đâđš Vijay Prashad : Et s'il n'y avait pas eu de coup d'Ătat au Chili en 1973 ?
La dictature de Pinochet a pris fin en 1990. Le coup d'Ătat de 1973 au Chili a dĂ©truit des vies & mis un coup dâarrĂȘt Ă un processus trĂšs prometteur. Aujourd'hui, cette promesse doit ĂȘtre ravivĂ©e.
đâđš Et s'il n'y avait pas eu de coup d'Ătat au Chili en 1973 ?
Par Vijay Prashad / Tricontinental : Institute for Social Research, le 13 septembre 2023
Imaginons le scénario suivant. Le 11 septembre 1973, les sections réactionnaires de l'armée chilienne, dirigées par le général Augusto Pinochet et ayant reçu le feu vert du gouvernement américain, ne quittent pas leurs casernes. Le président Salvador Allende, qui dirige le gouvernement de l'Unité populaire, se rend dans son bureau de La Moneda à Santiago pour annoncer un référendum sur son gouvernement et demander la démission de plusieurs généraux de haut rang. Allende a ensuite poursuivi sa lutte pour réduire l'inflation et réaliser le programme de son gouvernement afin de faire avancer l'agenda socialiste au Chili.
Jusqu'au moment oĂč l'armĂ©e chilienne a investi La Moneda en 1973, Allende et le gouvernement de l'UnitĂ© populaire ont menĂ© une lutte acharnĂ©e pour dĂ©fendre la souverainetĂ© du Chili, en particulier sur ses ressources en cuivre et ses terres, tout en s'efforçant de rĂ©unir des fonds suffisants pour Ă©radiquer la faim et l'analphabĂ©tisme et mettre en place des moyens novateurs pour fournir des soins de santĂ© et des logements. Le gouvernement Allende a fondĂ© sa charte dans le programme de l'UnitĂ© populaire (1970) :
âLes aspirations sociales du peuple chilien sont lĂ©gitimes et peuvent ĂȘtre satisfaites. Il veut, par exemple, un logement digne sans rĂ©ajustements qui Ă©puisent ses revenus ; des Ă©coles et des universitĂ©s pour ses enfants ; des salaires suffisants ; la fin une fois pour toutes des prix Ă©levĂ©s ; un travail stable ; des soins mĂ©dicaux adaptĂ©s ; l'Ă©clairage public ; des Ă©gouts ; de l'eau potable ; des rues et des trottoirs pavĂ©s ; un systĂšme de sĂ©curitĂ© sociale juste et opĂ©rationnel sans privilĂšges et sans pensions de misĂšre ; le tĂ©lĂ©phone ; la police ; des terrains de jeux pour les enfants ; des zones de loisirs ; et des lieux de vacances, et des stations balnĂ©aires prisĂ©es.
La satisfaction de ces dĂ©sirs lĂ©gitimes du peuple - qui, en vĂ©ritĂ©, sont des droits que la sociĂ©tĂ© se doit de lui reconnaĂźtre - sera une prĂ©occupation de haute prioritĂ© pour le gouvernement populaire.â
La rĂ©alisation des âdĂ©sirs lĂ©gitimes du peupleâ - un objectif louable - Ă©tait possible dans le contexte de l'optimisme de l'opinion publique Ă l'Ă©gard du gouvernement de l'UnitĂ© Populaire. L'administration d'Allende a adoptĂ© un modĂšle qui dĂ©centralisait le gouvernement et mobilisait le peuple pour rĂ©aliser ses propres âdĂ©sirs lĂ©gitimesâ. Si ce modĂšle n'avait pas Ă©tĂ© interrompu, les dĂ©posants des institutions de sĂ©curitĂ© sociale du gouvernement auraient continuĂ© Ă siĂ©ger dans les conseils de direction chargĂ©s de superviser ces fonds. Les organisations d'habitants des bidonvilles auraient continuĂ© Ă contrĂŽler les opĂ©rations du dĂ©partement du logement chargĂ© de construire des logements de qualitĂ© pour la classe ouvriĂšre. Les anciennes structures dĂ©mocratiques auraient continuĂ© Ă se renforcer Ă mesure que le gouvernement utilisait les nouvelles technologies (comme le projet Cybersyn) pour crĂ©er un systĂšme de dĂ©cision distribuĂ©. âIl ne s'agit pas seulement de ces exemples, mais d'une nouvelle conception de la participation rĂ©elle et efficace des citoyens aux institutions de l'Ătat", souligne le programme.
Lorsque les Chiliens, sous l'impulsion du gouvernement de l'UnitĂ© populaire, ont pris le contrĂŽle de leur vie Ă©conomique et politique et ont travaillĂ© dur pour amĂ©liorer leur univers social et culturel, ils ont lancĂ© une fusĂ©e Ă©clairante dans le ciel, annonçant les grandes possibilitĂ©s du socialisme. Leurs avancĂ©es ont reflĂ©tĂ© celles rĂ©alisĂ©es dans le cadre de plusieurs autres projets, comme Ă Cuba, et ont renforcĂ© la confiance des peuples du tiers-monde pour rĂ©aliser leurs propres possibilitĂ©s. L'Ă©radication de la pauvretĂ© et la crĂ©ation de logements pour chaque famille ont Ă©tĂ© une source d'inspiration pour l'AmĂ©rique latine. Si le projet de l'UnitĂ© populaire n'avait pas Ă©tĂ© interrompu, il aurait trĂšs bien pu encourager d'autres projets de gauche Ă exiger la satisfaction de dĂ©sirs lĂ©gitimes Ă un monde oĂč il Ă©tait possible de les atteindre. Nous ne vivrions plus dans un monde de pĂ©nurie, qui bloque la rĂ©alisation de ces dĂ©sirs. Les Chicago Boys n'auraient pas dĂ©barquĂ© avec leur programme nĂ©olibĂ©ral toxique pour rĂ©aliser des expĂ©riences dans le laboratoire d'un rĂ©gime militaire. Les mobilisations populaires auraient mis en Ă©vidence le dĂ©sir illĂ©gitime de la classe capitaliste d'imposer l'austĂ©ritĂ© au peuple au nom de la croissance Ă©conomique. Au fur et Ă mesure que le gouvernement d'Allende Ă©largissait son programme, sous l'impulsion d'un gouvernement dĂ©centralisĂ© et de la mobilisation populaire, les "dĂ©sirs lĂ©gitimes" du peuple auraient pu Ă©clipser l'aviditĂ© Ă©triquĂ©e du capitalisme.
S'il n'y avait pas eu de coup d'Ătat au Chili, il n'y aurait peut-ĂȘtre pas eu de coups d'Ătat au PĂ©rou (1975) et en Argentine (1976). Sans ces coups d'Ătat, les dictatures militaires en Bolivie, au BrĂ©sil et au Paraguay se seraient peut-ĂȘtre effacĂ©es face Ă l'agitation populaire, inspirĂ©e par l'exemple du Chili. Peut-ĂȘtre que, dans ce contexte, les relations Ă©troites entre le Chilien Salvador Allende et le Cubain Fidel Castro auraient brisĂ© le blocus illĂ©gal de Washington contre la Cuba rĂ©volutionnaire. Peut-ĂȘtre que les promesses faites lors de la ConfĂ©rence des Nations unies sur le commerce et le dĂ©veloppement (CNUCED) qui s'est tenue Ă Santiago en 1972 auraient Ă©tĂ© tenues, notamment l'adoption d'un nouvel ordre Ă©conomique international (NOEI) solide en 1974, qui aurait mis de cĂŽtĂ© les privilĂšges impĂ©riaux du complexe dollar-Wall Street et de ses agences, le Fonds monĂ©taire international (FMI) et la Banque mondiale. Peut-ĂȘtre que l'ordre Ă©conomique lĂ©gitime qui Ă©tait en train de se mettre en place au Chili se serait Ă©tendu au monde entier.
Mais le coup d'Ătat a eu lieu. La dictature militaire a tuĂ©, fait disparaĂźtre et envoyĂ© en exil des centaines de milliers de personnes, enclenchant une dynamique de rĂ©pression que le Chili a eu du mal Ă inverser malgrĂ© le retour de la dĂ©mocratie en 1990. De laboratoire du socialisme, le Chili est devenu, sous l'emprise des militaires, un laboratoire du nĂ©olibĂ©ralisme. MalgrĂ© une population relativement faible d'environ dix millions d'habitants (un dixiĂšme de la population brĂ©silienne), le coup d'Ătat de 1973 au Chili a eu un impact mondial. Ă l'Ă©poque, le coup d'Ătat n'a pas Ă©tĂ© simplement perçu comme un coup d'Ătat contre le gouvernement d'unitĂ© populaire de Salvador Allende, mais comme le coup d'Ătat contre le tiers-monde.
C'est prĂ©cisĂ©ment le thĂšme de notre dernier dossier, Le coup d'Ătat contre le tiers monde : Chili, 1973, rĂ©alisĂ© en collaboration avec l'Instituto de Ciencias Alejandro Lipschutz Centro de Pensamiento e InvestigaciĂłn Social y PolĂtica (ICAL).
âLe coup d'Ătat contre le gouvernement d'Allende a eu lieu non seulement contre sa propre politique de nationalisation du cuivre, mais aussi parce qu'Allende avait offert un leadership et un exemple aux autres pays en dĂ©veloppement qui cherchaient Ă mettre en Ćuvre les principes de l'ONEMâ.
Lors de la troisiÚme session de la CNUCED à Santiago (1972), Allende a déclaré que la mission de la conférence était de remplacer
âun ordre Ă©conomique et commercial obsolĂšte et radicalement injuste par un ordre Ă©quitable fondĂ© sur une nouvelle conception de l'homme et de la dignitĂ© humaine, et de reformuler une division internationale du travail intolĂ©rable pour les pays les moins avancĂ©s, qui entrave leur progrĂšs tout en ne favorisant que les nations richesâ.
C'est prĂ©cisĂ©ment cette dynamique qui a Ă©tĂ© dĂ©rĂ©glĂ©e par le coup d'Ătat au Chili ainsi que par d'autres manĆuvres du bloc impĂ©rialiste. Au lieu de promouvoir un ordre âfondĂ© sur une nouvelle conception de l'homme et de la dignitĂ© humaineâ, ces manĆuvres ont entraĂźnĂ© l'assassinat de centaines de milliers de dĂ©fenseurs du peuple (parmi lesquels des gens de gauche, des syndicalistes, des dirigeants paysans, des militants pour la justice environnementale et les droits des femmes), et ont pĂ©rennisĂ© famine et analphabĂ©tisme, logements et soins mĂ©dicaux mĂ©diocres, ainsi que l'orientation gĂ©nĂ©rale d'une culture du dĂ©sespoir et de la toxicitĂ©.
Nous vous invitons Ă lire notre dossier et Ă le partager. Ces dossiers - produits une fois par mois - sont le fruit d'une collaboration et d'un travail acharnĂ©, une synthĂšse de la maniĂšre dont nous, en tant qu'institut enracinĂ© dans les mouvements populaires, voyons les Ă©vĂ©nements clĂ©s de notre histoire. Les Ćuvres d'art de ce dossier proviennent du musĂ©e de la solidaritĂ© Salvador Allende, qui a conservĂ© des Ćuvres de la pĂ©riode de l'UnitĂ© populaire et de la lutte contre le coup d'Ătat. Nous leur sommes reconnaissants, ainsi qu'Ă l'ICAL, pour nos collaborations fondĂ©es sur la solidaritĂ© et contre l'Ă©thique nĂ©olibĂ©rale de l'aviditĂ© paroissiale.
Deux semaines avant le cinquantiĂšme anniversaire du coup d'Ătat au Chili, Guillermo Teillier, prĂ©sident du Parti communiste du Chili (PC), est dĂ©cĂ©dĂ©. Lors de ses funĂ©railles, le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du parti, Lautaro Carmona Soto, a dĂ©crit comment Teillier, alors que la cordite du coup d'Ătat flottait encore dans l'air, s'est mis au travail Ă Valdivia pour protĂ©ger, puis construire le parti dans le cadre de la rĂ©sistance plus large au rĂ©gime du coup d'Ătat. En 1974, Teillier a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© Ă Santiago, puis dĂ©tenu et torturĂ© pendant deux ans Ă l'Academia de Guerra AĂ©rea. Pendant un an et demi, Tellier a Ă©tĂ© dĂ©tenu dans les camps de concentration de Ritoque, PuchuncavĂ et Tres Ălamos. LibĂ©rĂ© en 1976, il entre dans la clandestinitĂ© et continue Ă reconstruire le parti pour qu'il retrouve sa force de frappe, rejoint l'annĂ©e suivante par la dirigeante du PC, Gladys MarĂn. Ce travail Ă©tait dangereux, d'autant plus que Tellier a pris la tĂȘte de la commission militaire du parti, qui gĂ©rait l'aide envoyĂ©e par Cuba au Chili et supervisait la crĂ©ation et le fonctionnement du Front patriotique Manuel RodrĂquez (FPMR), le bras armĂ© du PC. Si les tentatives d'assassinat de Pinochet ont Ă©chouĂ©, le travail plus large de construction du mouvement pour la dĂ©mocratie a Ă©tĂ© couronnĂ© de succĂšs. C'est grĂące Ă la bravoure et au sacrifice de personnes telles que Tellier, MarĂn et d'innombrables autres - souvent anonymes - que la dictature de Pinochet et des Chicago Boys a pris fin en 1990.
Le coup d'Ătat de 1973 au Chili a dĂ©truit des vies et mis un coup dâarrĂȘt Ă un processus trĂšs prometteur. Aujourd'hui, cette promesse doit ĂȘtre ravivĂ©e.
* Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est chargé de rédaction et correspondant en chef de Globetrotter. Il est éditeur de LeftWord Books et directeur de Tricontinental : Institute for Social Research. Il est senior non-resident fellow au Chongyang Institute for Financial Studies, Renmin University of China. Il a écrit plus de 20 livres, dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses derniers ouvrages sont Struggle Makes Us Human : Learning from Movements for Socialism et (avec Noam Chomsky) The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan, and the Fragility of U.S. Power.
https://scheerpost.com/2023/09/13/what-if-there-had-been-no-coup-in-chile-in-1973/