đâđš Vijay Prashad : BRICS : Le pĂŽle de gravitĂ© mondial se dĂ©place
Les pratiques d'un empire moribond créent un terrain d'entente vers de nouvelles alternatives. La diversité des soutiens aux BRICS montre comme l'hégémonie de l'impérialisme est en perte de vitesse.
đâđš BRICS : Le pĂŽle de gravitĂ© mondial se dĂ©place
Par Vijay Prashad, Tricontinental : Institute for Social Research, le 1er septembre 2023
Le dernier jour du sommet des BRICS Ă Johannesburg, les cinq Ătats fondateurs - le BrĂ©sil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud - ont accueilli six nouveaux membres : l'Argentine, l'Ăgypte, l'Ăthiopie, l'Iran, l'Arabie saoudite et les Ămirats arabes unis.
Le partenariat des BRICS englobe désormais 47,3 % de la population mondiale, avec un produit intérieur brut mondial combiné - en parité de pouvoir d'achat (PPA) - de 36,4 %.
Ă titre de comparaison, bien que les Ătats du G7 (Allemagne, Canada, Ătats-Unis, France, Italie, Japon et Royaume-Uni) ne reprĂ©sentent que 10 % de la population mondiale, leur part du PIB mondial - Ă paritĂ© de pouvoir d'achat - est de 30,4 %.
En 2021, les nations qui forment aujourd'hui le groupe élargi des BRICS réalisaient 38,3 % de la production industrielle mondiale, contre 30,5 % pour leurs homologues du G7.
Tous les indicateurs disponibles, y compris la production de rĂ©coltes et le volume total de production de mĂ©taux, tĂ©moignent de l'immense puissance de ce nouveau groupe. Celso Amorim, conseiller du gouvernement brĂ©silien, et l'un des architectes des BRICS lors de son ancien mandat de ministre des affaires Ă©trangĂšres, a dĂ©clarĂ© Ă propos de ce nouveau dĂ©veloppement que âle monde ne peut plus ĂȘtre dictĂ© par le G7â.
[Lire aussi : SCOTT RITTER : G7 vs BRICS - Off to the Races]
Il est certain que les BRICS, malgré leurs hiérarchies internes et leurs difficultés, représentent aujourd'hui une part plus importante du PIB mondial que le G7, qui continue à se comporter comme la structure exécutive de la planÚte.
Plus de 40 pays ont exprimĂ© leur intĂ©rĂȘt Ă rejoindre les BRICS, bien que seuls 23 d'entre eux aient posĂ© leur candidature avant le sommet en Afrique du Sud (dont sept des 13 pays de l'Organisation des pays exportateurs de pĂ©trole, ou OPEP).
L'IndonĂ©sie, septiĂšme pays au monde en termes de PIB, selon la PPA [ParitĂ© de Pouvoir dâAchat : mĂ©thode utilisĂ©e en Ă©conomie pour Ă©tablir une comparaison, entre pays, du pouvoir d'achat des devises nationales, ce quâune simple utilisation des taux de change ne permet pas de faire] a retirĂ© sa candidature aux BRICS au dernier moment, mais a dĂ©clarĂ© qu'elle envisagerait d'y adhĂ©rer plus tard. Les commentaires du prĂ©sident indonĂ©sien Joko Widodo reflĂštent l'Ă©tat d'esprit du sommet :
âNous devons rejeter la discrimination commerciale. Le dĂ©veloppement industriel en aval ne doit pas ĂȘtre entravĂ©. Nous devons tous continuer Ă revendiquer une coopĂ©ration Ă©gale et inclusiveâ.
Les BRICS ne fonctionnent pas indĂ©pendamment des nouvelles structures rĂ©gionales visant Ă crĂ©er des plateformes hors du giron de l'Occident, telles que la CommunautĂ© des Ătats d'AmĂ©rique latine et des CaraĂŻbes (CELAC) et l'Organisation de coopĂ©ration de Shanghai (OCS). Au contraire, l'adhĂ©sion aux BRICS a le potentiel de renforcer le rĂ©gionalisme pour ceux qui font dĂ©jĂ partie de ces forums rĂ©gionaux. Ces deux ensembles d'organismes interrĂ©gionaux s'inscrivent dans un courant historique soutenu par des statistiques importantes, analysĂ©es par Tricontinental : Institute for Social Research Ă l'aide d'une sĂ©rie de bases de donnĂ©es mondiales fiables et largement disponibles.
Les faits sont clairs : le pourcentage du PIB mondial dĂ©tenu par le Nord est passĂ© de 57,3 % en 1993 Ă 40,6 % en 2022, le pourcentage des Ătats-Unis passant de 19,7 % Ă seulement 15,6 % du PIB mondial, en PPA, au cours de la mĂȘme pĂ©riode - en dĂ©pit de leur privilĂšge de monopole. En 2022, le Sud, sans la Chine, aura un PIB, en PPA, supĂ©rieur Ă celui du Nord.
L'Occident, peut-ĂȘtre en raison de son rapide dĂ©clin Ă©conomique progressif, s'efforce de maintenir son hĂ©gĂ©monie en menant une nouvelle guerre froide contre les Ătats Ă©mergents tels que la Chine. La meilleure preuve des objectifs raciaux, politiques, militaires et Ă©conomiques des puissances occidentales peut ĂȘtre rĂ©sumĂ©e par une dĂ©claration rĂ©cente de l'Organisation du traitĂ© de l'Atlantique Nord (OTAN) et de l'Union europĂ©enne (UE) :
âL'OTAN et l'UE jouent des rĂŽles complĂ©mentaires, cohĂ©rents, et synergiques dans le soutien Ă la paix et Ă la sĂ©curitĂ© internationales. Nous continuerons Ă mobiliser l'ensemble des moyens dont nous disposons, qu'ils soient politiques, Ă©conomiques ou militaires, pour poursuivre nos objectifs communs dans l'intĂ©rĂȘt de notre milliard de citoyensâ.
Pourquoi les BRICS ont-ils accueilli en leur sein un groupe de pays aussi disparate, dont deux monarchies ? Lorsqu'on lui a demandĂ© de rĂ©flĂ©chir au caractĂšre des nouveaux Ătats membres Ă part entiĂšre, le prĂ©sident brĂ©silien Luiz InĂĄcio Lula da Silva a dĂ©clarĂ© :
âCe qui compte, ce n'est pas la personne qui gouverne, mais l'importance du pays. Nous ne pouvons pas nier l'importance gĂ©opolitique de l'Iran et des autres pays qui rejoindront les BRICSâ.
[Lire aussi : L'Inde, un pays des BRICS réticent ?]
C'est Ă cette aune que les pays fondateurs ont pris la dĂ©cision d'Ă©largir leur alliance. Au cĆur de la croissance des BRICS se trouvent au moins trois questions:
le contrĂŽle des approvisionnements et des voies d'accĂšs Ă l'Ă©nergie
le contrÎle des systÚmes financiers et de développement mondiaux et
le contrÎle des institutions pour la paix et la sécurité.
L'Ă©largissement des BRICS a donnĂ© naissance Ă un formidable groupe en matiĂšre d'Ă©nergie. L'Iran, l'Arabie saoudite et les Ămirats arabes unis sont Ă©galement membres de l'OPEP, ce qui, avec la Russie, membre clĂ© de l'OPEP+, reprĂ©sente aujourd'hui 26,3 millions de barils de pĂ©trole par jour, soit un peu moins de 30 % de la production mondiale quotidienne de pĂ©trole.
L'Ăgypte, qui n'est pas membre de l'OPEP, est nĂ©anmoins l'un des plus grands producteurs africains de pĂ©trole, avec une production de 567 650 barils par jour. Le rĂŽle de la Chine dans la nĂ©gociation d'un accord entre l'Iran et l'Arabie saoudite en avril a permis Ă ces deux pays producteurs de pĂ©trole de rejoindre les BRICS. Il ne s'agit pas seulement de la production de pĂ©trole, mais aussi de la dĂ©finition de nouvelles voies d'accĂšs Ă l'Ă©nergie au niveau mondial.
L'initiative chinoise âBelt and Roadâ a dĂ©jĂ crĂ©Ă© un rĂ©seau de plateformes pĂ©troliĂšres et de gaz naturel autour des pays du Sud, impliquĂ© dans l'expansion du port de Khalifa et des installations de gaz naturel Ă Fujairah et Ruwais dans les Ămirats arabes unis, parallĂšlement au dĂ©veloppement de la Vision 2030 de l'Arabie saoudite.
Tout porte à croire que les BRICS renforcés commenceront à coordonner leurs infrastructures énergétiques en dehors de l'OPEP+, y compris les volumes de pétrole et de gaz naturel extraits du sous-sol.
Les tensions entre la Russie et l'Arabie saoudite sur les volumes de pétrole se sont intensifiées cette année, la Russie ayant dépassé son quota pour compenser les sanctions occidentales imposées en raison de la guerre en Ukraine.
Désormais, ces deux pays disposeront d'un autre cadre, en dehors de l'OPEP+ et avec la Chine à la table des négociations, pour élaborer un programme commun dans le domaine de l'énergie. L'Arabie saoudite prévoit de vendre du pétrole à la Chine en renminbi (RMB), sapant ainsi la structure du systÚme des pétrodollars. Les deux autres principaux fournisseurs de pétrole de la Chine, l'Irak et la Russie, sont déjà payés en RMB.
Les discussions du sommet des BRICS et son communiqué final ont mis l'accent sur la nécessité de renforcer une architecture financiÚre et de développement pour le monde qui ne soit pas soumise au triumvirat du Fonds monétaire international (FMI), de Wall Street et du dollar américain.
Toutefois, les BRICS ne cherchent pas à contourner les institutions mondiales établies en matiÚre de commerce et de développement, telles que l'Organisation mondiale du commerce (OMC), la Banque mondiale et le FMI. Par exemple, les BRICS ont réaffirmé l'importance du
âsystĂšme commercial multilatĂ©ral fondĂ© sur des rĂšgles, avec l'Organisation mondiale du commerce en son centreâ et ont appelĂ© Ă âun solide filet de sĂ©curitĂ© financier mondial, avec en son centre un [FMI] basĂ© sur des quotas et dotĂ© de ressources adĂ©quatesâ.
Ses propositions ne rompent pas fondamentalement avec le FMI ou l'OMC ; elles offrent plutĂŽt une alternative : premiĂšrement, les BRICS doivent exercer plus de contrĂŽle et de direction sur ces organisations, dont ils sont membres mais qui ont Ă©tĂ© asservies Ă l'agenda occidental, et deuxiĂšmement, les Ătats des BRICS doivent rĂ©aliser leurs aspirations Ă dĂ©velopper leurs propres institutions parallĂšles (telles que la Nouvelle banque de dĂ©veloppement, ou NDB). Le fonds d'investissement massif de l'Arabie saoudite vaut prĂšs de 1 000 milliards de dollars, ce qui pourrait permettre de financer en partie la NDB.
Le programme des BRICS visant Ă amĂ©liorer âla stabilitĂ©, la fiabilitĂ© et l'Ă©quitĂ© de l'architecture financiĂšre mondialeâ est principalement mis en Ćuvre par âl'utilisation de monnaies locales, d'arrangements financiers alternatifs et de systĂšmes de paiement alternatifsâ.
Le concept de âmonnaies localesâ fait rĂ©fĂ©rence Ă la pratique croissante des Ătats qui utilisent leurs propres monnaies pour les Ă©changes transfrontaliers plutĂŽt que de dĂ©pendre du dollar. Bien qu'environ 150 monnaies dans le monde soient considĂ©rĂ©es comme ayant lĂ©galement cours, les paiements transfrontaliers reposent presque toujours sur le dollar (qui, en 2021, reprĂ©sentait 40 % des flux passant par le rĂ©seau de la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunications, ou SWIFT).
Les autres monnaies jouent un rÎle limité, le RMB chinois représentant 2,5 % des paiements transfrontaliers.
Toutefois, l'émergence de nouvelles plateformes de messagerie mondiales - telles que le SystÚme Interbancaire de Paiement transfrontalier de la Chine, l'Interface de Paiement Unifiée de l'Inde et le SystÚme de Messagerie FinanciÚre de la Russie (SPFS) - ainsi que de systÚmes régionaux de monnaie numérique promet d'accroßtre l'utilisation de monnaies alternatives. Par exemple, les crypto-monnaies ont briÚvement constitué une piste potentielle pour de nouveaux systÚmes d'échange avant que leur valeur ne diminue, et les BRICS élargis ont récemment approuvé la création d'un groupe de travail chargé d'étudier une monnaie de référence pour les BRICS.
Suite Ă l'expansion des BRICS, la NDB a dĂ©clarĂ© qu'elle Ă©largirait Ă©galement le nombre de ses membres et que, comme l'indique sa âGeneral Strategy, 2022-2026â, 30 % de l'ensemble de ses financements seraient effectuĂ©s en monnaies locales. Dans le cadre de son nouveau systĂšme de dĂ©veloppement, sa prĂ©sidente, Dilma Rousseff, a dĂ©clarĂ© que la NDB ne suivrait pas la politique du FMI consistant Ă imposer des conditions aux pays emprunteurs.
âNous rejetons toute forme de critĂšre d'Ă©ligibilitĂ©â, a dĂ©clarĂ© Mme Rousseff. âSouvent, un prĂȘt est accordĂ© Ă condition que certaines politiques soient mises en Ćuvre. Nous ne le faisons pas. Nous respectons les politiques de chaque paysâ.
Dans leur communiquĂ©, les nations des BRICS soulignent l'importance d'une ârĂ©forme globale de l'ONU, y compris de son Conseil de sĂ©curitĂ©â.
Actuellement, le Conseil de sĂ©curitĂ© de l'ONU compte 15 membres, dont cinq permanents - la Chine, la France, la Russie, le Royaume-Uni et les Ătats-Unis. Aucun membre permanent n'est issu d'Afrique, d'AmĂ©rique latine ou du pays le plus peuplĂ© du monde, l'Inde.
Pour pallier ces inégalités, les BRICS offrent leur soutien aux
âaspirations lĂ©gitimes des pays Ă©mergents et en dĂ©veloppement d'Afrique, d'Asie et d'AmĂ©rique latine, y compris le BrĂ©sil, l'Inde et l'Afrique du Sud, Ă jouer un rĂŽle plus important dans les affaires internationalesâ.
Le refus de l'Occident d'accorder à ces pays un siÚge permanent au Conseil de sécurité des Nations unies n'a fait que renforcer leur engagement dans le processus des BRICS et leur rÎle au sein du G20.
L'entrĂ©e de l'Ăthiopie et de l'Iran dans les BRICS tĂ©moigne du mode de fonctionnement de ces grands Ătats du Sud qui rĂ©agissent Ă la politique de sanctions de l'Occident Ă l'encontre de dizaines de pays, dont les deux membres fondateurs des BRICS, la Chine et la Russie.
Le Group of Friends in Defence of the U.N. Charter [Groupe d'amis pour la dĂ©fense de la charte des Nations unies] - initiative du Venezuela Ă compter de 2019 - rassemble 20 Ătats membres des Nations unies qui subissent de plein fouet les sanctions illĂ©gales des Ătats-Unis, de l'AlgĂ©rie au Zimbabwe. Nombre de ces Ătats ont assistĂ© au sommet des BRICS en tant qu'invitĂ©s, et sont impatients de rejoindre les BRICS en tant que membres Ă part entiĂšre.
Nous ne vivons pas une période de révolutions. Les socialistes cherchent toujours à faire progresser les tendances démocratiques et progressistes. Comme c'est souvent le cas dans l'histoire, les pratiques d'un empire moribond constituent un terrain d'entente pour que ses victimes se tournent vers de nouvelles alternatives, aussi embryonnaires et contradictoires soient-elles. La diversité des soutiens à l'expansion des BRICS montre bien à quel point l'hégémonie politique de l'impérialisme est en perte de vitesse.
* Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est chargé de rédaction et correspondant en chef de Globetrotter. Il est éditeur de LeftWord Books et directeur de Tricontinental : Institute for Social Research. Il est senior non-resident fellow au Chongyang Institute for Financial Studies, Renmin University of China. Il a écrit plus de 20 livres, dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses derniers ouvrages sont Struggle Makes Us Human : Learning from Movements for Socialism et, avec Noam Chomsky, The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of U.S. Power.
Cet article est tiré de Tricontinental : Institute for Social Research.
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