đâđš Valeurs, vĂ©ritĂ©s, et faillite planĂ©taire des Etats-Unis
Une politique étrangÚre guidée par des dogmes, qui prend des clichés pour des idées, dont les ambitions audacieuses et grandioses défient la réalité, est vouée à l'échec.
đâđš Valeurs, vĂ©ritĂ©s, et faillite planĂ©taire des Etats-Unis
Par Michael Brenner*, 16 mai 2023
Selon Michael Brenner, deux mots - dĂ©mocratie et autocratie - ont connu un renouveau en Occident, les Ătats-Unis ayant adoptĂ© l'idĂ©e d'une suite Ă la guerre froide. Les implications sont profondes.
La rhétorique politique s'articule autour de mots ou d'expressions clés qui trouvent leur écho auprÚs d'un public et évoquent des images et symboles profondément ancrés. Parmi les Américains, les plus puissants sont la démocratie et la liberté.
Ils sont abondamment utilisés dans les communications publiques, qu'elles soient orales ou écrites, utilisés de maniÚre interchangeable. Car, dans l'esprit de beaucoup, ils représentent l'expérience légendaire des Américains.
DĂ©mocratie et autocratie - ces deux mots, rebattus pour les plus blasĂ©s, ont connu un renouveau alors que les Ătats-Unis embrassent l'idĂ©e d'une suite Ă la guerre froide.
Objectivement, il s'agit bien sĂ»r d'un code pour la lutte pour la primautĂ© mondiale entre l'hĂ©gĂ©mon rĂ©gnant (les Ătats-Unis) et le formidable dĂ©fi de la Chine et/ou de la Russie. Cette rĂ©alitĂ© est exprimĂ©e par l'ajout de l'expression "sĂ©curitĂ© nationale". Ensemble, ils forment un triangle doctrinal inflexible qui cristallise les sentiments Ă l'intĂ©rieur du pays. Dans le reste du monde, l'expression "ordre international fondĂ© sur des rĂšgles" se substitue Ă celle de "sĂ©curitĂ© nationale". Ce cri de ralliement tombe Ă plat lorsque l'inflexible acier se mĂ©tamorphose en vulgaire poudre aux yeux Ă l'Ă©tranger.
L'objectif principal est de tracer une ligne de dĂ©marcation nette entre "nous" et "eux". Le premier englobe les dĂ©mocraties libĂ©rales et les alliĂ©s de la zone de l'Atlantique Nord, qui s'Ă©tend au sens figurĂ© aux pays de l'ANZUS [L'ANZUS est un pacte militaire signĂ© Ă San Francisco le 1á”Êł septembre 1951, entre l'Australie, la Nouvelle-ZĂ©lande et les Ătats-Unis. Depuis les annĂ©es 1980, les Ătats-Unis considĂšrent que le traitĂ© est suspendu entre les Ătats-Unis et la Nouvelle-ZĂ©lande], au Japon et Ă la CorĂ©e du Sud - l'ensemble constituant l'Occident collĂ©gial.
Le "eux" est composé de la Chine - surtout -, de la Russie, de l'Iran, de la Corée du Nord et de tous ceux qui manifestent des affinités avec ces pays ou qui s'opposent aux projets et aux politiques de l'Occident. Ils sont considérés comme les "chiens courants" des puissances menaçantes - le Venezuela, Cuba, le Nicaragua, la Syrie, entre autres.
La zone fluctuante des non-engagés
Il y a ensuite cette zone grise, fluctuante et indistincte, occupĂ©e par les neutres et les non-engagĂ©s. Les plus significatifs de ces "indĂ©pendants" sur le plan stratĂ©gique sont la Turquie, l'Inde, le BrĂ©sil, l'IndonĂ©sie, l'Arabie saoudite, l'Afrique du Sud, l'Argentine et le Pakistan. L'objectif de l'administration Biden a Ă©tĂ© de mobiliser le plus grand soutien possible parmi ces Ătats sur les questions des droits de base, du commerce de l'Ă©nergie, de la finance, des embargos commerciaux et des boycotts.
Avant que la crise ukrainienne ne devienne aiguĂ« en fĂ©vrier de l'annĂ©e derniĂšre, la cible principale Ă©tait la Chine. L'accent Ă©tait mis sur l'endiguement de l'expansion de l'influence mondiale de la Chine, en insistant sur l'argument selon lequel un tel dĂ©veloppement constitue une menace multiforme pour les intĂ©rĂȘts nationaux des autres Ătats et pour la stabilitĂ© mondiale en gĂ©nĂ©ral.
Cette formulation stratégique abstraite s'est précisée avec le début de la confrontation avec la Russie au sujet de l'Ukraine. Washington a provoqué le conflit dans l'espoir d'infliger une défaite politique et économique mortelle à la Russie de Poutine - en l'éliminant en tant que facteur majeur dans le grand équilibre des forces entre "nous", et "eux".
Ils ont agi rapidement et de maniÚre décisive pour tracer une "ligne de sang" irréversible entre la Russie et les pays européens de l'OTAN/UE. Les gouvernements déférents du continent - de Londres à Varsovie en passant par Tallin - se sont ralliés à cette ligne avec enthousiasme. Cette démonstration instinctive de solidarité est conforme à la dynamique psychologique de la relation dominant/subordonné qui a déterminé le lien euro-américain au cours des 75 derniÚres années. Elle est si profondément enracinée qu'elle est devenue une seconde nature pour les élites politiques.
La destruction par Washington du gazoduc de la Baltique a dĂ©montrĂ© l'Ă©tendue des prĂ©rogatives accordĂ©es aux Ătats-Unis pour agir au mĂ©pris de la souverainetĂ© et des intĂ©rĂȘts de l'Europe.
Cet Ă©pisode extraordinaire a ponctuĂ© l'engagement sans rĂ©serve des EuropĂ©ens Ă servir de satrape Ă l'AmĂ©rique dans sa campagne tous azimuts visant Ă empĂȘcher la Chine et la Russie de contester son hĂ©gĂ©monie.
S'assurer de l'obĂ©issance du bloc de puissance Ă©conomique europĂ©en reprĂ©sente indĂ©niablement un succĂšs stratĂ©gique majeur pour les Ătats-Unis. Il en va de mĂȘme pour la fermeture de l'accĂšs de la Russie aux investissements, Ă la technologie et aux prĂ©cieux marchĂ©s de l'Occident.
Mais ce sont les Européens qui paient le plus lourd tribut. En effet, ils ont hypothéqué leur avenir économique pour participer à la rupture mal pensée de tout lien avec une Russie désormais implacablement antagoniste, dont les abondantes ressources énergétiques et agricoles ont été un élément primordial de leur prospérité et de leur stabilité politique.
Aux yeux de l'observateur objectif, les gains de Washington en Europe ont été plus que compensés par l'échec absolu de son objectif premier, à savoir affaiblir gravement la Russie. L'étonnante résistance économique de cette derniÚre (une surprise totale pour les planificateurs occidentaux mal informés) a laissé la Russie non seulement debout, mais dans une position plus saine - grùce à une série de réformes bénéfiques (surtout dans le systÚme financier) qui augurent bien de l'avenir.
Un nouveau réseau de relations mondiales
La guerre Ă©conomique de l'Occident a entraĂźnĂ© une intensification et une accĂ©lĂ©ration du programme russe de restructuration, largement mĂ©connu par les analystes de Washington, de Londres et de Bruxelles. Il en rĂ©sulte une forte rĂ©duction de la vulnĂ©rabilitĂ© aux pressions extĂ©rieures, telles que la campagne de sanctions infructueuse menĂ©e par les Ătats-Unis, et la mise en place d'un nouveau rĂ©seau de relations Ă©conomiques mondiales. En effet, les compĂ©tences avĂ©rĂ©es de la Russie en matiĂšre de conception et de fabrication de matĂ©riel militaire, ainsi que ses abondantes ressources naturelles, signifient que sa contribution Ă la puissance sino-russe globale en fait un rival d'autant plus redoutable pour le bloc amĂ©ricain.
La structure binaire du systĂšme international qui se dessine est bien acceptĂ©e par les Ă©lites et la population amĂ©ricaines. Cette vision manichĂ©enne du monde correspond parfaitement Ă l'image que le pays se fait de lui-mĂȘme, celle d'un enfant du Destin devant guider le monde vers la lumiĂšre de la libertĂ© et de la dĂ©mocratie.
Puisque les AmĂ©ricains considĂšrent comme acquis que leur pays a Ă©tĂ© imprĂ©gnĂ© de vertus politiques lors de sa fondation, tout parti qui s'oppose Ă eux se met en travers d'une tĂ©lĂ©ologie incontestable. Il s'ensuit qu'une entitĂ© politique qui conteste la suprĂ©matie amĂ©ricaine n'est pas seulement une menace hostile pour la sĂ©curitĂ© et le bien-ĂȘtre des Ătats-Unis, mais que, de ce fait mĂȘme, elle est aussi moralement viciĂ©e. La vertu et le dĂ©nigrement des ennemis se rĂ©duisent d'emblĂ©e Ă leur dĂ©signation en tant que "mal" incarnĂ©.
Les implications sont profondes. Une relation conflictuelle est présumée, la coexistence est jugée contre nature et fragile, la diplomatie dévaluée et la négociation considérée comme un jeu de poker au lieu d'un compromis. Le succÚs se définit comme une victoire qui élimine l'ennemi.
Cette attitude a été renforcée par l'expérience du XXe siÚcle. La défaite des puissances centrales lors de la premiÚre guerre mondiale, l'écrasement de l'Allemagne et du Japon lors de la deuxiÚme guerre mondiale, l'effondrement de l'Union soviétique et l'évaporation du communisme international.
On oublie les jeux de pouvoir directs dans l'invasion du Mexique et la confiscation de ses territoires, la guerre hispano-amĂ©ricaine, les innombrables interventions et occupations en AmĂ©rique centrale et dans les CaraĂŻbes. Les croisades morales du siĂšcle suivant ont facilitĂ© l'effacement de la mĂ©moire de ces Ă©vĂ©nements profanes et la prĂ©servation de la croyance en la vertu inhĂ©rente des Ătats-Unis.
Cette continuité contribue à expliquer pourquoi Washington a accepté presque unanimement et sans esprit critique de couler précipitamment la Russie et la Chine dans le moule des ennemis du passé. Ainsi, la Russie d'aujourd'hui est considérée comme l'avatar de l'Union soviétique, et la Chine comme un danger encore plus inquiétant que le Japon impérial. L'ignorance de réalités beaucoup plus subtiles et complexes est cultivée apparemment comme une préférence automatique pour des stéréotypes qui correspondent commodément à l'identité américaine, à l'expérience subjective, aux conceptions philosophiques et à la mythologie nationale. En conséquence, nous réagissons conformément à ces caricatures grossiÚres.
La Russie est accusĂ©e d'ĂȘtre une tyrannie sous le rĂšgne impitoyable du dictateur Vladimir Poutine. En rĂ©alitĂ©, le prĂ©sident Poutine est Ă la tĂȘte d'une Ă©quipe dirigeante trĂšs apprĂ©ciĂ©e de la population, ses nombreux Ă©crits et discours ne tĂ©moignent d'aucune ambition agressive et, malgrĂ© les pressions politiques, les mĂ©dias et les blogueurs russes populaires expriment une plus grande diversitĂ© d'opinions sur l'Ukraine qu'aux Ătats-Unis ou que n'importe oĂč chez nos alliĂ©s europĂ©ens. Bien plus qu'en Ukraine, oĂč les autoritĂ©s ont imposĂ© des contrĂŽles draconiens.
La Chine, elle aussi, est dĂ©peinte en des termes si dĂ©formĂ©s et si simplistes qu'ils en deviennent presque caricaturaux. La vision claire qu'ont les dirigeants de PĂ©kin de leur place prĂ©pondĂ©rante en Asie - et au-delĂ - ne ressemble en rien Ă la sphĂšre de coprospĂ©ritĂ© et Ă l'Ă©dification de lâempire du Japon. Cela devrait ĂȘtre Ă©vident pour quiconque connaĂźt un tant soit peu l'histoire de la Chine ou rĂ©flĂ©chit Ă ses activitĂ©s actuelles. Pourtant, le Washington officiel - et la quasi-totalitĂ© de notre communautĂ© de politique Ă©trangĂšre - s'obstine Ă accuser la Chine de belligĂ©rance et d'hostilitĂ© Ă l'Ă©gard des Ătats-Unis, alors mĂȘme que les dirigeants politiques de Washington prennent des mesures agressives en bafouant l'engagement pris il y a un demi-siĂšcle en faveur du principe d'une Chine unique, et en encourageant l'indĂ©pendance de TaĂŻwan.
Cette vision déformée a poussé le Pentagone à réclamer un renforcement massif de nos forces navales dans la région indo-pacifique, dans l'espoir que les grandes batailles navales de la Seconde Guerre mondiale se répÚtent, tandis que les jeux de guerre informatisés sont devenus une véritable passion. Le thÚme musical de "Victory At Sea" résonne-t-il en arriÚre-plan ?
L'extrĂ©misme des efforts visant Ă dĂ©peindre la Russie (et dans une moindre mesure la Chine) comme d'irrĂ©mĂ©diables pĂ©cheurs se livrant Ă des actes criminels pouvant ĂȘtre qualifiĂ©s de crimes de guerre traduit la propension des AmĂ©ricains Ă juger les autres en toute justice. Ce moralisme intempestif est enracinĂ© dans la dimension thĂ©ologique de leur notion particuliĂšre d'"exceptionnalisme".
Il sert Ă©galement un objectif politique stratĂ©gique en aidant Ă mobiliser le soutien en faveur d'un "nous contre eux", un jeu Ă somme nulle. Une caractĂ©ristique frappante de la situation actuelle en Ukraine et en Russie est que l'observateur objectif doit s'efforcer de trouver une raison convaincante de s'enfermer dans une position aussi rigide. Les esprits de Washington, imprĂ©gnĂ©s du dogme nĂ©oconservateur et craignant pour la pĂ©rennitĂ© de l'hĂ©gĂ©monie mondiale des Ătats-Unis, manquent de cette objectivitĂ© et de cette clairvoyance.
La tendance à stigmatiser l'ennemi va de pair avec la volonté d'améliorer les références démocratiques des partis soutenus par Washington.
L'Ukraine est constamment présentée comme portant la banniÚre des valeurs politiques éclairées. Le président Volodymyr Zelensky est salué comme son porte-drapeau et honoré dans les salles sacrées du CongrÚs et d'ailleurs.
Pourtant, la rĂ©alitĂ© est tout autre. L'Ukraine est un Ătat autoritaire, tristement cĂ©lĂšbre pour sa corruption. Tous les partis autres que ceux qui soutiennent le gouvernement actuel sont interdits ; les mĂ©dias sont sous contrĂŽle total, et ne sont autorisĂ©s qu'Ă diffuser de la propagande ; les bureaux des groupes civiques sont fermĂ©s et, surtout, les forces nĂ©o-nazies et autres forces intra-nationalistes similaires exercent une influence disproportionnĂ©e sur les services de sĂ©curitĂ© et dans. les couloirs du pouvoir officiel.
Certains arborent hardiment des insignes nazis sur leurs uniformes, et des statues sont érigées à la mémoire de Stepan Bandera, l'allié des SS pendant la guerre qui a dirigé les meurtres de masse d'opposants nazis.
Le pouvoir de l'imagerie rhétorique est tel, et le besoin de justification moralisatrice d'un stratagÚme politique de grande envergure si fort, que cette réalité flagrante est collectivement sublimée.
Lorsque nous dĂ©plaçons notre attention de la dimension bipolaire du systĂšme mondial Ă©mergent vers l'arĂšne plus large qui comprend d'autres Ătats, l'approche amĂ©ricaine fondĂ©e sur les valeurs pour dĂ©signer amis et ennemis perd de sa pertinence. En fait, elle devient un vĂ©ritable handicap.
En effet, ces pays n'acceptent ni la prĂ©tention autoproclamĂ©e des Ătats-Unis Ă ĂȘtre l'objet de toutes les convoitises politiques - dans leur pays et Ă l'Ă©tranger - ni la diabolisation de pays avec lesquels ils ont entretenu des relations productives et pacifiques. Ils ne fondent pas leurs dĂ©cisions stratĂ©giques sur ce que PĂ©kin fait ou ne fait pas aux OuĂŻgours du Xinjiang.
MĂȘme le secrĂ©taire d'Ătat amĂ©ricain Antony Blinken & Company reconnaĂźt ce principe Ă©lĂ©mentaire de la vie internationale. Washington est donc contraint de lancer ses appels Ă l'allĂ©geance en termes trĂšs pragmatiques et conventionnels. S'il se contente d'Ă©voquer la lutte "historique" entre la "dĂ©mocratie" et la tyrannie, cette formulation facile ne fait guĂšre d'effet Ă Ankara, Delhi, Brasilia, Riyad ou dans d'autres capitales.
Certaines d'entre elles sont tout sauf des bastions de liberté (Arabie Saoudite). D'autres sont dirigées par des personnes qui ont souffert des effets pernicieux du soutien américain à des opposants antidémocratiques (le président brésilien Lula da Silva, qui a été emprisonné par la cabale autocratique de Bolsonaro favorisée par Washington), qui entretiennent des relations étroites avec Moscou ou Pékin sur des questions d'une importance nationale capitale (le président Recep Erdogan en Turquie) ou qui, bien que constitutionnellement démocratiques, préfÚrent appliquer le terme dans son acception la moins pure (l'Inde du Premier ministre Narendra Modi).
Le cas de l'Inde, notamment
L'Inde est un cas particuliÚrement instructif. Les stratÚges américains qui préparaient leur riposte à la montée en puissance de la Chine pensaient pouvoir engager l'Inde dans une Entente cordiale englobant Japon, Corée du Sud, ANZUS, et tous les autres pays de la région qu'ils pourraient convaincre, ou contraindre à se joindre à eux.
Cet espoir a toujours Ă©tĂ© vain, du moins pour les analystes moins obsĂ©dĂ©s par la bĂȘte noire qu'est la Chine. Bien que les relations entre Delhi et PĂ©kin aient Ă©tĂ© fraĂźches depuis la guerre de l'Himalaya en 1962, et bien que les Ă©lites indiennes aient Ă©prouvĂ© une certaine anxiĂ©tĂ© face Ă la montĂ©e en puissance de la Chine, les dirigeants indiens se sont engagĂ©s Ă gĂ©rer ce qui est devenu une relation plus complexe, selon leurs propres termes et par leurs propres moyens.
L'Inde est un Ătat civilisationnel (comme la Chine) qui nourrit de profonds sentiments de ressentiment Ă l'Ă©gard de la maniĂšre dont le Raj britannique l'a assujetti, exploitĂ© et exploitĂ© les ressources de l'Inde Ă ses propres fins stratĂ©giques pendant 175 ans. L'Inde d'aujourd'hui, sĂ»re d'elle, n'a pas l'intention de se laisser enfermer dans le rĂŽle de subalterne dans une campagne amĂ©ricaine dangereuse visant Ă maintenir sa domination dans la rĂ©gion asiatique.
En outre, en ce qui concerne la Russie, les deux pays ont historiquement entretenu des relations étroites et mutuellement bénéfiques, tant sur le plan économique que diplomatique. Il n'est donc pas surprenant que Delhi ait rejeté la demande de M. Biden de se joindre au projet d'isoler et de punir Moscou. Bien au contraire, c'est tout l'inverse qui s'est produit.
L'Inde est aujourd'hui le deuxiĂšme acheteur de pĂ©trole russe, dont une grande partie est raffinĂ©e et vendue sur le marchĂ© international avec un beau bĂ©nĂ©fice. Une partie est destinĂ©e Ă des acheteurs d'Europe occidentale, dont le Royaume-Uni. MĂȘme les Ătats-Unis achĂštent le pĂ©trole russe de qualitĂ© supĂ©rieure dont ils ont besoin.
Ainsi, contrairement Ă la rhĂ©torique habituelle des Ătats-Unis et de leurs alliĂ©s selon laquelle la Russie a Ă©tĂ© isolĂ©e par la communautĂ© mondiale, la vĂ©ritĂ© gĂȘnante est qu'Ă ce jour, aucun gouvernement en dehors de l'Occident collectif n'a adhĂ©rĂ© au rĂ©gime de sanctions mis en place par les Ătats-Unis. Les affirmations incessantes selon lesquelles la Russie est un paria mondial Ă fuir et Ă mĂ©priser sont manifestement erronĂ©es. Elles ne sont acceptables que dans la chambre d'Ă©cho dĂ©formĂ©e de l'administration et des mĂ©dias occidentaux.
Les Ătats-Unis contraints de communiquer sur deux plans
Les prioritĂ©s gĂ©ostratĂ©giques et Ă©conomiques distinctes de ces puissances "indĂ©pendantes" ont obligĂ© les Ătats-Unis Ă orienter leur approche et Ă adopter une rhĂ©torique trĂšs diffĂ©rente de celle employĂ©e par l'Occident collectif dans son portrait de la Russie et de la Chine. En effet, ils doivent penser et communiquer sur deux plans. Cela s'avĂšre ĂȘtre un dĂ©fi de taille.
Non pas que les Ătats-Unis soient Ă©trangers au jeu traditionnel de la "realpolitik" et de l'intĂ©rĂȘt national pur et dur. AprĂšs tout, c'est ce qu'ils ont fait dans le monde entier pendant les 4 dĂ©cennies de guerre froide. LâAmĂ©rique n'est pas convaincante lorsqu'elle dĂ©ploie grossiĂšrement arguments et pressions sur des Ătats "indĂ©pendants" pour qu'ils s'associent directement Ă une cause qui prĂ©sente des risques et impose des coĂ»ts tangibles. En outre, la plupart d'entre eux considĂšrent que la cause amĂ©ricaine repose sur des bases spĂ©cieuses, tant sur le plan Ă©thique que sur le plan pratique.
L'inventaire américain des moyens de séduction et de coercition reste impressionnant. Cependant, la vulnérabilité des autres protagonistes est réduite par deux facteurs mutuellement renforcés.
Le premier est la valeur de leurs propres actifs (qu'il s'agisse du pétrole, des marchés et de l'interdépendance commerciale dans une économie mondiale fortement intégrée, ou de l'influence régionale critique dans des zones sensibles - le Moyen-Orient).
Le second est constituĂ© par les options offertes par le dĂ©placement du centre de l'activitĂ© Ă©conomique mondiale vers l'Asie et l'Euro-Asie. La Chine elle-mĂȘme est, de loin, le principal centre manufacturier du monde. Le secteur manufacturier du pays est plus important que celui des Ătats-Unis et de l'UE. Le rĂŽle critique de la Russie en tant que principale source d'Ă©nergie et de produits agricoles, mis en Ă©vidence par l'affaire de l'Ukraine, signifie que s'aligner sur les strictes exigences des Ătats-Unis exige un coĂ»t intolĂ©rablement Ă©levĂ©.
Les leviers du contrÎle monétaire
Washington peut appliquer librement des sanctions Ă l'encontre de tout pays qui ne respecte pas sa volontĂ©, et le fait. Et, oui, il garde la mainmise sur les transactions financiĂšres par l'intermĂ©diaire de SWIFT, qui joue le rĂŽle de chambre de compensation monĂ©taire internationale. Le rĂŽle du dollar en tant que monnaie de transaction mondiale contraint les paiements et les rĂ©serves des autres pays Ă passer par les banques amĂ©ricaines, et les Ătats-Unis contrĂŽlent de facto les prĂȘts du FMI.
Ces leviers d'influence sont utilisĂ©s de plus en plus frĂ©quemment et de maniĂšre de plus en plus spectaculaire. Le cas le plus frappant est la saisie arbitraire par Washington de rĂ©serves russes de l'ordre de 300 milliards de dollars. On laisse maintenant entendre que les Ătats-Unis pourraient prendre possession de ce trĂ©sor et le consacrer Ă la "reconstruction" de l'Ukraine.
Il y a eu des précédents concernant les actifs financiers de l'Iran, de l'Afghanistan et du Venezuela (ce dernier en collaboration avec la Banque d'Angleterre). Mais l'action unilatérale contre la Russie est d'une telle ampleur qu'elle suscite des inquiétudes quant à la possibilité pour les Américains d'abuser de leur rÎle monétaire supposé de gardien pour prendre en otage les actifs de quiconque défie Washington.
Cette crainte a incitĂ© l'Arabie saoudite et d'autres pays Ă prendre des mesures draconiennes pour rĂ©duire leurs avoirs trĂšs importants dans les institutions financiĂšres amĂ©ricaines. La tendance Ă la dĂ©dollarisation qui en dĂ©coule menace un pilier majeur de la position dominante des Ătats-Unis dans le monde. Elle est encouragĂ©e par les plans dĂ©jĂ mis en Ćuvre par la Chine pour crĂ©er un ensemble d'institutions monĂ©taires mondiales alternatives.
Les dĂ©veloppements observĂ©s dans la sphĂšre monĂ©taire rĂ©vĂšlent une faille fondamentale dans le projet amĂ©ricain visant Ă faire du "respect des rĂšgles" l'une des "valeurs" clĂ©s permettant de classer dĂ©finitivement les "bons" et les "mauvais" Ătats. En effet, le vol des actifs monĂ©taires d'un autre Ătat viole toutes les rĂšgles, lois, normes et pratiques courantes des Ă©changes internationaux. La crĂ©dibilitĂ© dĂ©jĂ mince de la formule proposĂ©e par Washington ne peut survivre Ă un unilatĂ©ralisme aussi flagrant et intĂ©ressĂ©.
AprĂšs l'invasion illĂ©gale de l'Irak, qui a provoquĂ© un carnage et s'est accompagnĂ©e d'une torture gĂ©nĂ©ralisĂ©e mandatĂ©e par la Maison Blanche, on peut se demander si les Ătats-Unis ne feraient pas mieux de se contenter de revendiquer la raison d'Ătat sans les fioritures moralisatrices.
Tout le monde a compris cette premiĂšre approche - mĂȘme s'il n'est pas d'accord avec des actions spĂ©cifiques - et s'est opposĂ© Ă la seconde.
Une politique étrangÚre guidée par des dogmes, qui prend des clichés pour des idées, dont les ambitions audacieuses et grandioses défient la réalité, est vouée à l'échec.
Deux questions restent donc en suspens : 1) l'ampleur des dégùts - directs ou collatéraux - qu'elle causera sur la voie de l'échec ; 2) la question de savoir si la poursuite fanatique de l'inaccessible se terminera par un cataclysme.
* Michael Brenner est professeur de relations internationales à l'université de Pittsburgh. mbren@pitt.edu
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https://consortiumnews.com/2023/05/16/us-values-verities-global-failure/