👁‍🗨 Une dépravation sans bornes

Nous laissons un État d'apartheid mener une campagne de terreur délibérée contre la Palestine, accélérant l'effondrement interne de notre nation que Toynbee décrit comme étant la dynamique du déclin.

Des Palestiniens transportent les blessés vers l'hôpital indonésien de Jabalia, au nord de la bande de Gaza, le 9 octobre 2023. Agence palestinienne de presse et d'information (Wafa) en contrat avec APAimages, CC BY-SA 3.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0, via Wikimedia Commons

👁‍🗨 Une dépravation sans bornes

Par Patrick Lawrence pour ScheerPost, le 31 octobre 2023

Nous laissons un État d'apartheid mener une campagne de terreur délibérée contre les Palestiniens, accélérant l'effondrement interne de notre nation que Toynbee a décrit comme étant la dynamique du déclin.

La semaine dernière, Diego Ramos, rédacteur en chef de ScheerPost, m'a fait parvenir un clip vidéo qui devrait, selon lui, être vu. En l'envoyant avec l'intitulé “Tendance inquiétante en Israël”, mon collègue a dû estimer que je n'avais pas été suffisamment choqué par les événements survenus en Israël et à Gaza depuis que le Hamas a lancé un assaut contre le sud d'Israël le 7 octobre et que les forces de défense israéliennes ont lancé des opérations délibérément disproportionnées en réponse à l'incursion - une politique officielle sciemment démesurée depuis sa conception par David Ben-Gourion au cours de son mandat de premier ministre dans les années 1950.

Diego a fait son travail dérangeant. La vidéo qu'il a transmise surpasse toutes les autres, provoquant le dégoût le plus profonds qu'il m'ait été donné de ressentir. Elle présente un certain nombre de scènes dans lesquelles des Israéliens se filment en train de ridiculiser les Palestiniens de la manière la plus cruelle qui soit. Ils imitent des enfants palestiniens mourant ou mourant de faim. Ils se maquillent à des fins racistes. Ils rient et dansent en allumant et en éteignant les lumières et en buvant ostensiblement de l'eau au robinet, pour se moquer des habitants de Gaza qu'Israël prive d'électricité, d'eau potable, de nourriture et de bien d'autres choses encore.

L’âge des enfants de ces vidéos varie de six ou sept ans à l'adolescence ou le début de la vingtaine. Les mères sont derrière eux, souriant d’approbation et de joie. Voici la vidéo telle qu'elle a été publiée par Al Jazeera English jeudi dernier. J'en ai vu d’autres depuis.

De l'avis de nombreux juristes, spécialistes du droit international, rapporteurs spéciaux et autres, y compris des Israéliens spécialisés dans ces domaines, ce à quoi nous assistons quotidiennement est, selon toutes les définitions recevables, un génocide. La question de savoir si Israël commet ou non des crimes de guerre heure après heure ne mérite même pas d'être débattue. Mais ce qui m'interpelle aujourd'hui, c'est le spectacle d'êtres humains qui se sont laissés détruire au nom d'une idéologie qui s'avère tout aussi radicale que celle qui a été déclarée sioniste par l'Assemblée générale des Nations unies en 1975. La résolution 3379 a été abrogée en 1991 : elle n'aurait pas dû l'être.

Cela me renvoie à ce que j'ai appris il y a des années en étudiant les agissements de l'armée impériale japonaise en Chine et en Corée avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi qu'au long passé de la Kempeitai, communément appelée la police de la pensée du Japon impérial. J'en suis venu à conclure avec conviction que ceux qui font des victimes sont aussi des victimes. C'est le cas des personnes qui apparaissent dans les vidéos récemment visionnées, et de chaque Israélien portant l'uniforme des FDI. Ils ont été dépouillés de toute décence ordinaire par les idéologues radicaux de “l’État juif”. Ils peuvent rire, railler ou appuyer sur toutes les gâchettes qu'ils veulent : leurs vies ont été détruites, elles aussi. Regardez les vidéos : la preuve est là, à chaque image.

“Rien de ce qui est humain ne me dégoûte” est une phrase dont je me souviens bien, tirée de La nuit de l'iguane, la pièce de 1961 du superbement humain Tennessee Williams. Je m'en tiens à cette pensée (même en lisant les pages de la section Affaires étrangères du New York Times). Ce qui est arrivé aux personnes filmées doit nous écœurer. Mais ce qu'elles subissent en tant que victimes pourrait nous arriver à tous, sauf aux plus forts d'entre nous. Ce sont des spécimens épouvantables de l'humanité, mais ils sont humains. Nous devons garder cela à l'esprit lorsque nous nous efforçons de trouver un terrain d'entente moral et intellectuel face aux atrocités dont nous sommes les témoins chaque jour.

Et ceci aussi : ces vidéos n'ont pas été tournées de manière isolée. Elles sont le reflet d'une culture du racisme, de la xénophobie, de la haine et - on le voit aujourd'hui - du sadisme qui s’auto-glorifie depuis de nombreuses années. Ces sentiments sont des instruments de l'État, soigneusement entretenus. Vous vous souvenez peut-être des vidéos tournées au moment de la crise d'al-Aqsa, il y a deux ans. De jeunes Israéliens, vêtus d'uniformes scolaires impeccables ou de vêtements élégants, bondissaient avec une sorte de frénésie dans les rues de Jérusalem en criant : “Mort à tous les Arabes !”. J'ai consulté ces images tout en remontant dans le temps : ce sont les conséquences du siècle d'endoctrinement officiel de l'État israélien, et un prélude aux vidéos diffusées aujourd'hui.

Arnold Toynbee, le grand historien qui n'est plus très prisé, a affirmé dans ses 12 volumes “A Study of History” que les civilisations se développent positivement lorsque des élites créatives répondent à de nouvelles situations avec créativité et courage, tandis qu'elles déclinent ensuite, non pas en raison de facteurs externes, mais en raison d'effondrements spirituels internes. C'est l'Israël de Bibi Netanyahou, l'Israël dont le projet, nous le savons aujourd’hui grâce à un document officiel divulgué au cours du week-end, est de nettoyer ethniquement Gaza, et de l'incorporer à l'État juif. Ses dirigeants sont des monstres et, comme le montrent les vidéos auxquelles je fais référence, ils ont détruit l'esprit humaniste d'Israël.

J'ai vu dimanche l'interview d'un sous-traitant du ministère de la Défense qui s'est rendu en Israël des dizaines de fois au cours de nombreuses années dans le cadre de son travail pour le ministère. Il a raconté le déclin constant de toute croyance en un règlement pacifique de la crise israélo-palestinienne depuis 2007. Pour la plupart des Israéliens, a-t-il observé, c'est désormais la violence qui prévaut. Un titre de l'édition de lundi du Times fait état de ce changement de désirs et d'attentes : “Je n'éprouve pas d’empathie. Ce n'est plus moi”. C'est la voix d'une nation qui s'est démolie elle-même en tentant de détruire les autres.

Il y a quelques semaines, j'ai publié ici un article affirmant que la solution des deux États à la question israélo-palestinienne est vouée à l'échec, et qu'un État unique et laïque est la seule voie possible. J'ai reçu par la suite un certain nombre de courriers indiquant que la solution d'un seul État était trop éloignée de la réalité pour que l'on puisse y penser. Je répondrai ici que ces lecteurs prennent les choses à l'envers. La solution d'un seul État est aujourd'hui la seule idée réaliste valant la peine d'être envisagée. Tant que les Israéliens n'accepteront pas de vivre dans une nation unique où les Palestiniens seraient des citoyens égaux, il n'y aura pas plus d'avenir pour eux que pour les Palestiniens. Les Israéliens seront condamnés à vivre dans un État de garnison entouré de murs, qui ressemblera de plus en plus à la “prison à ciel ouvert” dont nous parlons lorsque nous évoquons Gaza.

■

“Nous sommes le peuple de la lumière, ils sont le peuple des ténèbres”, a déclaré M. Netanyahou dans un discours à la nation très remarqué mercredi dernier, “et la lumière triomphera des ténèbres”. Ces propos sont ceux d'un destructeur de peuple et d'espoir, d'un homme qui ne parvient pas à se sortir de l'Ancien Testament, et qui exige de manière absurde que nous en fassions autant, un homme qui ne devrait tout simplement pas être à la tête de quoi que ce soit au XXIe siècle.

Et nous, Américains, sommes poussés chaque jour à soutenir la dépravation vers laquelle cet homme entraîne Israël de plus en plus brutalement. La dépravation de Netanyahou, celle d'Israël, devrait être aussi la nôtre. Nous sommes aujourd'hui invités à approuver ouvertement des crimes de guerre et un génocide. Ainsi, nous aussi, nous laissons un État d'apartheid mener une campagne de terreur intentionnelle contre les Palestiniens, accélérant ainsi l'effondrement interne de notre nation, pas si robuste, vers ce que Toynbee a décrit comme étant la dynamique du déclin.

Dans tout le pays, on assiste à des confrontations entre ceux qui plaident en faveur de leur conscience, et ceux qui les censurent, les insultent, les déplacent ou tentent de les détruire parce qu'ils ne soutiennent pas l'assassinat pur et simple. À l'université de Pennsylvanie, de riches donateurs menacent de retirer leur soutien si l'administration ne se prononce pas en faveur de cette sauvagerie. La Writers Guild of America West est attaquée pour s'être abstenue. Artforum, le mensuel des galeries d'art, a licencié son rédacteur en chef pour avoir signé une lettre ouverte appelant à un cessez-le-feu, à la suite de quoi les collectionneurs menacent maintenant de ne plus “promouvoir” les œuvres des artistes qui ont co-signé cette lettre. Ajoutons à cela le meurtre, par un homme de 71 ans, d'un enfant palestinien de 6 ans près de Chicago il y a deux semaines, incident qui laisse sa mère au bord du gouffre.

Ces justifications implicites de la sauvagerie systématique doivent être dissimulées, bien sûr. C'est ainsi que l'Amérique se vautre dans l'argumentaire honteusement cynique selon lequel s'opposer à l'opération israélienne à Gaza est antisémite. Les Chinois ont déclaré être favorables à un cessez-le-feu et à des pourparlers en vue d'un règlement durable, mais la Chine est antisémite parce qu'elle n'a pas condamné l'assaut du Hamas.

Une bureaucrate de musée nommée Sarah Lehat Blumenstein s'en prend maintenant aux artistes qui ont co-signé la lettre qui a valu au rédacteur en chef d'Artforum d'être licencié. Elle les menace d'un “plan de restitution visant à affaiblir le statut de l'artiste”. Dans une interview accordée au Times, elle explique que ses efforts reflètent “la crainte que la montée de l'antisémitisme ne mette en péril son droit à exister”.

L'ADL ( Anti Defamation League) souhaitera peut-être s'en prendre à moi sur ce point, tant les choses ont pris de l'ampleur, mais cette affirmation pose une équation manifestement ridicule, bien qu'emblématique du climat de l'après-7 octobre. Si vous vous opposez à l'opération de génocide des Israéliens et que vous appelez simplement à un cessez-le-feu, une fonctionnaire de musée craint que sa vie ne soit menacée ? J'y vois plus un vulgaire détournement de l'histoire, et une exploitation méprisante du statut de victime. C'est le reflet d'une nation qui n'arrive plus à se repérer.

À cet égard, j'ai adoré l'article que le Times a publié dans les éditions de samedi dernier pour décrire, comme une question à caractère personnel, ce qui doit être le pire échec politique du régime Biden à ce jour. Joe Biden aime tout simplement Israël, veut nous faire croire Peter Baker, le correspondant du Times à la Maison Blanche, et nous devrions le comprendre, et accepter son “soutien inébranlable”.

“Certains proches”, écrit Baker, “ont déclaré que l'héritage irlandais de M. Biden lui permet de comprendre la situation difficile des personnes historiquement marginalisées et que la tragédie de sa propre famille le rapproche de la douleur de ceux qui ont tant perdu”.

Amis lecteurs, prenez tout le temps qu’il vous faudra pour vous attarder sur cette phrase, l'une des plus grotesques écrites pour expliquer la politique des États-Unis depuis que les violences ont éclaté le 7 octobre.

Nous proposons d'interdire à nos consciences de condamner la violence incontrôlée d'une nation ouvertement raciste. Non, vous ne pouvez pas penser ceci. Non, vous ne pouvez pas dire cela. Vous devez penser et dire ceci. Nous devons nous expliquer à nous-mêmes que ceux qui soutiennent les atrocités sont de braves gens bien intentionnés. Depuis de nombreuses décennies, la politique étrangère des États-Unis n'a plus grand-chose à voir avec les idéaux de la civilisation occidentale tels qu'on nous les a enseignés. Aujourd'hui, nous, dont les impôts financent la politique, sommes invités à le dire franchement : oui, nous approuvons les crimes de guerre, la violence contre les civils, l'épuration ethnique. À combien s'élève le prix d'Israël selon nous ? À nous-mêmes, et notre respect de nous-mêmes, notre cohérence psychologique, notre regard sur l'histoire, notre culture, notre humanité.

Israël, les États-Unis et le reste de l'Occident ne peuvent se résoudre à reconnaître la grave erreur d'al-Nakba en 1948, qui a marqué le début de l'expulsion forcée des Palestiniens de leur terre. Voir la référence à Toynbee ci-dessus : personne au pouvoir ne dispose de la créativité, de l'imagination ou de la confiance nécessaires pour affronter le présent comme la conséquence de cette erreur, et commencer à agir pour la corriger. C'est ainsi qu'Israël va continuer à nous entraîner dans la mauvaise direction - ou plutôt encore plus dans la mauvaise direction, devrais-je dire. J'espère que je ne serai plus là pour voir les Américains se mettre à tourner des vidéos sadiques.

* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son dernier ouvrage s'intitule Time No Longer : Americans After the American Century. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.

https://scheerpost.com/2023/10/31/patrick-lawrence-deeper-into-depravity/