đâđš Vijay Prashad: La rupture entre le Mali et la France rĂ©vĂšle les fissures de l'Alliance atlantique
Le Groupe Wagner au Mali fournit à la France une excuse pour ignorer le sentiment anti-français plus large en Afrique, & que sa présence militaire sur le continent est supplantée par la GB et les USA.
đâđš La rupture entre le Mali et la France rĂ©vĂšle les fissures de l'Alliance atlantique
đ° Par Vijay Prashad / Tricontinental: Institute for Social Research, le 1er dĂ©cembre 2022
Le Groupe Wagner au Mali fournti Ă la France une excuse pour ignorer le sentiment antifrançais plus large en Afrique, et que sa prĂ©sence militaire sur le continent est supplantĂ©e par la GB et les Ătats-Unis.
Les soldats du Groupe Wagner sont au Mali, mais Vijay Prashad se penche sur les raisons pour lesquelles ils ne sont pas la cause de la rupture avec la France.
Le 21 novembre, le premier ministre intérimaire du Mali, le colonel Abdoulaye Maïga, a publié une déclaration sur les réseaux sociaux annonçant la décision du gouvernement "d'interdire, avec effet immédiat, toutes les activités menées par les ONG [françaises] opérant au Mali".
Cette décision a été prise quelques jours aprÚs que le gouvernement français a réduit l'aide officielle au développement au Mali, alléguant que le gouvernement malien est "allié aux mercenaires russes de Wagner", en référence à la société militaire privée russe, le groupe Wagner.
Maïga a qualifié les affirmations françaises d'"allégations fantaisistes" et de "subterfuge destiné à tromper et à manipuler l'opinion publique nationale et internationale dans le but de déstabiliser et d'isoler le Mali".
Il s'agit de la derniĂšre expression en date d'un nouvel Ă©tat d'esprit qui s'est emparĂ© des rĂ©gions d'Afrique du Nord oĂč la France exerçait autrefois une domination coloniale.
Les débats dans ces pays - de l'Algérie au Burkina Faso - ont remis en question l'intervention militaire actuelle de la France dans la région (un cycle qui a commencé avec la CÎte d'Ivoire en 2002) ainsi que sa mainmise économique continue sur 14 pays d'Afrique occidentale et centrale par le biais d'un ensemble de mécanismes monétaires (notamment l'utilisation du franc CFA comme leur monnaie, qui était sous le contrÎle du Trésor français jusqu'en décembre 2019).
Ces derniÚres années, le Burkina Faso et le Mali - tous deux gouvernés par des militaires - ont éjecté les troupes françaises de leurs territoires, tandis que les huit pays de l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et les six pays de la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale (CEMAC) ont fait des efforts pour libérer lentement leurs économies du contrÎle français.
Par exemple, en 2019, l'UEMOA a conclu un accord avec la France pour mettre fin à l'exigence qui obligeait les pays d'Afrique de l'Ouest à conserver la moitié de leurs réserves de change dans le trésor français, et pour retirer le représentant français du conseil d'administration de l'union économique dans le cadre de plans plus larges visant à remplacer le franc CFA par une nouvelle monnaie régionale appelée l'éco.
âȘïž La France se retire - jusqu'Ă un certain point
Les forces armées françaises continuent d'avoir une forte présence en Afrique du Nord, ne s'étant que partiellement retirées de la région du Sahel tout en maintenant des liens militaires et diplomatiques étroits dans des pays comme le Niger.
"Il n'y a pas d'uranium en France", me disait l'année derniÚre Jean-Luc Mélenchon, le leader du parti socialiste démocratique La France Insoumise : "Nous l'importons principalement du Niger et du Kazakhstan."
Une ampoule sur trois en France est éclairée par de l'uranium provenant du Niger, ce qui explique pourquoi les troupes françaises tiennent garnison à Arlit, ville riche en uranium du pays. Le retrait de la France laisse-t-il entrevoir la fin de ses interventions militaires néocoloniales et de ses structures d'accumulation dans la région ?
La réalité de la situation est bien plus complexe. Ces retraits partiels s'inscrivent dans le contexte plus large de tensions dans l'alliance transatlantique entre l'Europe et l'Amérique du Nord, une dynamique qui nécessite une évaluation minutieuse.
En octobre, j'ai interrogé Abdallah El Harif, du Parti de la voie démocratique des travailleurs au Maroc, sur les tensions croissantes entre la France et la monarchie marocaine. L'été dernier, 10 pays ont participé à l'exercice militaire African Lion 2022 du commandement américain pour l'Afrique (AFRICOM), qui s'est déroulé en partie au Maroc.
Cet exercice militaire massif et d'autres manĆuvres de ce type ont mis Ă l'Ă©cart la France, qui a ouvertement indiquĂ© son agacement face Ă cette dynamique. Le Maroc, m'a dit El Harif, "a Ă©normĂ©ment dĂ©veloppĂ© ses relations militaires avec les Ătats-Unis."
Alors que les troupes françaises sont évincées de la région, les troupes américaines et britanniques semblent y prendre leur place.
En 2017, cinq pays d'Afrique de l'Ouest ont créé l'Initiative d'Accra pour lutter contre l'expansion de la menace islamiste depuis la région du Sahel; deux ans plus tard, en 2019, le Ghana, point d'ancrage de l'initiative, a ouvert une base militaire américaine dans son aéroport international, appelée le Réseau logistique de l'Afrique de l'Ouest.
"Des centaines de soldats amĂ©ricains ont Ă©tĂ© vus arrivant et partant", m'a dit Kwesi Pratt, Jr, un dirigeant du Mouvement socialiste du Ghana. "On soupçonne qu'ils pourraient ĂȘtre impliquĂ©s dans certaines activitĂ©s opĂ©rationnelles dans d'autres pays d'Afrique de l'Ouest et plus gĂ©nĂ©ralement dans tout le Sahel."
Une controverse se déroule actuellement au Ghana à propos de la participation de la Grande-Bretagne à l'Initiative d'Accra, annoncée au Parlement britannique en novembre, et du déploiement de troupes britanniques dans le pays et la région.
Comme nous l'indiquons dans le dossier n°. 42 (juillet 2021), "DĂ©fendre notre souverainetĂ© : Bases militaires amĂ©ricaines en Afrique et avenir de l'unitĂ© africaine", bien que les chaises soient remuĂ©es entre la France, le Royaume-Uni et les Ătats-Unis, la militarisation de l'Afrique se poursuit.
âȘïž Se couper de la France
Au cours des derniĂšres annĂ©es, l'industrie française de l'armement a pris des coups dĂ©cisifs. En 2021, le Royaume-Uni et les Ătats-Unis ont fait pression sur l'Australie pour qu'elle rompe un contrat de 2016 portant sur l'achat de 12 sous-marins Ă propulsion diesel auprĂšs de Naval Group (France); Ă la place, dans le cadre d'un nouvel accord avec les Ătats-Unis et le Royaume-Uni, appelĂ© AUKUS, l'Australie achĂštera des sous-marins nuclĂ©aires Ă Electric Boat (Ătats-Unis) et BAE Systems (Royaume-Uni).
Dans le mĂȘme temps, en raison de la collaboration accrue entre l'Allemagne et les Ătats-Unis concernant la fourniture de matĂ©riel militaire Ă l'armĂ©e ukrainienne au cours des huit derniers mois, l'Allemagne a transfĂ©rĂ© ses propres achats militaires des fabricants d'armes europĂ©ens aux fabricants amĂ©ricains. Par exemple, en mars, l'Allemagne a annoncĂ© qu'elle abandonnerait progressivement les avions de combat Tornado produits en Europe au profit de chasseurs F-35 produits aux Ătats-Unis.
En plus de cela, à mesure que les sanctions européennes à l'encontre de la Russie se multiplient, la France s'éloigne de plus en plus du marché russe, auquel elle a continué à vendre des équipements militaires sophistiqués malgré les diverses restrictions édictées depuis 2014.
Les trois plus grands marchĂ©s pour les ventes d'armes françaises - l'Inde, le Qatar et l'Ăgypte - ont Ă©galement signalĂ© qu'ils pourraient se tourner vers les fournisseurs amĂ©ricains et russes (les deux premiers exportateurs d'armes au monde).
La vieille tradition gaulliste de la France en matiĂšre de politique Ă©trangĂšre et une perspective rĂ©aliste des liens entre l'Europe et la Russie ont poussĂ© le prĂ©sident français Emmanuel Macron Ă tenter de faciliter un rapprochement entre les Ătats guerriers occidentaux et la Russie au cours des huit derniĂšres annĂ©es par le biais du format Normandie.
Dans son livre Révolution de 2016, Macron a écrit que "repousser la Russie loin de l'Europe est une profonde erreur stratégique." Cette inclinaison vers une politique étrangÚre française indépendante a maintenant disparu, érodée par le changement de l'équilibre des forces pendant la guerre en Ukraine et brisée en grande partie par la pression américaine pour isoler et "affaiblir" la Russie.
Au cours des derniers mois, la France a utilisé le sentiment anti-russe croissant en Occident pour faire valoir que ses pertes en Afrique ne sont pas dues à ses propres aventures néocoloniales, mais sont plutÎt causées par le "projet prédateur" de la Russie sur le continent.
Les dĂ©viations de Macron s'accompagnent d'un manque de clartĂ© dans les rues des villes europĂ©ennes, oĂč la crise du coĂ»t de la vie a donnĂ© lieu Ă des manifestations massives dont les slogans n'ont pas exprimĂ© une comprĂ©hension claire des causes de l'inflation galopante. Il n'y a aucun signe d'une approche europĂ©enne indĂ©pendante de la guerre en Ukraine qui pourrait allĂ©ger le fardeau de la population europĂ©enne.
Début 2021, le président américain Joe Biden a déclaré : "L'Amérique est de retour, l'alliance transatlantique est de retour." Cette déclaration est intervenue deux ans aprÚs que Macron a affirmé que l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), le pivot de cette alliance, souffrait d'une "mort cérébrale."
La rĂ©ponse de Macron Ă la dĂ©claration de Biden sur le retour des Ătats-Unis Ă©tait simple: "Pour combien de temps ?" La visite d'Ătat de Macron Ă Washington en dĂ©cembre dernier a rĂ©vĂ©lĂ© la tension entre la demande amĂ©ricaine de subordination europĂ©enne, et la nĂ©cessitĂ© d'une indĂ©pendance europĂ©enne par rapport aux exigences de sĂ©curitĂ© nationale des Ătats-Unis.
L'alternative - rejoindre l'intĂ©gration historique entre l'Europe et l'Asie (y compris la Russie et la Turquie) - apporterait des avantages majeurs Ă la sociĂ©tĂ© europĂ©enne, mais est au contraire sacrifiĂ©e aux intĂ©rĂȘts des Ătats-Unis.
âȘïž La Russie comme excuse
Pendant ce temps, au cours de l'année écoulée, le ministre de la défense du Mali, le colonel Sadio Camara, et son chef des forces aériennes, le général Alou Boï Diarra, se sont rendus en Russie à plusieurs reprises, et auraient été les "architectes" de l'accord visant à faire venir au Mali plusieurs centaines de combattants mercenaires du groupe russe Wagner en décembre 2021.
Les soldats du Groupe Wagner au Mali ont fourni Ă la France une excuse pour ignorer le sentiment antifrançais plus large en Afrique de l'Ouest et au Sahel, ainsi que pour Ă©luder le fait que sa prĂ©sence militaire sur le continent est supplantĂ©e par la Grande-Bretagne et les Ătats-Unis.
La prĂ©sence russe sur le continent africain est minuscule (bien que croissante depuis le sommet Russie-Afrique d'octobre 2019 Ă Sotchi), mais elle fournit Ă Paris une justification utile de la diminution du statut de la France sur le continent et mĂȘme dans le monde.
Ce n'est pas la premiÚre fois que le Mali écarte la France pour développer un projet national indépendant.
En 1960, le Mali a obtenu son indĂ©pendance et le prĂ©sident Modibo KeĂŻta a conduit le pays dans sa quĂȘte de souverainetĂ© et a contribuĂ© au dĂ©veloppement d'une politique panafricaniste pour le continent.
âȘïž Coups d'Ătat nĂ©ocoloniaux
En 1968, le gĂ©nĂ©ral Moussa TraorĂ© quitte les casernes et renverse le gouvernement socialiste de KeĂŻta. Le renversement de KeĂŻta n'Ă©tait pas singulier; le coup d'Ătat au Mali faisait partie d'une sĂ©rie de coups d'Ătat militaires sur le continent, du Burundi (contre Louis Rwagasore en 1961) et de la RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo (contre Patrice Lumumba en 1961) au Togo (contre Sylvanus Olympio en 1963) et au Ghana (contre Kwame Nkrumah en 1966).
RĂ©flĂ©chissant au coup d'Ătat de 1968, le ministre de la communication de KeĂŻta, Mamadou el-BĂ©chir Gologo, a dĂ©clarĂ© que TraorĂ© n'Ă©tait "qu'un outil au service de la France et d'autres nations qui voulaient dĂ©barrasser l'Afrique de ses fils jugĂ©s rebelles."
Bien que le Mali ait dĂ» payer le prix de sa rĂ©bellion depuis les expĂ©riences socialistes de KeĂŻta, son peuple a continuĂ© Ă rĂ©sister. "Le courage et la conviction interdisent la retraite, quoi qu'il arrive", Ă©crit Gologo dans Mon cĆur est un volcan (1961). "Vivre est une aventure qu'il faut assumer sans hĂ©siter".
* Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est chargé d'écriture et correspondant en chef de Globetrotter. Il est éditeur de LeftWord Books et directeur de Tricontinental : Institute for Social Research. Il est membre senior non-résident du Chongyang Institute for Financial Studies de l'Université Renmin de Chine. Il a écrit plus de 20 livres, dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses derniers livres sont Struggle Makes Us Human : Learning from Movements for Socialism et, avec Noam Chomsky, The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan, and the Fragility of US Power.
Cet article est tiré de Tricontinental : Institute for Social Research.
Les opinions exprimées sont uniquement celles de l'auteur et peuvent ou non refléter celles de Consortium News.
https://consortiumnews.com/2022/12/01/malis-break-with-france-shows-cracks-in-atlantic-alliance/