ce phĂ©nomĂšne de âvĂ©tocratieâ, une situation oĂč tout le monde peut bloquer, mais personne ne construit.
Le chroniqueur américain Matt Taibbi observe :
âEn prenant du recul, au sens large, nous sommes confrontĂ©s Ă une crise de compĂ©tence dans ce pays. Elle a eu un impact Ă©norme sur la politique amĂ©ricaineâ.
D'une certaine maniĂšre, le dĂ©calage avec la rĂ©alitĂ© â l'absence de compĂ©tence â est profondĂ©ment ancrĂ© dans le nĂ©olibĂ©ralisme mondial actuel. Ce phĂ©nomĂšne peut en partie ĂȘtre attribuĂ© au cĂ©lĂšbre argument avancĂ© par Friedrich von Hayek dans La Route de la servitude, selon lequel l'intervention de l'Ătat et la planification Ă©conomique mĂšnent inĂ©vitablement Ă la servitude. Son propos est rĂ©guliĂšrement repris dĂšs qu'un besoin de changement se fait sentir.
Le deuxiĂšme axe (alors que Hayek luttait contre les fantĂŽmes de ce qu'il appelait le âsocialismeâ) Ă©tait celui des AmĂ©ricains scellant une âunionâ avec l'Ă©cole monĂ©tariste de Chicago, dont le fils spirituel allait ĂȘtre Milton Friedman, qui signera l'âĂ©dition amĂ©ricaineâ de La Route de la servitude, qui (ironiquement) sera intitulĂ©e Capitalisme et libertĂ©.
L'Ă©conomiste Philip Pilkington Ă©crit que l'illusion de Hayek selon laquelle les marchĂ©s sont synonymes de âlibertĂ©â s'est tellement rĂ©pandue que tous les discours en sont complĂštement imprĂ©gnĂ©s. Dans les milieux policĂ©s et en public, vous pouvez certes ĂȘtre de gauche ou de droite, mais vous serez toujours, d'une maniĂšre ou d'une autre, nĂ©olibĂ©ral, sinon vous ne serez tout simplement pas autorisĂ© Ă participer au dĂ©bat.
âChaque pays a ses particularitĂ©s, mais dans les grandes lignes, ils suivent tous un schĂ©ma similaire : le nĂ©olibĂ©ralisme fondĂ© sur la dette est avant tout une thĂ©orie visant Ă rĂ©organiser l'Ătat afin d'assurer le succĂšs du marchĂ© et de ses acteurs les plus importants, Ă savoir les entreprises modernesâ.
Pourtant, tout le paradigme (nĂ©o)libĂ©ral repose sur cette notion de maximisation du profit comme pilier central (alors que les motivations humaines sont dĂ©finies de maniĂšre rĂ©ductrice en termes purement matĂ©riels). Il part du principe que la motivation est utilitaire â et uniquement utilitaire â comme illusion fondamentale. Comme l'ont soulignĂ© des philosophes des sciences tels que Hans Albert, la thĂ©orie de la maximisation de l'utilitĂ© exclut a priori toute cartographie du monde rĂ©el, rendant ainsi la thĂ©orie invĂ©rifiable.
Son illusion rĂ©side en ce qu'elle subordonne le bien-ĂȘtre de l'homme et de la communautĂ© aux marchĂ©s et prĂ©suppose que la âconsommationâ excessive est une compensation suffisante pour la vassalitĂ© inhĂ©rente. Cette idĂ©e a Ă©tĂ© poussĂ©e Ă l'extrĂȘme par Tony Blair, qui a dĂ©clarĂ© qu'Ă son Ă©poque, la politique n'existait plus. En tant que Premier ministre, il a prĂ©sidĂ© un cabinet composĂ© d'experts techniques, d'oligarques et de banquiers, dont la compĂ©tence leur a permis de diriger l'Ătat avec prĂ©cision. La politiquen'avait plus lieu d'ĂȘtre : laissons cela aux technocrates.
âLe gouvernement conservateur britannique Ă©lu en 1979 a donc dĂ©cidĂ© â plutĂŽt que d'imiter les concurrents prospĂšres de la Grande-Bretagne en prenant le contre-pied de leur politique â de miser essentiellement sur la magie. Il ne restait donc plus au gouvernement qu'Ă crĂ©er le bon environnement magique (faibles impĂŽts, peu de rĂ©glementations) et Ă laisser les âanimaux spirituelsâ des entreprises faire spontanĂ©ment le reste, grĂące Ă la âmagieâ (choix lexical intĂ©ressant) du âmarchĂ©â. Le magicien, cependant, aprĂšs avoir invoquĂ© ces pouvoirs, devait veiller Ă ne pas s'immiscer dans leur fonctionnementâ, comme l'a Ă©crit Aurelien.
Ces idées ont été empruntées à la gauche américaine, mais leur cosmopolitisme les a diffusées à travers l'Europe.
âL'obsession anglo-saxonne (aujourd'hui plus largement occidentale) pour les entrepreneurs hĂ©roĂŻques archĂ©typaux et les universitaires en rupture de parcours a occultĂ© un fait historique : aucune industrie majeure, aucune technologie clĂ© n'a jamais Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©e sans un certain niveau de planification et de soutien gouvernementalâ.
Il est clair que ces systÚmes d'idées libérales mondialistes sont idéologiques (voire magiques) plutÎt que scientifiques. Et une idéologie, lorsqu'elle n'est plus efficace, est remplacée par une autre.
La leçon Ă retenir ici est que lorsqu'un Ătat devient incompĂ©tent, quelqu'un finit par se lever pour le gouverner. Pas par consensus, mais avec coercition. L'un des remĂšdes historiques Ă cette sclĂ©rose politique n'est pas le dialogue ou le compromis, mais ce que les Romains appelaient la proscription, une purge officialisĂ©e. Sylla le savait. CĂ©sar l'a perfectionnĂ©e. Auguste l'a institutionnalisĂ©e. S'emparer des intĂ©rĂȘts de l'Ă©lite, la priver de ses ressources, la dĂ©pouiller de ses biens et la contraindre Ă l'obĂ©issance... sous peine de reprĂ©sailles !
Comme l'a prédit Walter Kirn, critique politique et culturel américain :
âĂ l'avenir, que vont vouloir les gens ? Ă quoi vont-ils accorder de l'importance ? Que vont-ils valoriser ? Leurs prioritĂ©s vont-elles Ă©voluer ? Je pense que oui, et de maniĂšre radicale...
â[Les AmĂ©ricains] vont moins se soucier des questions philosophiques et/ou politiques Ă long terme telles que l'Ă©quitĂ©, etc. Ils se contenteront d'un minimum de compĂ©tence. En d'autres termes, nous vivons une pĂ©riode d'Ă©volution des prioritĂ©s, et je pense qu'un grand changement se profile : un changement profond, car nous avons l'impression d'avoir Ă©tĂ© confrontĂ©s Ă des problĂ©matiques futiles en nous occupant des problĂšmes d'autres pays, comme l'Ukraine ou d'autres, en leur accordant des financements colossauxâ.
Que pense Bruxelles de tout cela ? Absolument rien. La technocratie européenne est toujours sous le charme de l'Amérique des années Obama, terre de soft power, de politique identitaire et de capitalisme néolibéral cosmopolite. Elle espÚre (et s'attend) à ce que l'influence de Trump soit balayée lors des élections législatives de mi-mandat de l'année prochaine. Les élites bruxelloises continuent de confondre le pouvoir culturel de la gauche américaine avec le pouvoir politique.
Le conservatisme amĂ©ricain semble donc se reconstruire sous une forme plus brutale, plus cynique et bien moins nostalgique. Il aspire Ă©galement Ă Ă©merger sous une forme plus centralisĂ©e, coercitive et radicale. Alors que de nombreuses familles aux Ătats-Unis et en Europe sont au bord de la faillite et de possibles saisies en raison de l'implosion de l'Ă©conomie rĂ©elle, cette frange de la population â qui comprend dĂ©sormais une proportion grandissante de la classe moyenne â mĂ©prise autant les oligarques que l'establishment, et ne cesse de glisser vers une rĂ©ponse potentiellement violente. La guerre culturelle passera alors de l'arĂšne publique au âchamp de batailleâ de la rue.
L'administration amĂ©ricaine actuelle est avant tout attachĂ©e Ă cette vision ancienne de âgrandeurâ â la grandeur individuelle et sa contribution Ă l'ensemble de la civilisation.
L'individu transgressif, par exemple, joue un rÎle important dans les théories d'Ayn Rand sur les industriels et les génies (dans ses romans, on trouve toujours un élément fort représentant l'outsider, ce criminel transgressif qui apporte à la société une énergie nouvelle dont les insiders sont incapables), écrit le politologue Corey Robin.
En bref, on peut dire sans ĂȘtre trĂšs surpris qu'il existe une affinitĂ© entre le conservatisme populiste et le radicalisme d'aujourd'hui. Cependant, comme l'explique Emily Wilson dans son livre The Iliad, la perte de la âgrandeurâ est rarement facile Ă rĂ©cupĂ©rer.
On ne peut ignorer l'analogie avec L'Iliade pour dĂ©crire la situation actuelle, dans laquelle Trump cherche Ă restaurer la âgrandeurâ de son pays et, ce faisant, Ă sâassurer une kleos (renommĂ©e) personnelle Ă©ternelle. Aujourd'hui, nous pourrions parler d'âhĂ©ritageâ. Dans L'Iliade, ce terme dĂ©finit et donne aux chefs mortels la capacitĂ© mĂ©taphorique de transcender la mort par les honneurs et la gloire.
Cependant, cela ne se termine pas toujours bien : Hector, le protagoniste, qui recherche également la kleos, est piégé dans un combat et tué sous les murs de Troie. Trump ferait bien de méditer la morale de l'histoire de L'Iliade.
Traduit par Spirit of Free Speech