đâđš Une âaideâ prĂ©datrice
Nous ne voulons pas de votre pitié, ni de votre sympathie. Nous voulons la libération. Et à défaut, nous voulons juste que le monde cesse de prétendre que la famine peut se substituer à la justice.
đâđš Une âaideâ prĂ©datrice
Par Ahmad Ibsais, le 11 août 2025
Muhannad Zakaria Eid a Ă©tĂ© Ă©crasĂ© par ce qui Ă©tait censĂ© ĂȘtre une aide humanitaire, lors du rituel permanent d'humiliation et de souffrance.
Muhannad Zakaria Eid, ĂągĂ© de 15 ans, a Ă©tĂ© tuĂ© le 9 aoĂ»t Ă Gaza par un colis humanitaire tombĂ© du ciel. Je l'ai vu mourir. J'ai vu un enfant affamĂ©, qui pensait enfin avoir un peu de rĂ©pit pendant les bombardements incessants, Ă©crasĂ© Ă mort par ce qu'on appelle âl'aideâ. Je n'arrive plus Ă savoir si je suis plus en colĂšre contre le monde qui regarde ou plus dĂ©goĂ»tĂ© qu'il applaudisse ceux qui ont larguĂ© ces containers. Tout ce que je sais, c'est que le chagrin et la rage me consument.
Le 25 juillet 2025, plus de 85 % de la population de Gaza est dĂ©sormais au cinquiĂšme et ultime stade de la famine. Ce qui signifie que plus de 1,8 million de personnes meurent de faim en temps rĂ©el. Selon l'Organisation mondiale de la santĂ© (OMS) et les Nations unies, il s'agit de l'une des famines les plus sĂ©vĂšres de l'histoire moderne causĂ©e par l'homme. Les mĂ©decins ont rapportĂ© que l'expression plus que âla peau et les osâ n'Ă©tait plus suffisante pour dĂ©crire la situation. Des nourrissons meurent sous les yeux de leur mĂšre, et il n'y a pas de lait maternisĂ© pour les nourrir. Les organisations humanitaires ont dĂ©crit des enfants au âregard videâ, dont les organes sont en train de lĂącher.
Mais cette famine provoquée n'est pas sortie de nulle part. Elle est le résultat d'un systÚme vieux de 77 ans conçu pour transformer une société rurale autosuffisante en une population dépendante de l'aide humanitaire, dépouillée de sa dignité et de sa liberté. Pour comprendre la famine qui sévit actuellement à Gaza, il faut retracer l'histoire institutionnelle qui a fait de l'aide humanitaire une arme de contrÎle en soi.
Avant 1948, la Palestine était une économie rurale florissante, exportatrice nette d'agrumes, et ses industries de savon et de verre étaient réputées et contribuaient pour des millions au PIB de la région. Les agriculteurs palestiniens étaient maßtres de leurs terres et de leur travail, économiquement autosuffisants et politiquement autonomes.
En 2012, les responsables israéliens ont ouvertement admis avoir calculé le nombre de calories nécessaires pour maintenir les Gazaouis en vie, mais sans leur permettre de connaßtre la prospérité. AprÚs l'offensive militaire de 2014, Israël a renforcé le blocus en interdisant le ciment, l'acier et d'autres matériaux de construction essentiels, stoppant ainsi délibérément la reconstruction et laissant des quartiers entiers en ruines, comme mesure de représailles prolongée. Par la suite, bien qu'à une échelle moindre et moins meurtriÚre que la campagne de famine actuelle, l'aide a été utilisée de maniÚre similaire comme un outil de contrÎle, limitant le droit des Palestiniens à la dignité et à l'autodétermination.
L'absurditĂ© de cette cruautĂ© a peut-ĂȘtre Ă©tĂ© illustrĂ©e au mieux par l'interdiction d'importer du chocolat Ă Gaza. Cette interdiction ne visait aucun âobjectif de sĂ©curitĂ©â. Elle avait pour seul but de priver les Palestiniens d'un plaisir des plus simples. Cette mesure, parmi d'autres, illustre le modĂšle qui consiste Ă nier la dignitĂ© lorsque les produits de premiĂšre nĂ©cessitĂ© deviennent des produits de luxe.
La dĂ©pendance n'Ă©tait pas seulement Ă©conomique, elle Ă©tait Ă©galement psychologique. En 2019, 60 % des Ă©tudiants palestiniens de Gaza ont rapportĂ© se sentir dĂ©sespĂ©rĂ©s quant Ă leur avenir, citant l'Ă©conomie dĂ©pendante de l'aide et le blocus comme facteurs de ce sentiment. Le systĂšme d'aide internationale a involontairement créé une âimpuissance induiteâ : un sentiment d'impuissance rĂ©sultant d'un traumatisme persistant et d'un manque de contrĂŽle sur les besoins fondamentaux.
Alors que les structures d'aide sont actuellement Ă l'arrĂȘt Ă Gaza, le nombre de Palestiniens tuĂ©s en quĂȘte d'aide est supĂ©rieur Ă celui des IsraĂ©liens tuĂ©s le 7 octobre 2023. Imaginez cela un instant. Plus de gens ont Ă©tĂ© assassinĂ©s non pas au combat ou dans des tirs croisĂ©s, mais alors qu'ils attendaient, affamĂ©s et dĂ©sarmĂ©s, des sacs de farine et des bouteilles d'eau. Depuis octobre 2023, l'armĂ©e israĂ©lienne a tirĂ© en plusieurs occasions sur des Palestiniens rassemblĂ©s aux points de distribution de l'aide, tuant des milliers d'entre eux. Les couloirs humanitaires sont devenus des lieux d'exĂ©cution massive. Un rapport de Human Rights Watch confirme que les convois d'aide sont frĂ©quemment retardĂ©s, se voient refuser l'entrĂ©e ou sont utilisĂ©s comme appĂąts. Une image choquante prise sur les premiers sites de la GHF montrait des Palestiniens parquĂ©s comme du bĂ©tail. Une nouvelle Ă©conomie a vu le jour Ă Gaza, mais elle ne repose ni sur l'offre et la demande, ni sur la production ou le capital. Elle repose sur la souffrance. On y trouve des checkpoints qui fonctionnent plus comme des guillotines que comme des passages, dĂ©cidant qui peut manger et qui ne le peut pas.
Dans mon Ă©tude publiĂ©e dans le UCLA Journal of Islamic and Near Eastern Law, j'ai redĂ©fini le concept de l'accĂšs humanitaire. Il ne s'agit plus d'un droit dĂ» aux populations en crise, mais d'un droit conditionnĂ© par les structures mĂȘmes Ă l'origine de la crise. L'occupant devient alors le gardien. On demande Ă l'oppresseur de faciliter la survie des opprimĂ©s. Lorsqu'ils refusent, les opprimĂ©s sont jugĂ©s trop peu dociles.
Le mois dernier, plus de 800 Palestiniens ont Ă©tĂ© tuĂ©s par l'armĂ©e israĂ©lienne en tentant de recevoir de l'aide humanitaire. Depuis le mois de mai, la GHF, soutenue par les gouvernements amĂ©ricain et israĂ©lien et mise en Ćuvre par des entrepreneurs privĂ©s du secteur militaire, a centralisĂ© l'aide dans une poignĂ©e de centres militarisĂ©s et temporaires, forçant les habitants de Gaza Ă se rendre dans des zones d'Ă©vacuation et contraignant nombre d'entre eux Ă choisir entre la vie et la mort par famine. Les agences humanitaires, notamment l'UNRWA, MSF, l'UNICEF et le CICR, ont dĂ©noncĂ© ce systĂšme comme Ă©tant un mĂ©canisme militarisĂ© et contrĂŽlĂ© politiquement, un âmassacre dĂ©guisĂ© en aideâ. L'aide devient ainsi l'un des outils centraux de la violence coloniale et de la reconfiguration de l'humanitarisme lui-mĂȘme.
Autrefois, le droit international considĂ©rait l'aide comme un droit. Aujourd'hui, l'aide est devenue un instrument d'asservissement. Un rĂ©cent rapport de fonctionnaires de l'ONU indique que presque toute la population de Gaza est confrontĂ©e Ă une insĂ©curitĂ© alimentaire catastrophique. Certains mangent des feuilles, d'autres jeĂ»nent pendant des jours. Le gouvernement israĂ©lien canalise toute âl'aideâ par le biais de sa machine Ă tuer (GHF), soutenue par les Ătats-Unis.
Les derniers chiffres montrent que plus de 55 000 Palestiniens ont Ă©tĂ© tuĂ©s Ă Gaza depuis le dĂ©but de la guerre, dont plus de 17 000 enfants, soit une gĂ©nĂ©ration entiĂšre rĂ©duite Ă un souvenir avant mĂȘme d'avoir eu le temps de grandir. De nombreux bĂ©bĂ©s sont morts dans des couveuses, faute de carburant, d'Ă©lectricitĂ© et de services de nĂ©onatologie. Les morts causĂ©es par « l'aide » remontent au dĂ©but de ce gĂ©nocide, notamment lors du massacre de la farine en fĂ©vrier 2024, lorsque l'armĂ©e israĂ©lienne a ouvert le feu sur des civils faisant la queue pour obtenir du pain, tuant plus de 100 personnes et en blessant des centaines d'autres. En avril, 21 autres personnes ont Ă©tĂ© tuĂ©es au rond-point du KoweĂŻt, dans des circonstances presque identiques. Le message est clair : l'aide sera acheminĂ©e, contrĂŽlĂ©e ou refusĂ©e par IsraĂ«l, Ă sa guise. Lorsqu'un cessez-le-feu ou une « reconstruction » sera envisagĂ©, l'aide sera utilisĂ©e comme moyen de pression : pour forcer les Palestiniens Ă partir, pour fragiliser davantage l'unitĂ© sociale et faire du droit au retour un lointain souvenir. Par exemple, les dirigeants israĂ©liens ont proposĂ© de crĂ©er une âville humanitaireâ prĂšs de Rafah, destinĂ©e Ă accueillir jusqu'Ă 600 000 Palestiniens, soit le dĂ©placement de toute la population de Gaza dans une zone contrĂŽlĂ©e par l'armĂ©e, sous couvert d'aide humanitaire. Ce plan Ă©quivaut Ă un dĂ©placement forcĂ© et Ă un internement ; nombreux sont ceux qui dĂ©noncent son Ă©cho Ă la logique des camps de concentration. La famine n'est pas un moyen de mettre fin Ă la guerre, mais un moyen de rĂ©duire la population palestinienne Ă un point tel que les terres palestiniennes disponibles augmenteront. IsraĂ«l a dĂ©jĂ pris le contrĂŽle de 80 % de la bande de Gaza.
La loi autrefois conçue pour dĂ©fendre la dignitĂ© est aujourd'hui utilisĂ©e pour la rationner. La dignitĂ©, la seule chose Ă laquelle notre peuple n'a jamais renoncĂ©, a Ă©tĂ© rebaptisĂ©e ârĂ©sistanceâ. Mais vouloir manger est tout sauf de la rĂ©sistance. Ce n'est pas de la rĂ©sistance que d'enterrer son enfant sans ses membres. Ce n'est pas de la rĂ©sistance que de dire : âJ'ai le droit de vivreâ.
Et pourtant, telle est l'obscĂ©nitĂ© du moment prĂ©sent : on fait honte aux Palestiniens pour avoir voulu vivre selon leurs propres conditions. Notre souffrance doit ĂȘtre convenablement conditionnĂ©e avant que le monde ne la juge digne d'attention. Nos morts doivent ĂȘtre photogĂ©niques, notre souffrance digne, et nos survivants reconnaissants pour une aide qui arrive trop tard.
Nous ne voulons pas de pitié. Nous ne voulons pas de compassion. Nous voulons la libération. Et à défaut, nous voulons juste que le monde cesse de prétendre que la famine peut se substituer à la justice.
Ghassan Kanafani a dit :
âTout peut ĂȘtre ĂŽtĂ© Ă un ĂȘtre humain, sauf une chose : l'amour qui Ă©mane de son engagement en faveur d'une cause ou d'une conviction. » C'est ce que porte le peuple palestinien. C'est cette dignitĂ© qui ne peut ĂȘtre conquiseâ.
Chaque camion d'aide humanitaire raconte une histoire. Pas une histoire de gĂ©nĂ©rositĂ©, mais de dĂ©pendance imposĂ©e. L'histoire dit : âVous mangerez ce que nous vous permettrons de manger. Vous nous remercierez pour nos miettes. Vous survivrez, mais seulement si vous oubliez qui vous a affamĂ©sâ. Mais notre peuple n'oublie pas. Les Palestiniens n'endurent pas parce qu'ils sont forts, mais parce qu'ils n'ont pas le choix. Et parce qu'ils savent qu'il existe, quelque part, au-delĂ du blocus, du silence et mĂȘme de la mer, un avenir oĂč leurs enfants ne dĂ©pendront plus de leurs geĂŽliers, mais vivront de la terre de leurs ancĂȘtres.
Traduit par Spirit of Free Speech