đâđš Une ultra-droite dâun genre particulier
L'ultra-droite n'a plus besoin de bottes & de croix gammées : elle se manifeste via les institutions de la démocratie libérale. Qui a besoin de chars d'assaut quand les banques font le sale boulot ?
đâđš Une ultra-droite dâun genre particulier
Par Vijay Prashad, Tricontinental : Institute for Social Research, le 19 août 2024
L'Ă©mergence de Donald Trump en tant que candidat solide Ă la prĂ©sidence des Ătats-Unis depuis 2016 a suscitĂ© la consternation.
Loin d'ĂȘtre un phĂ©nomĂšne isolĂ©, Trump a accĂ©dĂ© au pouvoir aux cĂŽtĂ©s d'autres hommes forts tels que Viktor OrbĂĄn, Premier ministre de la Hongrie depuis 2010, Recep Tayyip Erdogan, prĂ©sident de la Turquie depuis 2014, et Narendra Modi, premier ministre de l'Inde depuis 2014.
Il semble que ces individus, qui ont accĂ©dĂ© au pouvoir et l'ont affermi grĂące Ă des institutions libĂ©rales, soient difficilement dĂ©logeables de façon permanente par les urnes. Force est de constater qu'un glissement vers la droite s'opĂšre dans les Ătats de dĂ©mocratie libĂ©rale, dont la constitution met l'accent sur les Ă©lections pluripartites tout en mĂ©nageant l'espace nĂ©cessaire Ă l'Ă©tablissement progressif d'un rĂ©gime Ă parti unique.
Le concept de démocratie libérale a été et reste un projet trÚs contesté qui a émergé des pouvoirs colonialistes européens et américains au cours des 18e et 19e siÚcles.
Les revendications de pluralisme interne et de tolĂ©rance, d'Ătat de droit et de sĂ©paration des pouvoirs politiques sont apparues parallĂšlement aux conquĂȘtes coloniales et au recours Ă l'Ătat pour asseoir un pouvoir de classe sur ses propres sociĂ©tĂ©s. Aujourd'hui, le concept de dĂ©mocratie libĂ©rale peut difficilement se concilier avec le chiffre de 74,3 % de dĂ©penses militaires mondiales pour les pays de l'Organisation du traitĂ© de l'Atlantique Nord (OTAN).
Les pays dont la constitution privilĂ©gie les Ă©lections pluripartites ont progressivement vu s'instaurer ce qui est en fait un rĂ©gime Ă parti unique. Ce rĂ©gime de parti unique peut parfois ĂȘtre occultĂ© par l'existence de deux ou mĂȘme trois partis, dissimulant la rĂ©alitĂ© d'une diffĂ©rence de plus en plus nĂ©gligeable entre lesdits partis.
Il semble aujourd'hui qu'un nouveau type de droite émerge non seulement par le biais des élections, mais aussi par la domination qu'elle exerce dans les domaines de la culture, de la société, de l'idéologie et de l'économie, et que ce nouveau type de droite n'a pas nécessairement pour objectif de renverser les normes de la démocratie libérale.
C'est ce que nous avons appelĂ© âla fusion profonde entre libĂ©ralisme et extrĂȘme droiteâ, selon les Ă©crits de notre regrettĂ© collĂšgue Aijaz Ahmad.
La formulation de cette âintimitĂ©â nous permet de comprendre qu'il n'y a pas nĂ©cessairement de contradiction entre le libĂ©ralisme et l'extrĂȘme droite et que le libĂ©ralisme n'est en aucun cas un bouclier contre l'extrĂȘme droite, et encore moins son antidote. Quatre aspects thĂ©oriques permettent de comprendre cette âintimitĂ©â et la montĂ©e d'une ultra-droite d'un type particulier :
Les politiques d'austĂ©ritĂ© nĂ©olibĂ©rales dans les pays dotĂ©s d'institutions Ă©lectorales libĂ©rales ont anĂ©anti les rĂ©gimes de protection sociale qui avaient permis l'existence de tendances libĂ©rales. L'incapacitĂ© de l'Ătat Ă s'occuper des pauvres se transforme en brutalitĂ© Ă leur Ă©gard.
Sans un engagement sĂ©rieux en faveur de la protection sociale et des systĂšmes de rĂ©partition, le libĂ©ralisme lui-mĂȘme a dĂ©rivĂ© vers le monde des politiques d'extrĂȘme-droite. Celles-ci comprennent l'augmentation des dĂ©penses consacrĂ©es Ă l'appareil rĂ©pressif interne qui surveille les quartiers ouvriers et les frontiĂšres internationales, ainsi que la distribution de plus en plus parcimonieuse des prestations sociales, qui ne sont versĂ©es que si les bĂ©nĂ©ficiaires se laissent dĂ©pouiller de leurs droits humains fondamentaux (par exemple en âacceptantâ le recours obligatoire au contrĂŽle des naissances).
Dans ce contexte, cette ultra-droite d'un type particulier a Ă©tĂ© de mieux en mieux accueillie en tant que force politique, les partis libĂ©raux s'Ă©tant tournĂ©s vers les politiques prĂ©conisĂ©es par l'extrĂȘme droite. En d'autres termes, cette tendance Ă s'inspirer des politiques d'extrĂȘme droite a permis Ă l'ultra-droite de devenir un courant dominant.
Enfin, les forces politiques libĂ©rales et d'extrĂȘme droite se sont unies pour rĂ©duire l'emprise de la gauche sur les institutions. L'extrĂȘme droite et ses homologues libĂ©raux ne se distinguent pas fondamentalement sur le plan Ă©conomique en termes de classes sociales. Dans les Ă©tats impĂ©rialistes, la convergence des points de vue sur le maintien de l'hĂ©gĂ©monie amĂ©ricaine est trĂšs forte, de mĂȘme que l'hostilitĂ© et le mĂ©pris Ă l'Ă©gard des pays du Sud, et le chauvinisme accru, comme en tĂ©moigne le soutien militaire sans faille au gĂ©nocide qu'IsraĂ«l mĂšne contre les Palestiniens.
AprĂšs la dĂ©faite du fascisme italien, allemand et japonais en 1945, les observateurs occidentaux se sont inquiĂ©tĂ©s de voir Ă©clore l'extrĂȘme droite dans leurs sociĂ©tĂ©s. La plupart des marxistes, quant Ă eux, ont reconnu que l'extrĂȘme droite n'avait pas Ă©mergĂ© du nĂ©ant, mais des contradictions du capitalisme lui-mĂȘme. L'effondrement du TroisiĂšme Reich n'Ă©tait qu'une phase de l'histoire de l'extrĂȘme droite et du dĂ©veloppement du capitalisme : elle Ă©mergerait Ă nouveau, peut-ĂȘtre sous d'autres formes.
En 1964, le marxiste polonais Michal Kalecki a Ă©crit un article passionnant intitulĂ© âLe fascisme de notre tempsâ [âFaszyzm naszych czasĂłwâ]. Dans cet essai, Kalecki affirme que les nouveaux types de fascismes qui Ă©mergeaient Ă l'Ă©poque sĂ©duisaient âles esprits rĂ©actionnaires de la majeure partie de la populationâ et Ă©taient âsubventionnĂ©s par les groupes les plus rĂ©actionnaires du monde des affairesâ.
Cependant, Ă©crit Kalecki,
âla classe dirigeante dans son ensemble, mĂȘme si elle dĂ©sapprouve l'ascension de groupes fascistes au pouvoir, ne fait aucun effort pour les combattre et se contente de les sanctionner pour excĂšs de zĂšleâ.
Cette attitude persiste aujourd'hui : la classe dirigeante dans son ensemble ne craint pas la montĂ©e de ces groupes fascistes, mais seulement leur caractĂšre âexcessifâ, tandis que les sections les plus rĂ©actionnaires du grand capital les soutiennent financiĂšrement.
Une dĂ©cennie et demie plus tard, alors que Ronald Reagan semblait sur le point de devenir prĂ©sident des Ătats-Unis, Bertram Gross a publiĂ© âFriendly Fascism : The New Face of Power in Americaâ (1980), qui s'inspire largement de âThe Power Eliteâ (1956) de C. Wright Mills et de âMonopoly Capital : An Essay on the American Economic and Social Orderâ (1966) de Paul A. Baran et Paul M. Sweezy.
Selon Gross, puisque les grandes entreprises monopolistiques ont asphyxiĂ© les institutions dĂ©mocratiques aux Ătats-Unis, l'ultra-droite n'a plus besoin ni de bottes ni de croix gammĂ©es : elle se manifeste Ă travers les institutions mĂȘmes de la dĂ©mocratie libĂ©rale. Qui a besoin de chars d'assaut quand on a les banques pour faire le sale boulot ?
Les avertissements de Kalecki et de Gross nous rappellent que l'intimitĂ© entre libĂ©ralisme et extrĂȘme droite n'est pas un phĂ©nomĂšne nouveau, mais Ă©merge du plus profond des origines capitalistes du libĂ©ralisme : le libĂ©ralisme n'a jamais Ă©tĂ© destinĂ© Ă ĂȘtre autre chose que le masque amical de la brutalitĂ© ordinaire du capitalisme.
Les libĂ©raux utilisent le terme âfascismeâ pour se dĂ©marquer de l'extrĂȘme droite. L'utilisation de ce terme est plus moralisatrice que pertinente puisqu'elle nie l'intimitĂ© entre les libĂ©raux et l'extrĂȘme-droite. A cette fin, nous avons formulĂ© 10 thĂšses sur cette ultra-droite d'un type particulier, qui, nous l'espĂ©rons, susciteront la discussion et le dĂ©bat. Il s'agit d'une dĂ©claration provisoire, d'une invitation au dialogue.
ThĂšse 1 - L'ultra-droite utilise autant que possible les mĂ©canismes dĂ©mocratiques. Elle croit au processus connu sous le nom de âlongue progression au travers des institutionsâ, par lequel elle construit patiemment son pouvoir politique et dote les institutions stables de la dĂ©mocratie libĂ©rale de ses cadres, qui font ensuite passer leurs points de vue dans la pensĂ©e dominante.
Les centres d'enseignement sont Ă©galement la clĂ© de l'ultra-droite, puisqu'ils dĂ©terminent les programmes d'Ă©tudes pour les Ă©tudiants dans leurs pays respectifs. L'ultra-droite peut se passer de ces institutions dĂ©mocratiques tant que ces derniĂšres lui permettent d'accĂ©der au pouvoir, non seulement au niveau de l'Ătat, mais aussi de la sociĂ©tĂ©.
ThĂšse 2 - Lâultra-droite est Ă l'origine de l'Ă©rosion de l'Ătat et du transfert de ses fonctions vers le secteur privĂ©. Aux Ătats-Unis, par exemple, son inclination Ă l'austĂ©ritĂ© contribue Ă rĂ©duire la quantitĂ© et la qualitĂ© des cadres des fonctions essentielles de l'Ătat, telles que le DĂ©partement d'Ătat amĂ©ricain.
De nombreuses fonctions de ces institutions, désormais privatisées, se placent sous les auspices d'organisations non gouvernementales dirigées par de nouveaux capitalistes milliardaires tels que Charles Koch, George Soros, Pierre Omidyar et Bill Gates.
ThĂšse 3 - L'ultra-droite a recours Ă l'appareil rĂ©pressif de l'Ătat autant que le permet la loi pour faire taire ses dĂ©tracteurs et affaiblir les mouvements d'opposition Ă©conomique et politique. La constitution des rĂ©gimes libĂ©raux offre une grande latitude pour ce type de pratique, et les forces politiques libĂ©rales en ont profitĂ© au fil du temps pour rĂ©primer toute rĂ©sistance de la part de la classe ouvriĂšre, de la paysannerie et de la gauche.
ThĂšse 4 - L'ultra-droite incite les Ă©lĂ©ments les plus fascistes de sa coalition politique Ă administrer la violence dans la sociĂ©tĂ© Ă dose homĂ©opathique, afin de faire naĂźtre la peur, mais pas suffisamment pour que les populations se retournent contre elle. La plupart des membres de la classe moyenne du monde entier aspirent au bien-ĂȘtre et sont perturbĂ©s par les dĂ©sagrĂ©ments qui leur sont infligĂ©s (tels que ceux provoquĂ©s par les Ă©meutes, etc.).
Mais, à l'occasion, l'assassinat d'un dirigeant syndical ou les menaces qui pÚsent sur les journalistes ne sont pas imputés à l'ultra-droite, qui s'empresse souvent de nier toute association directe avec les groupes fascistes marginaux (qui lui sont néanmoins organiquement liés).
ThÚse 5 - L'ultra-droite apporte une réponse partielle à la solitude inhérente à la société capitaliste avancée. Cette solitude découle de l'aliénation due à des conditions de travail précaires et à de longues heures de travail (supplémentaire), qui sapent toute possibilité de bùtir une communauté et une vie sociale dynamiques.
Cette ultra-droite ne crée pas de communauté réelle, sauf lorsqu'il s'agit de sa relation parasitaire avec les communautés religieuses. Au contraire, elle développe un concept de communauté, par le biais d'Internet, de mobilisations massives d'individus ou encore par le biais de symboles et de gestes partagés. Le besoin criant de communauté est apparemment résolu par l'ultra-droite, tandis que l'essence de la solitude se transforme en colÚre plutÎt qu'en amour.
ThĂšse 6 - L'ultra-droite se sert de sa proximitĂ© avec les conglomĂ©rats mĂ©diatiques privĂ©s pour normaliser son discours, et de celle des patrons des rĂ©seaux sociaux pour implanter la reconnaissance de ses idĂ©es au sein de la sociĂ©tĂ©. Ce discours crĂ©e une frĂ©nĂ©sie, mobilisant des pans de la population en ligne ou dans les rues pour participer Ă des rassemblements oĂč ils restent nĂ©anmoins des individus plutĂŽt que des membres d'un collectif. Le sentiment de solitude gĂ©nĂ©rĂ© par l'aliĂ©nation capitaliste est attĂ©nuĂ© pour un temps, mais pas comblĂ©.
ThĂšse 7 - L'ultra-droite est une organisation tentaculaire, dont les racines s'Ă©tendent Ă divers secteurs de la sociĂ©tĂ©. Elle opĂšre lĂ oĂč lâon se rassemble, que ce soit dans des clubs sportifs ou des organisations caritatives. Elle a pour objectif d'Ă©tablir une base populaire enracinĂ©e dans l'identitĂ© majoritaire d'un lieu donnĂ© (race, religion ou sentiment d'appartenance nationale) en marginalisant et en diabolisant toute minoritĂ©. Dans de nombreux pays, l'ultra-droite s'appuie sur des structures et des rĂ©seaux religieux pour ancrer toujours plus profondĂ©ment une vision conservatrice de la sociĂ©tĂ© et de la famille.
ThĂšse 8 - L'ultra-droite s'attaque aux institutions du pouvoir qui constituent le fondement mĂȘme de son assise socio-politique. Elle crĂ©e une illusion selon laquelle elle serait plus plĂ©bĂ©ienne que patricienne, alors qu'en rĂ©alitĂ©, elle est profondĂ©ment ancrĂ©e dans les rangs de l'oligarchie. Elle crĂ©e l'illusion du populaire en dĂ©veloppant une forme trĂšs virile d'hyper-nationalisme, dont la dĂ©cadence transpire dans sa laideur rhĂ©torique. Cette ultra-droite joue sur la puissance testostĂ©ronĂ©e de cet hyper-nationalisme tout en affichant une forme de victimisation face au pouvoir.
ThÚse 9 - L'ultra-droite est une entité internationale, structurée par diverses plateformes telles que The Movement de Steve Bannon (basé à Bruxelles), le Madrid Forum du Vox Party (basé en Espagne), et la Fellowship Foundation anti-LGBTQ+ (basée à Seattle).
Ces groupes sont enracinĂ©s dans un projet politique du monde atlantique qui renforce le rĂŽle de la droite dans le Sud global, et leur fournit les fonds nĂ©cessaires pour approfondir les idĂ©es de droite lĂ oĂč leur terreau est peu fertile. Ils crĂ©ent de nouveaux âproblĂšmesâ lĂ oĂč ils n'existaient pas Ă cette Ă©chelle, comme le battage autour de la sexualitĂ© en Afrique de l'Est. Ces nouveaux âproblĂšmesâ fragilisent les mouvements populaires et renforcent l'emprise de la droite sur la sociĂ©tĂ©.
ThÚse 10 - Bien que l'ultra-droite se présente comme un phénomÚne mondial, des différences subsistent selon qu'elle se manifeste dans les principaux pays impérialistes ou dans les pays du Sud. Dans le Nord, les libéraux et l'ultra-droite défendent vigoureusement les privilÚges acquis par le pillage au cours des cinq cents derniÚres années - par voie militaire ou autre - tandis que dans le Sud, la tendance générale de l'ensemble des forces politiques tend à instaurer une forme de souveraineté.
L'ultra-droite émerge dans un contexte d'hyper-impérialisme pour masquer la réalité d'un pouvoir hideux, et faire semblant de se préoccuper du sort des individus isolés que ce pouvoir malmÚne. Il connaßt bien la folie humaine et en tire profit.
Sauf indication contraire, les illustrations de cette lettre d'information proviennent des dossiers New Clothes, Old Threads : The Dangerous Right-Wing Offensive in Latin America (2021) et What Can We Expect from the New Progressive Wave in Latin America (2023).
* Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est rédacteur et correspondant en chef de Globetrotter. Il est éditeur de LeftWord Books et directeur de Tricontinental : Institute for Social Research. Il a écrit plus de 20 livres, dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses derniers ouvrages sont Struggle Makes Us Human : Learning from Movements for Socialism et, avec Noam Chomsky, The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of U.S. Power.
https://consortiumnews.com/2024/08/19/vijay-prashad-the-far-right-of-a-special-type/