👁🗨 Trois éclats d’obus israéliens
Mon frère Karim allait à son cours de maths, avec pour seuls bagages un livre, un cahier et deux stylos, les modestes outils d'un étudiant. Il voulait juste apprendre. Il ne menaçait personne.

👁🗨 Trois éclats d’obus israéliens
Par Donya Ahmad Abu Sitta pour The Electronic Intifada, le 3 juin 2025
Mon frère Karim est allé chercher de l'eau pour la famille le 28 avril en fin de matinée.
Nous vivons à Khan Younis, près du complexe médical Nasser, qui dispose d'un point d'accès à l'eau ouvert à heures fixes.
Karim devait tout de même transporter l'eau jusqu'à notre appartement situé au cinquième étage, ce qui lui prenait généralement plus de 40 minutes.
Comme Karim n'était pas encore revenu, j'ai déplacé son bureau en bois de sa chambre au salon afin de redécorer notre appartement.
Karim a rapporté plus de quatre gallons d’eau [≈ 15 litres] et en a accidentellement renversé dans l'entrée et par terre.
Ma mère ne lui en a pas voulu, cela fait partie de la routine quotidienne depuis qu'il va chercher l'eau.
Karim s'est assis à son bureau pour se reposer. Ma mère, avec sa gentillesse habituelle, m'a demandé de lui servir une tasse de thé chaud et amer.
Nous n'avions plus de sucre, on n'en trouvait plus dans les magasins, et quand il y en avait, les prix étaient exorbitants.
J'ai pris la théière et un verre, je me suis approchée de Karim et je lui ai versé une tasse de thé brun foncé, d'où s'élevait une légère vapeur.
Avant même que ses lèvres ne puissent goûter la chaleur du thé, Karim a murmuré : “Ya Allah ! Que le temps passe vite. Il ne me reste plus beaucoup de temps”.
Il était 11 h 40, il ne restait que vingt minutes avant le début du cours de maths de Karim.
Karim a 18 ans, il est élève en tawjihi [Ndt : examen de dernière année de lycée] et travaille dur pour obtenir son diplôme afin de pouvoir aller à l'université.
Comme les écoles sont fermées, il suit ses cours sur YouTube. Parfois, il me demande de l'aider à réviser après les cours.
Karim a enfilé sa chemise à la hâte, laissant refroidir sa tasse de thé sur son vieux bureau en bois, et est sorti en moins d'une minute.
Je suis sortie sur le balcon et j'ai regardé Karim s'éloigner, petit point qui s’éloignait rapidement dans la rue jusqu'à ce qu'il disparaisse de ma vue.
En attendant Karim
Je suis rentrée terminer quelques corvées avant de me mettre à travailler pour mon examen de traduction.
Environ deux heures plus tard, j'ai rejoint ma mère pour préparer le déjeuner : un ragoût d'aubergines et de pois chiches.
Nous nous sommes assis en tailleur dans le salon et j'ai aidé ma mère à verser le ragoût fumant dans des assiettes.
Ma mère a mis une assiette de côté pour Karim, sachant qu'il allait bientôt rentrer.
Nous avons commencé à manger sans lui, car il était en retard, mais nous avons laissé son assiette à sa place, en attendant son retour.
Nous avons fini de manger, et l'assiette de Karim était toujours intacte. Parfois, son professeur de mathématiques prolongeait le cours pour couvrir plus de matière, et on a pensé que c'était le cas.
Je suis allée dans ma chambre pour continuer à réviser mon examen de traduction.
Dès que j'ai allumé mon ordinateur portable, mon autre frère Hussein, qui fait des études de médecine en Égypte, m'a appelé.
J'étais très occupée, car mon examen de traduction avait lieu dans quelques heures, alors j'ai passé le téléphone à ma sœur Lubna pour qu'elle le donne à ma mère.
Moins d'une minute plus tard, j'ai entendu le cri de ma mère déchirer le silence de la maison alors qu'elle demandait anxieusement : “Dans quel hôpital est-il ?”
J'ai bondi de ma chaise et me suis précipité vers ma mère, la tête pleine de questions : Qui ? Comment ? Pourquoi ?
Après avoir raccroché, ma mère m'a dit : “Appelle ton frère Hassan et dis-lui que Karim est blessé”.
Ma mère pleurait : “Ya Allah, protège Karim”.
J'avais l'impression d'étouffer.
Mes mains se sont mises à trembler.
J'ai composé le numéro de Hassan et j'ai tendu le téléphone à Lubna, car il fallait que je m'habille.
Ma mère, mon petit frère Salman et moi avons couru jusqu'à l'hôpital Al-Amal, dans le centre de Khan Younis, où Karim avait été transporté.
J'avais l'impression qu'un rocher m'écrasait la poitrine, suffoquant de plus en plus.
Ma mère nous a dit que le médecin chargé de Karim était un ami d'enfance de Hussein, d'où l'appel à ce dernier pour l'informer.
Les trente minutes de marche jusqu'à l'hôpital ne nous ont pris que dix minutes.
Quand nous sommes arrivés, Hassan était déjà là. L'air inquiet, il nous a dit :
“Karim a été touché par trois éclats d'obus, deux à l'épaule et un dans le dos”.
Karim était allongé sur un lit d'hôpital et les médecins lui ont demandé de ne pas bouger. Ma mère et moi avons fondu en larmes dès que nous avons vu Karim.
Les médecins, limités par le manque de ressources, ne pouvaient rien faire pour Karim. Il a été renvoyé à la maison le jour même.
Cours reporté
Karim a expliqué que lorsqu'il est arrivé à son cours de maths, le professeur l'avait reporté d'une heure car il n'avait pas encore fini avec le groupe précédent.
“Je suis allé prier dans une mosquée voisine”, a déclaré Karim. “Puis j'ai croisé mon ami Hamza, qui était à moto”.
Karim connaissait Hamza al-Sha'er, 17 ans, depuis qu'ils étaient en CE2. Hamza était un ami proche de notre famille. Il nous rendait souvent visite dans le quartier de Qizan al-Najjar avant que nous déménagions près du complexe médical Nasser en octobre 2024.
Karim et Hamza ont discuté un moment, et Karim lui a dit à quel point son ancien quartier lui manquait.
“On y va en moto, ça te dit ?” proposa Hamza. “Je te ramènerai après à l'école pour que tu ne sois pas en retard”.
Karim accepta sans hésiter.
En chemin, ils ont croisé un autre ami, Muhammad, lui aussi originaire de notre quartier. Hamza lui a proposé de visiter le quartier, et Muhammad a accepté.
Lorsqu'ils sont arrivés près du restaurant Ramadan, à quelques mètres seulement de notre ancien quartier, Hamza a arrêté sa moto, craignant que l'armée israélienne ne les prenne pour cible, comme elle le fait souvent avec les véhicules.
Ils ont continué à pied jusqu'à notre quartier, Qizan al-Najjar.
“Des drones ont commencé à voler très près”, s’est souvenu Karim. “Leur bourdonnement devenait de plus en plus fort, comme le bruit d'un essaim d'abeilles en colère”.
Puis Karim a entendu le sifflement distinct d'un missile qui descendait.
“J'ai senti une peur glaciale m'envahir”, a-t-il raconté.
Personne n'a bougé.
Le missile a frappé à quelques mètres devant eux, creusant un grand cratère dans le sol, mais sans blesser personne.
Karim, Hamza et Muhammad se sont dispersés dans différentes directions pour se mettre à l'abri : Hamza et Muhammad ont couru vers la droite tandis que Karim s'est précipité vers la gauche.
Quelques secondes plus tard, deux autres missiles ont frappé près du même endroit.
“J'ai entendu une explosion assourdissante”, a continué Karim. “Puis j'ai senti une chaleur et une douleur se propager dans tout mon corps”.
Il avait été touché à l'épaule et au dos par des éclats d'obus israéliens.
Hamza a été touché à l'abdomen, où il a laissé une tache rouge foncé.
Muhammad a essayé de se relever, mais s'est effondré à nouveau, s'évanouissant à cause d'une blessure à la poitrine.
“Je me suis précipité dans un salon de coiffure voisin et j’ai enroulé une serviette autour de moi pour essayer d'arrêter le saignement dans mon dos”, a déclaré Karim.
“Pendant plus d'une heure, le ‘zanana’ a plané au-dessus de nos têtes comme un spectre”, a-t-il poursuivi. “Hamza et Muhammad étaient allongés, immobiles dans la rue, gémissant de temps en temps, jusqu'à ce que leurs voix s'éteignent”.
Alors que le bourdonnement du drone disparaissait lentement, leurs gémissements ont cessé. Hamza et Muhammad étaient morts de leurs blessures.
Un voisin, venu inspecter sa maison bombardée la veille par Israël, s'est approché de Karim et lui a dit prudemment à voix basse :
“Pose ton sac à dos, enlève ta chemise pleine de sang, lève les mains et retourne au restaurant Ramadan. J'ai appelé une ambulance, elle t'attend là-bas”.
Karim a fait ce qu'on lui a dit. Il a marché les mains en l'air jusqu'au restaurant Ramadan, où il a trouvé l'ambulance qui l'attendait. Les ambulanciers l'ont transporté d'urgence à l'hôpital Al-Amal.
Mon frère Karim était en route pour son cours de maths, avec pour seuls bagages un livre, un cahier et deux stylos, les modestes outils d'un étudiant.
Il voulait juste apprendre.
Karim ne menaçait personne.
Traduit par Spirit of Free Speech
Donya Ahmad Abu Sitta est écrivain à Gaza.
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