👁🗨 Un monde d'illusions : la dernière guerre de l'hégémon
Les “institutions occidentales” sont non seulement “inaptes” à penser stratégiquement en terme d'équilibre mondial, de guerre & de paix, mais aussi étanches à “l'art de gouverner & l'art militaire”.
👁🗨 Un monde d'illusions : la dernière guerre de l'hégémon
Par Pepe Escobar, le 21 septembre 2024
Andreï Martyanov s'est taillé une place de choix, auréolée de prestige, en matière de réflexion critique approfondie sur toutes les questions de guerre et de paix.
Dans ses livres précédents, sur son blog Reminiscence of the Future et dans d'innombrables podcasts, il est devenu la source incontournable lorsqu'il s'agit des rouages de l'Opération militaire spéciale [“SMO”] en Ukraine, ainsi que du tableau d'ensemble de la guerre par procuration entre les États-Unis et leurs sous-fifres de l'Occident collectif contre la Russie.
Naturellement, chaque nouveau livre de cet homme attachant à l'humour mordant est précieux - et celui-ci, America's Final War, le quatrième d'une série, doit être considéré comme le couronnement de son analyse soigneusement détaillée d'une véritable révolution dans les affaires militaires qui a complètement dépassé la “nation incontournable.”
D'emblée, Martyanov s'attaque à la russophobie et à la façon dont cette pathologie occidentale accablante,
“d'une ampleur bien plus grande que les simples contradictions géopolitiques entre nations et États”, “prend une dimension métaphysique, s'élevant à partir de ses composantes raciales, religieuses et culturelles”.
La russophobie ne s'est trouvée qu'exacerbée par des faits désagréables sur le terrain concernant la “véritable révolution dans les affaires militaires” : un véritable “changement de paradigme” dans la conduite de la guerre.
Dès la préface, Martyanov expose l'état des choses à l'heure où nous parlons, ou ce que j'ai récemment défini comme une Guerre DE la Terreur :
“L'économie et l'armée américaines actuelles ne seront pas en mesure de combattre la Russie de manière conventionnelle : elles s'exposeraient à la défaite si elles s’y essayaient. C'est pourquoi les États-Unis et l'ensemble de l'Occident ont recours au terrorisme”.
Ajoutez à cela qu'en ce qui concerne les affrontements par procuration en cours,
“l'OTAN est incapable de mener une véritable guerre du 21è siècle”. Et même la “supériorité bientôt dépassée des États-Unis dans les réseaux stratégiques et la capacité de l'OTAN à évoluer en toute impunité dans l'espace aérien international au-dessus de la mer Noire comptent peu dans une vraie guerre, dans laquelle l'OTAN serait prise au dépourvu et son commandement et son contrôle interrompus”.
“Le meilleur système d'évaluation stratégique au monde”
Martyanov s'engage dans un flash back indispensable antérieur au SMO, à la fin de 2021, lorsque l'AFU [forces armées de l'Ukraine] se massait aux frontières de Donetsk et de Lougansk :
“Dans une ultime tentative d'éviter une confrontation militaire avec ce qui constituait à l'époque la meilleure force mandataire de l'histoire des États-Unis (et de l'Occident), l'AFU est parvenue à s'emparer de l'espace aérien de la mer Noire (et de l'Occident) de l'histoire - entraînée et équipée de nombreux composants C4 critiques” [variété d'explosif de la famille des plastics],
la Russie a présenté aux États-Unis, le 15 décembre 2021, ce que Martyanov décrit comme un “euphémisme diplomatique pour désigner les exigences formulées” à l'égard de Washington en matière de garanties de sécurité mutuelles : il s'agissait de la fameuse proposition d'“indivisibilité de la sécurité” pour l'Europe et l'espace post-soviétique.
Martyanov a raison d'estimer que cette proposition n'était pas vraiment novatrice : il s'agissait “de la reprise des mêmes points sur lesquels la Russie avait insisté depuis les années 1990”. Le point crucial était bien sûr la non-expansion de l'OTAN, appliquée spécifiquement à l'Ukraine, “qui, depuis 2013, est devenue de fait la base opérationnelle avancée de l'OTAN”.
C'était le pari diplomatique de Poutine pour éviter la guerre. Après tout, l'establishment politico-militaire russe avait vu de quel côté les chiens de guerre aboyaient, et était en mesure d’anticiper
“sur la base des superbes renseignements et sans doute du meilleur appareil d'évaluation stratégique au monde - l'état-major général russe, le Service de renseignement extérieur (SVR), le FSB et le ministère des Affaires étrangères.”
Ce qui se passe actuellement sur le sol noir de la Novorossia - l'humiliation imminente de l'OTAN - n'aurait pu être compris car “les dirigeants de l'Occident réuni” sont, par essence, extrêmement incompétents : les “institutions universitaires et analytiques occidentales” sont non seulement “inaptes” à penser stratégiquement en termes d'équilibre mondial des pouvoirs et de questions de guerre et de paix, mais également incapables de comprendre “l'art de gouverner et l'art militaire”.
La Russie, en revanche, a appliqué une gouvernance créative qui
“s'est manifestée comme un art”, notamment en “anticipant” les mouvements de l'OTAN, “mais surtout en se préparant militairement et économiquement” à l'affrontement, “y compris via le processus d'adaptation constante à l'évolution des conditions externes et internes”.
Il s'agit là d'un art militaire équivalent à l'intuition géoconomique de Deng Xiaoping, qui consiste à “traverser la rivière en sondant la roche”.
Martyanov caractérise la guerre par procuration en Ukraine comme un spectaculaire Stupidistan :
“Compte tenu de la formation au mieux médiocre, au pire inexistante en ingénierie militaire des acteurs les plus influents de l'administration de Biden, la différence entre déclencher une guerre au Vietnam ou en Irak et engager une guerre aux portes de la Russie (...) leur a échappé” - car ils n'ont pas réalisé que “la Russie est une superpuissance militaire dotée d'un complexe ISR (Intelligence, Surveillance et Reconnaissance) extrêmement perfectionné”.
Martyanov date à juste titre la “chute” spectaculaire des États-Unis “du piédestal de l'hégémonie militaire autoproclamée” au sabotage de l'accord d'Istanbul d'avril 2022 - qui était sur le point d'être signé - lorsque Boris Johnson,
“licencié en lettres classiques d'Oxford et personnage clownesque n'ayant aucune notion de l'art militaire, et encore moins de la science”,
l'a fait échouer sur les ordres du combo Biden.
Passage à l'hypersonique
L'un des moments forts du livre est celui où Martyanov constate la perplexité des Américains face aux missiles supersoniques tels que le Kh-32 et surtout l'hypersonique Mach-10 “Khinzal” - alors qu'il avertissait depuis des années dans ses livres et sur son blog que la Russie hypersonique “rendrait les défenses aériennes de l'OTAN inutilisables dans tout conflit majeur”.
Que l'on se reporte, par exemple, à 2018, lorsqu'il a souligné que
“la portée étonnante [du Khinzal] de 2 000 kilomètres rend les porteurs d'un tel missile, les avions MiG-31K et TU-22M3M, inattaquables par les seules défenses qu'un groupement tactique de porte-avions américain, principal pilier de la puissance navale des États-Unis, peut mettre en place.”
Au fur et à mesure du déroulement du SMO, “la Russie a considérablement augmenté la production de l'ensemble de son arsenal de missiles” : du RS-28 Sarmat, qui transporte le missile stratégique hypersonique Avangard, aux “Iskanders tactiques-opérationnels, P-800 Oniks, 3M22 Zircons hypersoniques, 3M14(M), missiles de croisière pour navires et sous-marins”, et bien sûr, aux missiles Khinzal eux-mêmes.
Pour le complexe ISR de l'OTAN, les choses ne peuvent qu'empirer, car le Khinzal est désormais transporté par des chasseurs bombardiers Su-34, “ce qui rend le travail d'identification des porteurs de Khinzal très ardu et ne permet pas de donner l'alerte à temps”.
Un thème crucial du livre est la relation entre l'Hégémon et la guerre :
“Les États-Unis ne sont pas seulement une armée expéditionnaire, c'est aussi une armée impériale qui mène des guerres impériales de conquête et n'aborde pas le concept de défense de la Mère-Patrie dans ses documents stratégiques et opérationnels”.
La conclusion est sans appel :
“Par conséquent, elle ne peut mener de véritable guerre conventionnelle interarmées d'envergure contre un adversaire de même niveau ou de niveau supérieur qui se bat pour la défense de son propre pays.”
Cette explication concise de la débâcle des États-Unis et de l'OTAN en Novorossiya met implicitement en évidence le pouvoir disproportionné du complexe militaro-industriel américain :
“L'armée américaine ne se bat pas pour la défense de l'Amérique, elle se bat uniquement pour des conquêtes impériales. Les soldats russes se battent, eux, pour la défense de leur patrie.”
La suprématie militaire conventionnelle des États-Unis : du bluff
Martyanov explique une fois de plus qu'une véritable révolution dans les affaires militaires est déjà en cours. Des réalités en mer, comme l'inquiétant sous-marin Poséidon, “capable non seulement de dévaster les côtes mais aussi de traquer en toute impunité n'importe quel navire amiral”, à l'immense écart de “capacité des outils de destruction” entre la Russie et l'OTAN, en passant par les “concepts opérationnels qui ont donné naissance à ces systèmes d'armement”.
Quant à l'inéluctable face-à-face entre la Russie et l'Occident réuni, sous la houlette des États-Unis, Martyanov touche au cœur du problème. Il est déjà mondial et
“s'étend à tous les domaines, de l'océan à l'espace, et englobe non seulement les capacités militaires, mais aussi les capacités économiques, financières et industrielles connexes”.
C'est ce qui constituait le cadre opérationnel initial de la SMO. Pourtant, aujourd'hui, tout cela évolue vers un mélange toxique d'opérations antiterroristes et de guerre ouverte, potentiellement plus meurtrière que la guerre froide 2.0.
À ce stade, Martyanov passe à l'acte en affirmant qu'au fur et à mesure que les faits évoluent, “la suprématie militaire conventionnelle des États-Unis, tant vantée, n'est rien d'autre que du bluff”.
L'hégémon ne peut pas “combattre un adversaire égal ou supérieur à ses pairs et gagner ce combat”. Outre la panique absolue des puristes de Brzezinski, on peut imaginer le désespoir de la poignée de néo-conservateurs capables de comprendre a minima une simple équation mathématique.
Le seul point positif dans toute cette agitation est l'apparente réticence du ministère de la Défense aux États-Unis à “entrer dans une confrontation ouverte avec la Russie”. Pourtant, ce qui reste est aussi épouvantable qu'une guerre ouverte : la guerre hybride DE la terreur - comme l'illustre le feu vert donné à Kiev pour attaquer sans discernement les civils à l'intérieur de la Fédération de Russie.
Alors que le livre touche à sa fin, un retour inévitable à la russophobie s'impose :
“Le bilan militaire de la Russie est éloquent : elle a toujours vaincu ce que l'Occident pouvait lui opposer de mieux quand cela comptait.”
Une source d'envie mêlée de peur. De plus, la Russie est restée chrétienne orthodoxe, ce qui ne fait qu'ajouter à la haine sans bornes affichée par les élites de l'Occident collectif.
Martyanov propose une formulation précieuse et concise :
“Surtout après avoir été exorcisée par Staline”, la Russie a fini par évoluer vers “une société aux valeurs essentiellement conservatrices”, très largement dérivées du christianisme orthodoxe, qui, essentiellement, relève d'une “éthique historique dépourvue de croisements”.
Quoi qu'il arrive, la russophobie ne disparaîtra pas de la vision du monde de l'élite anglo-américaine :
“La Russie, en tant qu'Union soviétique, a vaincu la plus puissante force militaire occidentale de l'histoire, et les tentatives de l'Occident de réécrire cette histoire en s'attribuant la victoire sans reconnaître le rôle majeur de l'URSS révèle non seulement un programme idéologique et une érudition médiocres, mais aussi un traumatisme profond et durable”.
Le traumatisme persiste et s'est métastasé en un nouveau cycle de démence - illustré par l'actuelle guerre de la Terreur et les plans de l'OTAN pour tenter un remix de l'opération Barbarrossa d'ici 2030, tout cela alors que
“l'humiliation géopolitique de l'OTAN ne reste un secret que pour les strates les moins averties de l'opinion publique occidentale.”
C'est une façon diplomatique de caractériser l'incessant lavage de cerveau et l'abêtissement de l'Occident collectif post-moderniste et post-chrétien.
À l'époque de l'Empire romain, les Latins étaient capables de transformer un terrain en friche et de crier victoire. La chronique de Martyanov sur le destin de l'Empire contemporain inverse la logique de Tacite : avant qu'ils ne parviennent à tout transformer en friche, un contre-pouvoir leur infligera une défaite implacable...
https://strategic-culture.su/news/2024/09/21/wilderness-mirror-hegemons-last-war/
Ce fameux horizon 2030 qui revient sans cesse dans les discours occidentaux...encore 6 ans de malheur avant leur chute ? Et après cette date ? Qui va payer la facture ?...