đâđš Vijay Prashad : La volontĂ© du Peuple du Niger de briser la rĂ©signation
Des rumeurs parmi les populations allant du SĂ©nĂ©gal au Tchad suggĂšrent que ces coups d'Ătat pourraient ne pas ĂȘtre les derniers dans cette importante rĂ©gion du continent africain.
đâđš La volontĂ© du Peuple du Niger de briser la rĂ©signation
Par Vijay Prashad* , Tricontinental : Institute for Social Research, le 24 août 2023
La plupart des pays du Sahel ont été sous domination française pendant prÚs d'un siÚcle avant de sortir du colonialisme direct en 1960, pour ensuite sombrer dans des structures néocoloniales qui perdurent aujourd'hui, écrit Vijay Prashad.
En 1958, le poÚte et syndicaliste Abdoulaye Mamani, originaire de Zinder, une ville du Niger, a remporté les élections dans sa région natale contre Hamani Diori, l'un des fondateurs du Parti progressiste nigérien.
Ce rĂ©sultat Ă©lectoral a posĂ© un problĂšme aux autoritĂ©s coloniales françaises, qui voulaient que Diori dirige le nouveau Niger. Mamani s'est portĂ© candidat pour le parti de gauche nigĂ©rien, le Sawaba, l'une des principales forces du mouvement d'indĂ©pendance contre la France. Le Sawaba Ă©tait le parti des talakawa, les "roturiers" ou le petit peuple, le parti des paysans et des ouvriers dĂ©sireux de voir le Niger rĂ©aliser leurs espoirs. Le terme "sawaba" est apparentĂ© au mot hausa "sawki", qui signifie ĂȘtre soulagĂ© ou dĂ©livrĂ© de la misĂšre.
Le résultat de l'élection a finalement été annulé, et Mamani a décidé de ne pas se représenter car il savait que sa candidature serait rejetée. Diori a remporté la réélection, et est devenu le premier président du Niger en 1960.
Le Sawaba a été interdit par les autorités en 1959, et Mamani s'est exilé au Ghana, au Mali puis en Algérie. Dans son poÚme "Espoir", il écrit : "Brisons la résignation".
Mamani est rentrĂ© au pays aprĂšs le retour du Niger Ă la dĂ©mocratie en 1991. En 1993, le Niger a organisĂ© ses premiĂšres Ă©lections multipartites depuis 1960. Le Sawaba, rĂ©cemment reconstituĂ©, n'a obtenu que deux siĂšges. La mĂȘme annĂ©e, Mamani est dĂ©cĂ©dĂ© dans un accident de voiture. L'espoir d'une gĂ©nĂ©ration dĂ©sireuse de se libĂ©rer de l'emprise nĂ©ocoloniale de la France sur le pays est exprimĂ© dans le vers stupĂ©fiant de Mamani : "Brisons la rĂ©signation".
Le Niger est au cĆur du Sahel africain, rĂ©gion situĂ©e au sud du dĂ©sert du Sahara. La plupart des pays du Sahel sont restĂ©s sous domination française pendant prĂšs d'un siĂšcle avant de sortir du colonialisme direct en 1960, pour ensuite basculer dans une structure nĂ©ocoloniale encore largement en place aujourd'hui.
Ă peu prĂšs au moment oĂč Mamani est rentrĂ© d'AlgĂ©rie, Alpha Oumar KonarĂ©, marxiste et ancien leader Ă©tudiant, a accĂ©dĂ© Ă la prĂ©sidence du Mali. Comme le Niger, le Mali Ă©tait accablĂ© par une dette contractĂ©e de façon criminelle (3 milliards de dollars), dont une grande partie remontait au temps des rĂ©gimes militaires. Soixante pour cent des recettes fiscales du Mali servant Ă rembourser la dette, KonarĂ© n'avait aucune chance de mettre en place un programme alternatif.
Lorsque KonarĂ© a demandĂ© aux Ătats-Unis d'aider le Mali Ă faire face Ă cette crise permanente de la dette, George Moose, secrĂ©taire d'Ătat adjoint aux affaires africaines sous l'administration du prĂ©sident Bill Clinton, a rĂ©agi en dĂ©clarant que "la vertu est une rĂ©compense en soi". En d'autres termes, le Mali devait payer la dette. KonarĂ© a quittĂ© ses fonctions en 2002, dĂ©semparĂ©. Le Sahel tout entier Ă©tait plongĂ© dans une dette irrĂ©couvrable, tandis que les multinationales tiraient profit de ses prĂ©cieuses matiĂšres premiĂšres.
Chaque fois que les peuples du Sahel se sont soulevĂ©s, ils ont Ă©tĂ© Ă©crasĂ©s. Ce fut le sort du prĂ©sident malien Modibo KeĂŻta, renversĂ© et emprisonnĂ© jusqu'Ă sa mort en 1977, et du grand prĂ©sident du Burkina Faso, Thomas Sankara, assassinĂ© en 1987. Câest ainsi que les peuples de toute la rĂ©gion se sont vus condamnĂ©s.
Aujourd'hui, le Niger s'engage Ă nouveau dans une voie que la France et d'autres pays occidentaux voient d'un mauvais Ćil. Ils rĂ©clament l'intervention des pays africains voisins pour faire rĂ©gner "l'ordre" au Niger. Pour expliquer ce qui se passe au Niger et dans toute la rĂ©gion du Sahel, Tricontinental : Institut for Social Research and the International Peoples' Assembly prĂ©sentent l'alerte rouge n° 17, "Pas d'intervention militaire contre le Niger", qui constitue la suite de cette lettre d'information et peut ĂȘtre tĂ©lĂ©chargĂ©e ici.
Le sentiment anti-français et anti-occidental
Depuis le milieu du 19Úme siÚcle, le colonialisme français a déferlé sur l'Afrique du Nord, l'Afrique de l'Ouest et l'Afrique centrale. En 1960, la France contrÎlait prÚs de 5 millions de kilomÚtres carrés (huit fois la superficie de la France) rien qu'en Afrique de l'Ouest.
Bien que les mouvements de libération nationale, du Sénégal au Tchad, aient accédé à l'indépendance cette année-là , le gouvernement français a maintenu son contrÎle financier et monétaire par l'intermédiaire de la Communauté financiÚre africaine (CFA) (anciennement la Communauté française d'Afrique coloniale), en conservant la monnaie française, le franc CFA, dans les anciennes colonies d'Afrique de l'Ouest, et en obligeant les pays nouvellement indépendants à conserver au moins la moitié de leurs réserves de change à la Banque de France.
La souveraineté n'était pas seulement limitée par ces circuits monétaires : lorsque de nouveaux projets émergeaient dans la région, ils se heurtaient à l'intervention française ( notamment avec l'assassinat du Burkinabé Thomas Sankara en 1987).
La France a maintenu les structures néocoloniales permettant aux entreprises françaises d'exploiter les ressources naturelles de la région (comme l'uranium du Niger, qui alimente un tiers des ampoules électriques françaises) et ont anéanti leurs espoirs par le biais d'un programme d'austérité et d'endettement imposé par le Fonds monétaire international.
Le ressentiment latent à l'égard de la France s'est intensifié aprÚs la destruction de la Libye par l'Organisation du traité de l'Atlantique nord en 2011 et la propagation de l'instabilité dans la région sahélienne de l'Afrique.
[Lire : Comment la guerre de l'Occident en Libye a alimenté le terrorisme dans 14 pays]
Des groupes sécessionnistes, des contrebandiers transsahariens et des ramifications d'Al-Qaïda se sont unis et ont fait route vers le sud du Sahara pour s'emparer de prÚs des deux tiers du Mali, d'une grande partie du Burkina Faso et d'une partie du Niger. L'intervention militaire française au Sahel par le biais de l'opération Barkhane (2013) et de la création du projet néocolonial G-5 Sahel a entraßné une recrudescence de la violence de la part des troupes françaises, y compris à l'encontre des civils. Le projet d'austérité et d'endettement du FMI, les guerres occidentales en Asie occidentale et la destruction de la Libye ont entraßné une augmentation des flux migratoires dans la région.
PlutĂŽt que de s'attaquer aux racines de la migration, l'Europe a tentĂ© de renforcer sa frontiĂšre mĂ©ridionale au Sahel par des mesures militaires et de politique Ă©trangĂšre, notamment en exportant des technologies de surveillance illĂ©gales vers les gouvernements nĂ©o-coloniaux de cette zone de l'Afrique. Le cri âLa France, dĂ©gage !â dĂ©finit bien la rĂ©action des populations de la rĂ©gion face aux structures nĂ©ocoloniales qui tentent d'Ă©trangler le Sahel.
Pourquoi tant de coups d'Ătat au Sahel ?
Au cours des trente derniĂšres annĂ©es, la vie politique des pays du Sahel s'est sĂ©rieusement dĂ©litĂ©e. De nombreux partis dont l'histoire remonte aux mouvements de libĂ©ration nationale, et mĂȘme aux mouvements socialistes (comme le Parti NigĂ©rien pour la DĂ©mocratie et le Socialisme-Tarayya au Niger) se sont effondrĂ©s pour n'ĂȘtre plus que les reprĂ©sentants de leurs Ă©lites, qui, Ă leur tour, ont servi de courroies de transmission Ă un agenda occidental.
L'entrée des forces clandestines d'Al-Qaida a donné aux élites locales et à l'Occident la justification nécessaire pour restreindre davantage l'environnement politique, en réduisant des libertés syndicales déjà limitées, et en éliminant la gauche des rangs des partis politiques établis.
Le problÚme n'est pas tant que les dirigeants des principaux partis politiques soient ardemment de droite ou de centre-droit, mais que, quelle que soit leur orientation, ils ne bénéficient d'aucune indépendance réelle face à la volonté de Paris et de Washington. Ils sont devenus - pour reprendre un terme souvent utilisé sur le terrain - des "laquais" de l'Occident.
En l'absence d'instruments politiques ou démocratiques fiables, les sections rurales et petites-bourgeoises des pays du Sahel se sont tournées vers les forces armées, leurs enfants urbanisés, pour prendre la direction des opérations. Des personnes comme le capitaine burkinabé Ibrahim Traoré (né en 1988), qui a grandi dans la province rurale du Mouhoun et a étudié la géologie à Ouagadougou, et le colonel malien Assimi Goïta (né en 1983), originaire du marché aux bestiaux et de la base militaire de Kati, représentent ces vastes fractions sociales. Leurs communautés ont été totalement marginalisées par les programmes d'austérité du FMI, le vol de leurs ressources par les multinationales occidentales, et le financement des garnisons militaires occidentales dans le pays.
LaissĂ©s pour compte, sans vĂ©ritable plate-forme politique pour parler en leur nom, de larges pans du pays se sont ralliĂ©s aux intentions patriotiques de ces jeunes militaires, eux-mĂȘmes poussĂ©s par des mouvements de masse - tels que les syndicats et les organisations paysannes - de leur pays. C'est pourquoi le coup d'Ătat au Niger est dĂ©fendu par des rassemblements massifs, depuis la capitale Niamey jusqu'aux petites villes isolĂ©es qui bordent la Libye. Ces jeunes leaders n'accĂšdent pas au pouvoir avec des objectifs bien dĂ©finis. Cependant, ils Ă©prouvent une certaine admiration pour des personnages comme Thomas Sankara : ainsi, le capitaine Ibrahim TraorĂ©, du Burkina Faso, arbore un bĂ©ret rouge comme Sankara, s'exprime avec la franchise de gauche de Sankara et imite mĂȘme sa diction.
Une intervention militaire pro-occidentale ?
LâOccident a rapidement condamnĂ© le coup d'Ătat au Niger (en particulier la France). Le nouveau gouvernement du Niger, dirigĂ© par un civil (l'ancien ministre des finances Ali Mahaman Lamine Zeine), a signifiĂ© aux troupes françaises leur dĂ©part du pays et a dĂ©cidĂ© de rĂ©duire les exportations d'uranium vers la France. Ni la France ni les Ătats-Unis - qui ont implantĂ© Ă Agadez (Niger) la plus grande base de drones au monde - ne souhaitent intervenir directement avec leurs propres forces militaires.
En 2021, la France et les Etats-Unis ont protégé leurs entreprises privées, TotalEnergies et ExxonMobil au Mozambique en appelant l'armée rwandaise à intervenir militairement.
Au Niger, l'Occident a d'abord cherchĂ© Ă faire intervenir la CommunautĂ© Ă©conomique des Ătats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) en son nom, mais l'agitation massive dans les Ătats membres de la CEDEAO, y compris la condamnation par les syndicats et les organisations populaires, a empĂȘchĂ© les âforces de maintien de la paixâ de l'organisation rĂ©gionale d'intervenir.
Le 19 aoĂ»t, la CEDEAO a envoyĂ© une dĂ©lĂ©gation pour rencontrer le prĂ©sident dĂ©chu du Niger et le nouveau gouvernement. Elle a maintenu ses troupes en Ă©tat d'alerte, avertissant qu'elle avait choisi un âjour Jâ tenu secret pour une intervention militaire.
L'Union africaine, qui avait initialement condamnĂ© le coup d'Ătat et suspendu le Niger de toute activitĂ© syndicale, a rĂ©cemment dĂ©clarĂ© qu'une intervention militaire ne devrait pas avoir lieu. Cette dĂ©claration n'a pas empĂȘchĂ© les rumeurs de se rĂ©pandre, comme celle selon laquelle le Ghana pourrait envoyer ses troupes au Niger (malgrĂ© la mise en garde de l'Ăglise presbytĂ©rienne du Ghana de ne pas intervenir, et la condamnation par les syndicats d'une invasion potentielle). Les pays voisins ont fermĂ© leurs frontiĂšres avec le Niger.
Entre-temps, les gouvernements du Burkina Faso et du Mali, qui ont envoyĂ© des troupes au Niger, ont dĂ©clarĂ© que toute intervention militaire contre le gouvernement nigĂ©rien serait considĂ©rĂ©e comme lâinvasion de leur propre pays. La crĂ©ation d'une nouvelle fĂ©dĂ©ration au Sahel regroupant le Burkina Faso, la GuinĂ©e, le Mali et le Niger, qui comptent ensemble plus de 85 millions d'habitants, fait l'objet d'un vif dĂ©bat. Des rumeurs parmi les populations du SĂ©nĂ©gal au Tchad suggĂšrent que ces coups d'Ătat pourraient ne pas ĂȘtre les derniers dans cette importante rĂ©gion du continent africain. Le dĂ©veloppement de plateformes telles que l'Organisation des peuples d'Afrique de l'Ouest est essentiel Ă l'Ă©volution politique de la rĂ©gion.
Le 11 aoĂ»t dernier, Philippe Toyo NoudjĂšnoumĂš, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du Parti communiste du BĂ©nin, a Ă©crit une lettre au prĂ©sident de son pays et lui a posĂ© une question simple et prĂ©cise : quels sont les intĂ©rĂȘts qui ont poussĂ© le BĂ©nin Ă entrer en guerre avec le Niger pour affamer sa population âsĆurâ ?
âVous voulez engager le peuple bĂ©ninois Ă aller Ă©touffer le peuple nigĂ©rien pour les intĂ©rĂȘts stratĂ©giques de la Franceâ, a-t-il dĂ©clarĂ©.
âJ'exige que... vous refusiez d'impliquer notre pays dans toute opĂ©ration dâagression contre la population sĆur du Niger... [et] que vous Ă©coutiez la voix de notre peuple... pour la paix, l'harmonie et le dĂ©veloppement des peuples africainsâ.
Tel est l'état d'esprit qui rÚgne dans cette région, à savoir un élan audacieux visant à confronter les structures néo-coloniales qui ont entravé l'espoir d'un avenir meilleur. Les peuples entendent faire échec à la résignation.
* Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est chargé d'écriture et correspondant en chef de Globetrotter. Il est éditeur de LeftWord Books et directeur de Tricontinental : Institute for Social Research. Il est senior non-resident fellow au Chongyang Institute for Financial Studies, Renmin University of China. Il a écrit plus de 20 livres, dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses derniers ouvrages sont Struggle Makes Us Human : Learning from Movements for Socialism et, avec Noam Chomsky, The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of U.S. Power.
Cet article est issu de Tricontinental : Institute for Social Research.
Les opinions exprimées dans cet article peuvent ou non refléter celles de Consortium News.
https://consortiumnews.com/2023/08/24/the-people-of-niger-want-to-shatter-resignation/