👁🗨 Trump vs. l'État profond
Une “culture du secret” a proliféré comme du kudzu à Washington, une “banalisation du secret” & la “dissimulation comme modus vivendi”. C'est dans ce climat vicié que l'État profond a prospéré.
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👁🗨 Trump vs. l'État profond
Par Patrick Lawrence pour ScheerPost, le 17 février 2025
Voici le premier de deux articles consacrés à l'offensive en cours du président Trump contre les institutions et les agences qui composent l'État profond - ou, si vous préférez, l'État administratif, l'État permanent ou le gouvernement invisible. Vous trouverez ici le second article de cette série: ‘Quelles sont les chances de Trump face à l’État profond ?’ .
Ça alors !! Dans une série de récents rebondissements la semaine dernière, le nouveau régime de Trump s'est résolument engagé dans son combat contre l'État profond sur le plan de la sécurité nationale. Les enjeux sont considérables, ou pourraient l'être. Soit Donald Trump se met à exercer un contrôle politique sur le gouvernement invisible, soit le gouvernement invisible fait tomber Donald Trump comme il l'a fait lors de son premier mandat présidentiel. Restons vigilants.
Les attaques contre l'USAID, l'appel téléphonique avec Vladimir Poutine, la désaffection naissante du régime de Kiev, les nouveaux échanges avec la République islamique, la confirmation de Tulsi Gabbard au poste de directeur du renseignement national : je ne sais pas si ces événements et leur timing reflètent un plan coordonné, ou des idées sorties d’un chapeau, ou la pensée du président, mais en tout cas pas vraiment celle de son entourage. Quoi qu'il en soit, considérons ces évolutions en dents de scie comme un tout pour comprendre ce qui est fondamentalement en jeu.
Et on peut ajouter un autre point au tableau. Le 13 février, Trump a lancé sa proposition la plus détonante à ce jour - ou l'une d'entre elles, compte tenu de la rapidité à laquelle les déflagrations se succèdent ces jours-ci. C'est sa déclaration, enregistrée jeudi par C-SPAN, selon laquelle il désire rencontrer les présidents de la Russie et de la Chine, “et dire : réduisons de moitié notre budget militaire”.
Vous comprenez maintenant ce que j'entends par “Ça alors !”. Vous comprenez mieux ce que je veux dire en suggérant que Trump est sur la bonne voie - délibérément, de son propre chef - pour affronter la machine même qui a plus ou moins brisé son premier mandat.
L'expression “État profond” est la traduction littérale du turc derin devlet, qui désigne un réseau invisible d'officiers de l'armée dont le pouvoir s'exerçait indépendamment du gouvernement pendant la guerre froide. Dans le cas des États-Unis, l'État profond existe plus ou moins depuis que l'administration Truman s'est dotée de ses institutions phares peu après les victoires de 1945 - la Central Intelligence Agency en 1947, la National Security Agency cinq ans plus tard. Il a émergé - façon de parler - le 22 novembre 1963. Les années suivantes, comme l'a relaté Daniel Patrick Moynihan dans ‘Secrecy : The American Experience’ (Yale, 1998), une “culture du secret” a proliféré comme du kudzu à Washington. Le défunt sénateur a parlé de la “banalisation du secret” et de la “dissimulation comme modus vivendi”. C'est dans ce climat vicié que l'État profond a prospéré.
On se souvient peut-être que c'est lorsque Donald Trump a fait irruption sur la scène politique nationale au cours de la campagne de 2016 que l'expression “État profond” est apparue pour la première fois dans le discours public, à ma connaissance. Et pour cause : il était remonté à la surface. Les propos de Trump sur la détente avec la Russie, la fin des guerres américaines et autres idées prétendument folles, bizarres et irresponsables ont alarmé les généraux et les barbouzes. La perspective d'une victoire de Trump sur Hillary Clinton dans les urnes en novembre a effrayé les libéraux au pouvoir. Les médias et les instances de justice et d'application de la loi ont largement contribué à la cause.
Je ne sais plus quand le très estimé Ray McGovern a créé le terme MICIMATT, son acronyme astucieux désignant les sphères militaro-industrielles, le Congrès, les services du renseignement, les médias, les universités et les think tanks, pour décrire l'étendue du pouvoir de “l'État profond”. L'État profond des débuts ressemble à ces téléviseurs encombrants que l'on associe aux premières années de la télévision - encombrants, primitifs. Aujourd'hui, les tentacules de l'organisme s'étendent à tous les secteurs du MICIMATT et, j'imagine, probablement au-delà. MICIMATT+ est donc vraiment le terme adapté.
L'État profond est devenu monstrueusement malin pendant les années du Russiagate et a empiré au fur et à mesure qu'il s'étendait aux institutions les plus fondamentales de l'Amérique, notamment, mais pas seulement, au ministère de la Justice, pendant le mandat calamiteux de M. Biden. Je dirais qu'il s'agit désormais d'un cancer stade 4. De toutes les crises qui affligent notre république exsangue, la croissance tumorale de l'État profond doit être classée parmi les plus graves.
Trump a manifestement l'intention de s'attaquer à l'État profond dans la plupart ou la totalité de ses manifestations, et on ne peut pas l'en blâmer après le sabotage implacable de son premier mandat. Il s'agit à première vue d'une entreprise louable. Je me plais à croire que le projet de Trump va au-delà de la simple vengeance, car l'objectif, la finalité, s'avèreront décisifs pour le succès ou l'échec de toute tentative de démanteler, de paralyser, de restreindre ou de démanteler une structure aussi imposante.
Trump vs. l'État profond : l'entreprise est prometteuse, mais j'ai des doutes. Le président ne me semble pas présenter la gravité, les capacités de réflexion et le sérieux nécessaire pour mener à bien et efficacement cette tâche primordiale. S'attaquer à l'État profond ne revient pas à s'asseoir en face d'un promoteur immobilier concurrent à une table en acajou à Manhattan. Trump ne me semble pas suffisamment armé pour faire la guerre à des agents dont le savoir-faire pervers des méthodes de subversion est bien rodé et éprouvé.
Les agences de renseignement et le reste de la machine tentaculaire de l'État profond peuvent faire tomber Trump une deuxième fois de tant de manières, pour dire les choses autrement. En outre, lui et ses collaborateurs se feront avoir s'ils ne s'attellent pas à la tâche dans le respect des limites de la Constitution. Ne croyons surtout pas que les démocrates éviteront d'abuser à nouveau des institutions gouvernementales, que les généraux et les barbouzes se tiendront tranquilles ou que les minables qui dénoncent Trump dans les médias grand public pratiqueront moins le mensonge et la désinformation cette fois-ci que la fois précédente. D’ailleurs, ils sont déjà à pied d'œuvre.
Non, si tout se passe bien, nous allons assister au chaos ou à quelque chose qui s'en rapproche au cours des quatre prochaines années, tant la résistance aux objectifs du programme de Trump risque de s'avérer vive. À ce stade, il n'est tout simplement pas possible de libérer la politique américaine de la présence de cette force malveillante qui s'y cache sans engendrer un chaos d'une ampleur historique.
Une petite voix intérieure ne cesse de me répéter : pourquoi Trump ? Pourquoi ne trouve-t-on pas quelqu'un de compétent en politique avec une analyse solide de l'État profond en tant que crise nationale pour s'atteler à la tâche ? En allant très loin, très très loin, même un libéral relooké dont les résolutions vont dans la bonne direction ferait l'affaire.
Mais c'est Trump. D'accord, c'est l'ascension politique de Trump qui a fait sortir du bois l'État profond, après tout. Il semble certainement suffisamment en colère et déterminé pour s’atteler à une tâche que nous devons tous reconnaître comme nécessaire. Et s'il ne parvient pas à maîtriser la bête, ne pouvons-nous pas considérer son échec comme un bon début ? À mon avis, la présence de l'État profond dans la vie politique américaine ne disparaîtra jamais du tableau, maintenant que Trump a établi sa présence insidieuse sur la scène politique. C'est déjà une bonne chose.
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Le raid éclair d'Elon Musk contre l'Agence américaine pour le développement international au début du mois ne mérite pas forcément des applaudissements inconditionnels. Le motif de son attaque éclair me paraît spécieux, étant donné que la charte de l'USAID place l'agence sous “l'autorité directe et l'orientation politique du secrétaire d'État”. Mais la meute de gamins de vingt ans que le crypto-fasciste Musk a déployée à Washington s'est engouffrée dans le bâtiment de l'USAID comme un cocktail de Gardes rouges chinoises et de monstres juvéniles peuplant Sa Majesté des mouches. C'est un mauvais début si le projet consiste vraiment à soumettre les différents éléments de l'État profond à un contrôle démocratique.
Il n'en reste pas moins que les activités de l'agence comprennent une aide qui bénéficie à un grand nombre de personnes dans les pays sous-développés. Mais il faut aussi reconnaître la place importante de l'USAID dans les vastes opérations de l'État profond. Comme me l'ont rappelé certains lecteurs depuis la publication de l'article précité, j'ai été trop indulgent en mettant l'accent sur les opérations humanitaires de l'USAID. “Ce que je vois surtout, ce sont les dirigeants élus du Sud se réjouir de sa disparition [celle de l'USAID]”, a fait remarquer un lecteur dans le fil de commentaires de Consortium News. Il cite ensuite un message publié sur les réseaux sociaux par Nayib Bukele, le président de gauche devenu populiste du Salvador au cours des six dernières années :
“La plupart des gouvernements ne veulent pas que les fonds de l'USAID affluent dans leur pays parce qu'ils savent où une grande partie de cet argent atterrit en réalité. Alors qu'ils se présentent comme un soutien au développement, à la démocratie et aux droits de l'homme, la majorité de ces fonds sont acheminés vers des groupes d'opposition, des ONG aux agendas politiques et des mouvements déstabilisateurs.
“Dans le meilleur des cas, 10 % des fonds parviennent à des projets qui aident réellement les populations dans le besoin (il y en a), mais le reste est utilisé pour alimenter la dissidence, financer des manifestations et saper les administrations qui refusent de s'aligner sur l'ordre du jour mondialiste. La suppression de cette soi-disant aide n'est pas seulement bénéfique pour les États-Unis, c'est aussi une grande victoire pour le reste du monde”.
Je ne peux pas vérifier les statistiques de Bukele, mais même si son pourcentage est inexact de trois, quatre ou cinq points, on comprend pourquoi la purge de Musk à l'USAID n'a suscité que peu de clameurs de désespoir, voire aucune, de la part de la majorité non-occidentale du monde.
Reste à savoir si Trump et Musk, ainsi que le secrétaire d'État Marco Rubio, renonceront aux nombreuses opérations illégales de subversion de l'USAID - précisément celles qui méritent d'être immédiatement interrompues. On aimerait bien y croire, mais il ne faut pas s'emballer. C'est Musk qui a déclaré il y a quelques années, alors que les États-Unis venaient d'évincer Evo Morales de la présidence en Bolivie : “Nous pouvons faire tomber qui nous voulons”. Musk ne se souvient-il pas de la manière dont cela s'est fait - en soutenant des réactionnaires catholiques conservateurs d'origine espagnole et l'habituel groupe d'ONG de la “société civile” financées par l'USAID ? Rappelons que Musk avait alors les yeux rivés sur les vastes gisements de lithium de la Bolivie pour les batteries de ses voitures. Et il y a beaucoup plus de Teslas sur les routes aujourd'hui qu'à l'époque.
Au Venezuela, au Nicaragua, et ailleurs en Amérique centrale : l'Amérique latine est truffée de projets de l'USAID du type de ceux que Bukele a dénoncés la semaine dernière, et Rubio n'est rien d'autre qu'un interventionniste adepte des coups d'État qui s'intéresse particulièrement à la région. Et les projets de déstabilisation en cours dans les anciennes républiques soviétiques et leurs satellites, notamment la Géorgie et la Roumanie, où l'USAID mène des opérations de subversion en ce moment même : qu'en est-il de ceux-ci ? Ce qu'il faut faire, c'est niveler l'USAID et reconstruire une organisation similaire à partir de zéro. L'opération Trump-Musk a porté un premier coup à une institution clé de l'État profond, mais tout le reste est à venir.
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La conversation téléphonique entre Trump et Vladimir Poutine est la principale nouvelle de la semaine dernière. C'est tout de même plus, bien plus important, que la guerre bureaucratique que Musk a l'air d'être décidé à mener. Elle marque un revirement majeur pour l'État profond, même s'il n'en résulte strictement rien - et rien du tout n'est pas à exclure, ne l'oublions pas.
Pour situer brièvement ce revirement, c'est après les événements du 11 septembre 2001 que les Richelieus de l'administration Bush II ont déclaré que les États-Unis ne s'adresseraient plus à leurs adversaires, car cela leur “donnerait trop de crédibilité”. Fait remarquable, ce raisonnement absurde a pratiquement prévalu depuis. Joe Biden et ses collaborateurs l'ont poussé à l'extrême, refusant, à de rares exceptions près, tout contact avec Moscou, alors même qu'ils attisaient les tensions au point de provoquer un nouveau conflit mondial. Mais la politique de Joe Biden ne fut que l'aboutissement logique de la sinistrose qui remonte à l'époque Bush-Cheney-Rumsfeld.
Le monde des États profonds raffole de ce genre de diplomatie non diplomatique. Ils s'en nourrissent. C'est une confirmation passivement agressive de l'exceptionnalisme de l'imperium américain. Et refuser tout contact avec l'ennemi, ou avec ceux que les cliques politiques qualifient d'ennemis, crée précisément l'environnement nécessaire pour maintenir un niveau de danger élevé. Les périls incessants, les menaces omniprésentes, autant dire l'évidence, sont bénéfiques pour les affaires de l'État profond - notamment, mais pas seulement, pour les activités corrompues à l'extrême du complexe militaro-industriel. C'est ainsi qu'a fonctionné la rupture de tout contact avec Moscou. Washington pourrait en faire autant avec la Chine, mais les États-Unis sont trop impliqués dans l'économie chinoise pour que cette option fonctionne.
On parle beaucoup aujourd'hui de Trump et de son équipe comme d'un bouleversement de l'ordre mondial. Il faudra attendre pour savoir dans quelle mesure cela s'avère vrai. Mais lorsque Trump et Poutine ont décroché leur téléphone la semaine dernière, chacun entendant la voix de l'autre, le monde tel que nous l'avons connu ces dernières années a pris un meilleur départ. Voilà une certitude.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son nouveau livre, Journalists and Their Shadows, vient de paraître chez Clarity Press. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon.
https://scheerpost.com/2025/02/17/patrick-lawrence-trump-vs-the-deep-state/
Oui, restons vigilants et lucides...Les déclarations tonitruantes souvent sans aucunes suites du gouvernement Trump sont une méthode politique, rien d’autre...Espérons que RFK, plus calme, donnera plus de résultats tangibles sur le long terme car ses objectifs sont liés directement aux sentiments bafoués des citoyens américains sous Biden.