đâđš Trump bouscule un ordre mondial en crise, mais le chaos recĂšle autant dâopportunitĂ©s que de menaces
En l'absence d'un recentrage de la politique sur la vie elle-mĂȘme, un violent retour de bĂąton est inĂ©vitable. Est-ce ce contrecoup auquel nous assistons aujourd'hui ?
đâđš Trump bouscule un ordre mondial en crise, mais le chaos recĂšle autant dâopportunitĂ©s que de menaces
Par Alastair Crooke, le 16 avril 2025
Les actions de Trump n'Ă©taient ni impulsives ni fantaisistes. La âsolution tarifaireâ a Ă©tĂ© prĂ©parĂ©e par son Ă©quipe depuis des annĂ©es.
Le âchocâ Trump â son âdĂ©centrageâ de l'AmĂ©rique, qui n'est plus le pivot de âl'ordreâ d'aprĂšs-guerre via le dollar â a provoquĂ© un profond clivage entre ceux qui ont tirĂ© d'Ă©normes avantages du statu quo, d'une part, et, d'autre part, la faction MAGA qui considĂšre dĂ©sormais le statu quo comme nĂ©faste, voire comme une menace existentielle pour les intĂ©rĂȘts amĂ©ricains. Les deux camps se sont enlisĂ© dans une polarisation acerbe et conflictuelle.
L'une des ironies du moment est que le prĂ©sident Trump et les rĂ©publicains ultraconservateurs ont insistĂ© pour dĂ©noncer â comme une âmalĂ©diction Ă©conomiqueâ â les avantages du statut monĂ©taire de rĂ©serve qui a prĂ©cisĂ©ment apportĂ© aux Ătats-Unis la vague d'Ă©pargne mondiale leur permettant de jouir du privilĂšge unique d'imprimer de l'argent sans consĂ©quences dĂ©favorables : jusqu'Ă prĂ©sent, du moins ! Il semble que le niveau d'endettement finisse par avoir son importance, mĂȘme pour le LĂ©viathan.
Le vice-prĂ©sident Vance compare dĂ©sormais la monnaie de rĂ©serve Ă un âparasiteâ qui a rongĂ© la substance de son âhĂŽteâ â l'Ă©conomie amĂ©ricaine â en imposant un dollar surĂ©valuĂ©.
Pour ĂȘtre clair, le prĂ©sident Trump a estimĂ© qu'il n'y avait pas d'autre choix : soit il bouleverse l'ordre Ă©tabli, au prix de souffrances considĂ©rables pour tous ceux qui dĂ©pendent du systĂšme financier, soit il laisse les Ă©vĂ©nements suivre leur cours vers un effondrement Ă©conomique inĂ©vitable des Ătats-Unis. MĂȘme ceux qui ont compris le dilemme auquel sont confrontĂ©s les Ătats-Unis ont nĂ©anmoins Ă©tĂ© quelque peu choquĂ©s par l'audace Ă©hontĂ©e dont il a fait preuve en imposant purement et simplement des droits de douane au monde entier.
Les mesures prises par Trump (comme beaucoup le prĂ©tendent) n'Ă©taient ni âimpulsivesâ ni fantaisistes. La âsolution tarifaireâ a Ă©tĂ© prĂ©parĂ©e par son Ă©quipe ces derniĂšres annĂ©es et fait partie intĂ©grante d'un cadre plus complexe, qui vient compenser les effets des droits de douane sur la rĂ©duction de la dette et les recettes par un programme de rapatriement forcĂ© des industries manufacturiĂšres dĂ©localisĂ©es.
Trump fait un pari dont l'issue est incertaine : il risque de provoquer une crise financiĂšre encore plus grave, car les marchĂ©s financiers sont surendettĂ©s et vulnĂ©rables. Mais une chose est sĂ»re : le dĂ©centrage de l'AmĂ©rique qui rĂ©sultera de ses rudimentaires menaces et de l'humiliation infligĂ©e aux dirigeants mondiaux finira par provoquer une rĂ©action nĂ©gative tant dans les relations avec les Ătats-Unis que dans la propension mondiale Ă continuer de dĂ©tenir des actifs amĂ©ricains (tels que les bons du TrĂ©sor amĂ©ricain). La dĂ©fiance de la Chine envers Trump donnera le ton, mĂȘme pour ceux qui sont loin d'avoir le poids de la Chine.
Pourquoi Trump prendrait-il alors un tel risque ? Parce que derriÚre les initiatives audacieuses de Trump, note Simplicius, se cache une dure réalité à laquelle sont confrontés de nombreux partisans du MAGA :
âIl est indĂ©niable que la main-d'Ćuvre amĂ©ricaine a Ă©tĂ© dĂ©vastĂ©e par une triple menace : les migrations massives, la dĂ©sorganisation gĂ©nĂ©rale des travailleurs rĂ©sultant du dĂ©clin culturel et, en particulier, la marginalisation croissante et la perte de droits des hommes conservateurs. Ces facteurs ont fortement contribuĂ© Ă la crise actuelle, qui remet en question la capacitĂ© de l'industrie manufacturiĂšre amĂ©ricaine Ă retrouver un jour son prestige d'antan, quelle que soit l'ampleur des mesures prises par Trump pour rĂ©former l'ordre mondial en criseâ.
Trump est en train de dĂ©clencher une rĂ©volution pour renverser cette rĂ©alitĂ© â mettre fin Ă l'anomie amĂ©ricaine â en rapatriant (du moins l'espĂšre-t-il) l'industrie amĂ©ricaine.
On peut observer actuellement dans l'opinion publique occidentale â âqui ne se limite en aucun cas aux intellectuelsâ ni aux seuls AmĂ©ricains â un sentiment de dĂ©couragement face Ă âl'absence de motivationâ de leur pays, ou Ă l'incapacitĂ© de faire ce qui doit ĂȘtre fait, face Ă une incompĂ©tence et Ă une âcrise de compĂ©tenceâ. Ces personnes aspirent Ă un leadership plus fort et plus dĂ©terminĂ©, Ă un pouvoir sans contrainte et Ă une certaine radicalitĂ©.
Un soutien haut placé de Trump le dit sans détours :
âNous nous trouvons aujourd'hui Ă l'aube d'un tournant dĂ©cisif. Si nous voulons affronter âle grand mĂ©chantâ chinois, nous ne pouvons pas nous permettre d'ĂȘtre divisĂ©s... Il est temps de montrer les dents, sans pitiĂ©, sans concession. Les susceptibilitĂ©s doivent ĂȘtre balayĂ©es comme des plumes par un ouraganâ.
Il n'est pas surprenant que, dans ce contexte général de nihilisme occidental, se développe une mentalité favorable au pouvoir et aux solutions technocratiques impitoyables, voire brutales dans leur approche. Prenez-en bonne note : nous tous sommes promis à un avenir tumultueux.
Le dĂ©clin Ă©conomique de l'Occident, dĂ©jĂ bien amorcĂ©, est encore aggravĂ© par les dĂ©clarations souvent contradictoires de Trump. Cela fait peut-ĂȘtre partie de son registre, mais son caractĂšre alĂ©atoire donne nĂ©anmoins l'impression que rien n'est fiable, ni stable.
Selon des âsources proches de la Maison Blancheâ, Trump aurait perdu toute inhibition lorsqu'il s'agit de prendre des mesures audacieuses : âIl est au sommet de son art, il s'en fout complĂštementâ, a dĂ©clarĂ© au Washington Post un responsable de la Maison Blanche bien informĂ© des intentions de Trump :
âLes mauvaises nouvelles ? Il s'en fout. Il fera ce qu'il a Ă faire. Il fera ce qu'il a annoncĂ© pendant sa campagneâ.
Lorsqu'une partie de la population d'un pays doute du âmanque de volontĂ©â ou de l'incapacitĂ© de son propre pays Ă âfaire ce qui doit ĂȘtre faitâ, souligne Aurelian , elle commence, de temps Ă autre, Ă s'identifier psychologiquement Ă un âpays tiersâ, considĂ©rĂ© comme plus fort et plus dĂ©terminĂ©. En ce moment particulier, âla capeâ d'âune sorte de super-hĂ©ros nietzschĂ©en â au-delĂ des considĂ©rations de bien et de malâ ⊠âretombe sur IsraĂ«lâ â du moins pour un groupe influent de dĂ©cideurs politiques amĂ©ricains et europĂ©ens. Aurelian poursuit :
âIsraĂ«l, une combinaison superficielle de sociĂ©tĂ© occidentale, de tĂ©mĂ©ritĂ©, de cruautĂ© et de mĂ©pris total pour le droit international et la vie humaine, en a sĂ©duit beaucoup et est devenu un modĂšle Ă imiter. Le soutien occidental Ă IsraĂ«l pour Gaza prend tout son sens quand on sait que les politiciens occidentaux et une partie de la classe intellectuelle disent secrĂštement admirer les mĂ©thodes brutales et impitoyables de la guerre menĂ©e par IsraĂ«lâ.
Pourtant, malgrĂ© les perturbations et les problĂšmes causĂ©s par le ârevirementâ amĂ©ricain, celui-ci reprĂ©sente Ă©galement une Ă©norme opportunitĂ© : celle de passer Ă un autre paradigme social, au-delĂ du financiarisme nĂ©olibĂ©ral. Jusqu'Ă prĂ©sent, cette option a Ă©tĂ© Ă©cartĂ©e en raison de l'insistance des Ă©lites Ă prĂŽner le TINA [there is no alternative : il n'y a pas d'alternative]. Aujourd'hui, une ouverture se profile.
Karl Polyani, dans son ouvrage âLa Grande Transformationâ (publiĂ© il y a environ 80 ans), soutenait que les mutations Ă©conomiques et sociales massives dont il a Ă©tĂ© tĂ©moin durant sa vie â la fin du siĂšcle de âpaix relativeâ en Europe de 1815 Ă 1914, puis la spirale d'instabilitĂ© Ă©conomique, de fascisme et de guerre qui s'est ensuivie et se poursuivait encore au moment de la publication du livre â ne relevaient que d'une seule et mĂȘme cause :
Avant le XIXe siĂšcle, affirmait Polyani, le âmode d'existenceâ humain (l'Ă©conomie en tant que composante organique de la sociĂ©tĂ©) a toujours Ă©tĂ© âancrĂ©â dans la sociĂ©tĂ© et subordonnĂ© Ă la politique, aux traditions, Ă la religion et aux rapports sociaux locaux, c'est-Ă -dire subordonnĂ© Ă une culture civilisationnelle. La vie n'Ă©tait pas considĂ©rĂ©e comme une entitĂ© distincte, rĂ©duite Ă des particularitĂ©s bien dĂ©finies, mais comme les Ă©lĂ©ments d'un tout organique, c'est-Ă -dire de la vie elle-mĂȘme.
Le nihilisme postmoderne (qui a dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© en nĂ©olibĂ©ralisme dĂ©rĂ©gulĂ© des annĂ©es 1980) a renversĂ© cette logique. En tant que tel, il a constituĂ© une rupture ontologique avec une grande partie de l'histoire. Non seulement il a artificiellement dissociĂ© l'âĂ©conomieâ des âmodes d'existenceâ politiques et Ă©thiques, mais l'Ă©conomie de libre-Ă©change (telle que formulĂ©e par Adam Smith) a exigĂ© la subordination de la sociĂ©tĂ© Ă la logique abstraite du marchĂ© autorĂ©gulĂ©. Pour Polanyi, cela âsignifiait ni plus ni moins qu'une communautĂ© fonctionnant comme un appendice du marchĂ©â, et rien de plus.
Il est donc Ă©vident que la solution consiste Ă redonner Ă la sociĂ©tĂ© sa place prĂ©pondĂ©rante au sein d'une communautĂ© Ă©minemment humaine, c'est-Ă -dire Ă lui donner un sens par le biais d'une culture vivante. En ce sens, Polanyi a Ă©galement soulignĂ© le caractĂšre territorial de la souverainetĂ©, l'Ătat-nation Ă©tant la condition prĂ©alable Ă l'exercice dĂ©mocratique de la politique.
Polanyi aurait sans doute affirmĂ© qu'en l'absence d'un recentrage de la politique sur la vie elle-mĂȘme, un violent retour de bĂąton est inĂ©vitable. Est-ce ce contrecoup auquel nous assistons aujourd'hui ?
Lors d'une confĂ©rence rĂ©unissant des industriels et des entrepreneurs russes, le 18 mars 2025, Poutine a prĂ©cisĂ©ment Ă©voquĂ© une solution alternative pour la Russie, celle d'une âĂ©conomie nationaleâ. Poutine a notamment soulignĂ© le blocus imposĂ© Ă l'Ătat et prĂ©sentĂ© la rĂ©ponse russe, un modĂšle susceptible d'ĂȘtre adoptĂ© par une grande partie du globe.
Il s'agit d'un mode de pensée économique déjà pratiqué par la Chine, qui a anticipé la guerre tarifaire de Trump.
Le discours de Poutine â mĂ©taphoriquement parlant â constitue le pendant financier de son discours de 2007 au Forum de Munich sur la sĂ©curitĂ©, oĂč il a relevĂ© le dĂ©fi militaire lancĂ© par âl'OTAN collectifâ. Le mois dernier, cependant, il est allĂ© plus loin : Poutine a clairement dĂ©clarĂ© que la Russie a relevĂ© le dĂ©fi lancĂ© par l'ordre financier anglo-saxon de âl'Ă©conomie de libre-Ă©changeâ (open economy).
Dans un sens, le discours de Poutine ne contenait rien de vraiment nouveau : il marque le passage du modĂšle du âlibre-Ă©changeâ Ă celui de l'âĂ©conomie nationaleâ.
L'âĂ©cole d'Ă©conomie nationaleâ (du XIXe siĂšcle) soutenait que l'analyse d'Adam Smith, fortement axĂ©e sur l'individualisme et le cosmopolitisme, nĂ©gligeait le rĂŽle crucial de l'Ă©conomie nationale.
Le rĂ©sultat d'un libre-Ă©change gĂ©nĂ©ral ne saurait ĂȘtre une rĂ©publique universelle, mais au contraire une soumission universelle des nations les moins dĂ©veloppĂ©es aux puissances manufacturiĂšres et commerciales dominantes. Les partisans d'une Ă©conomie nationale ont opposĂ© Ă l'Ă©conomie de marchĂ© de Smith une âĂ©conomie fermĂ©eâ permettant aux industries naissantes de se dĂ©velopper et de devenir compĂ©titives sur la scĂšne mondiale.
âNe vous bercez pas d'illusions : il n'y a rien au-delĂ de cette rĂ©alitĂ©â, a averti Poutine devant les industriels russes rĂ©unis en mars 2025. âOubliez vos chimĂšresâ a-t-il dĂ©clarĂ© aux dĂ©lĂ©guĂ©s :
âLes sanctions et les restrictions sont aujourd'hui notre rĂ©alitĂ©, tout comme la nouvelle spirale de rivalitĂ© Ă©conomique dĂ©jĂ enclenchĂ©e.
âLes sanctions ne sont ni temporaires ni ciblĂ©es : elles constituent un mĂ©canisme de pression systĂ©mique et stratĂ©gique contre notre nation. Quels que soient les dĂ©veloppements mondiaux ou les bouleversements de l'ordre international, nos concurrents chercheront sans cesse Ă contenir la Russie et Ă rĂ©duire ses capacitĂ©s Ă©conomiques et technologiques.
âN'espĂ©rez pas la libertĂ© totale des Ă©changes commerciaux, des transactions financiĂšres et des transferts de capitaux. Ne comptez pas sur les mĂ©canismes occidentaux pour protĂ©ger les droits des investisseurs et des entrepreneurs... Je ne parle pas ici de systĂšmes juridiques, car ils n'existent tout simplement pas ! Ils n'existent que pour servir leurs propres intĂ©rĂȘts ! C'est lĂ tout le problĂšme. Vous voyez ? »
âOui, les dĂ©fis [de la Russie] sont rĂ©elsâ, a dĂ©clarĂ© Poutine, âmais ceux de l'Occident les sont tout autant. La domination occidentale dĂ©cline. De nouveaux centres de croissance mondiale occupent dĂ©sormais le devant de la scĂšneâ.
Ces dĂ©fis ne sont pas un âproblĂšmeâ, mais une opportunitĂ©, a affirmĂ© Poutine : nous donnerons la prioritĂ© Ă la production nationale et au dĂ©veloppement des industries technologiques. L'ancien modĂšle est rĂ©volu. La production de pĂ©trole et de gaz ne sera qu'un complĂ©ment Ă une âĂ©conomie rĂ©elleâ largement autosuffisante et intra-nationale, l'Ă©nergie n'Ă©tant plus son moteur. Nous sommes ouverts aux investissements occidentaux, mais uniquement Ă nos conditions, et le petit secteur âouvertâ de notre Ă©conomie rĂ©elle, par ailleurs refermĂ©e et autosuffisante, continuera bien sĂ»r Ă commercer avec nos partenaires du BRICS.
La Russie revient au modÚle de l'économie nationale, laisse entendre Poutine.
âC'est ce qui nous protĂšge des sanctions et des droits de douane. La Russie rĂ©sistera Ă©galement aux pressions, Ă©tant autosuffisante en Ă©nergie et en matiĂšres premiĂšresâ,
a déclaré Poutine. Un paradigme économique alternatif trÚs clair face à un ordre mondial en pleine débùcle.
Traduit par Spirit of Free Speech