👁🗨 Vijay Prashad : Les BRICS et l'équilibre mondial
Sans voir les BRICS comme la planche de salut mondiale ni prétendre qu'ils n'offrent rien de neuf, comprenons l'histoire comme mue non par un esprit de purisme, mais par les contradictions du monde.
👁🗨 Les BRICS et l'équilibre mondial
Par Vijay Prashad, Tricontinental : Institute for Social Research, le 17 août 2023
L'ensemble du projet des BRICS est centré sur la question de savoir si les pays situés au plus bas du système néocolonial peuvent s'en affranchir par le biais du commerce et de la coopération mutuels, écrit Vijay Prashad.
En 2003, des hauts fonctionnaires du Brésil, de l'Inde et de l'Afrique du Sud se sont réunis au Mexique pour discuter de leurs intérêts mutuels dans le commerce pharmaceutique.
L'Inde était et est toujours l'un des plus grands producteurs mondiaux de divers médicaments, y compris ceux utilisés pour traiter le VIH/sida. Le Brésil et l'Afrique du Sud étaient tous deux demandeurs de médicaments abordables pour les patients infectés par le VIH ainsi que pour toute une série d'autres pathologies curables.
Mais ces trois pays étaient empêchés de commercer facilement les uns avec les autres en raison des lois strictes sur la propriété intellectuelle établies par l'Organisation mondiale du commerce.
Quelques mois avant leur rencontre, les trois pays ont formé un groupe, connu sous le nom d'IBSA, pour discuter et clarifier les questions de propriété intellectuelle et de commerce, mais aussi pour confronter les pays du Nord à leur demande asymétrique de voir les nations les plus pauvres mettre fin à leurs subventions agricoles. La notion de coopération Sud-Sud a été au cœur de ces discussions.
L'intérêt pour la coopération Sud-Sud remonte aux années 1940, lorsque le Conseil économique et social des Nations unies a mis en place son premier programme d'aide aux échanges commerciaux entre les nouveaux États postcoloniaux d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine.
Six décennies plus tard, au moment de la création de l'IBSA, cet esprit a été commémoré par la Journée des Nations unies pour la coopération Sud-Sud, le 19 décembre 2004. À cette époque, les Nations unies ont également créé le Groupe spécial pour la coopération Sud-Sud (dix ans plus tard, en 2013, cette institution a été rebaptisée United Nations Office for South-South Cooperation), qui s'est appuyé sur l'accord de 1988 relatif au Système global de préférences commerciales entre pays en voie de développement.
En 2023, ce pacte inclut 42 États membres d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine comptant collectivement 4 milliards d'habitants et un marché combiné de 16 000 milliards de dollars (soit environ 20 % des importations mondiales de produits). Il est important de noter que ce programme de longue date visant à accroître le commerce entre les pays du Sud constitue la préhistoire des BRICS, créés en 2009 et actuellement composés du Brésil, de la Russie, de l'Inde, de la Chine et de l'Afrique du Sud.
L'ensemble du projet BRICS est centré sur la question de savoir si les pays situés au plus bas du système néocolonial peuvent s'en affranchir par le biais du commerce et de la coopération mutuels, ou si les grandes nations (y compris celles des BRICS) jouiront inévitablement de leur puissance et d'une échelle asymétrique par rapport aux pays plus modestes, et reproduiront donc les inégalités au lieu de les transcender.
Le dernier dossier de Tricontinental, sur la théorie marxiste de la dépendance, remet en question tout projet capitaliste dans le Sud croyant pouvoir s'affranchir du système néocolonial en important la dette et en exportant des produits de base bon marché. Malgré les limites du projet BRICS, il est clair que l'augmentation du commerce Sud-Sud et le développement des institutions du Sud (pour le financement du développement, par exemple) remettent en question le système néocolonial, même s'ils ne le surmontent pas immédiatement. Tricontinental : Institute for Social Research a suivi de près les développements et les contradictions du projet BRICS depuis sa création et ne cessera de les suivre.
Dans le courant du mois, le 15e sommet des BRICS se tient à Johannesburg du 22 au 24 août. Cette réunion intervient alors que deux des membres du groupe, la Russie et la Chine, sont confrontés à une nouvelle guerre froide avec les États-Unis et leurs alliés, tandis que les autres membres subissent d'immenses pressions pour être entraînés dans ce conflit. Vous trouverez ci-dessous la note d'information n° 9, publiée en collaboration avec No Cold War, qui propose une brève mais nécessaire introduction au prochain sommet des BRICS.
Les BRICS à un carrefour historique
Le 15e sommet des BRICS, du 22 au 24 août à Johannesburg, en Afrique du Sud, pourrait marquer l'histoire. Les chefs d'État du Brésil, de la Russie, de l'Inde, de la Chine et de l'Afrique du Sud se réuniront pour la première fois depuis le sommet de 2019 à Brasilia, au Brésil. Cette rencontre a lieu 18 mois après le début du conflit militaire en Ukraine, qui a non seulement fait grimper les tensions entre les puissances occidentales dirigées par les États-Unis et la Russie à un niveau jamais atteint depuis la guerre froide, mais a également accentué les disparités entre le Nord et le Sud de la planète.
L'ordre international unipolaire imposé par Washington et Bruxelles au reste du monde par l'intermédiaire de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), du système financier international, du contrôle des flux d'information (dans les réseaux médiatiques traditionnels et sociaux) et de l'utilisation aveugle de sanctions unilatérales à l'encontre d'un nombre croissant de pays, se lézarde toujours plus. Comme l'a récemment déclaré le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, "la période de l'après-guerre froide est révolue. Une transition est en cours vers un nouvel ordre mondial".
Dans ce contexte mondial, trois des débats les plus importants à suivre lors du sommet de Johannesburg sont :
l'élargissement possible de la composition des BRICS
l'élargissement des membres de la Nouvelle banque de développement (NDB) et
le rôle de la NDB dans la création d'alternatives à l'utilisation du dollar américain.
Selon Anil Sooklal, ambassadeur d'Afrique du Sud auprès des BRICS, 22 pays ont officiellement demandé à rejoindre le groupe (dont l'Arabie saoudite, l'Argentine, l'Algérie, le Mexique et l'Indonésie) et deux douzaines d'autres ont manifesté leur intérêt. Même s'ils ont encore de nombreux défis à relever, les BRICS sont aujourd'hui considérés comme la force motrice majeure de l'économie mondiale et de l'évolution économique des pays du Sud en particulier.
Les BRICS de nos jours
Au milieu de la dernière décennie, les BRICS ont rencontré un certain nombre de difficultés. Avec l'élection du Premier ministre Narendra Modi en Inde (2014) et le coup d'État contre la présidente Dilma Rousseff au Brésil (2016), deux des pays membres du groupe ont été chapeautés par des gouvernements de droite plus favorables à Washington. L'Inde et le Brésil ont reculé dans leur participation au groupe.
L'absence de facto du Brésil, pays phare des BRICS dès le départ, a représenté une perte importante pour la consolidation du groupe.
Ces développements ont sapé et entravé les progrès de la NDB et de la Contingent Reserve Arrangement (CRA), établie en 2015 - à ce jour, la plus grande réalisation institutionnelle des BRICS. Bien que la NDB ait fait quelques progrès, elle n'a pas atteint ses objectifs initiaux.
À ce jour, la banque a approuvé quelque 32,8 milliards de dollars de financement (en fait, moins que cela a été émis), tandis que le CRA [The BRICS Contingent Reserve Arrangement (CRA)] - qui dispose de 100 milliards de dollars de fonds destinés à aider les pays souffrant d'une pénurie de dollars américains pour leurs réserves internationales et confrontés à un équilibre à court terme de la balance des paiements, ou à des pressions sur les liquidités - n'a jamais été activé.
Cependant, les développements de ces dernières années ont redynamisé le projet des BRICS. Les décisions de Moscou et de Pékin de répondre à l'escalade de l'agression dans la nouvelle guerre froide par Washington et Bruxelles, le retour de Luiz Inácio Lula da Silva à la présidence du Brésil en 2022 et la nomination consécutive de Dilma Rousseff à la présidence de la NDB, ainsi que la distanciation relative, à des degrés divers, de l'Inde et de l'Afrique du Sud des puissances occidentales ont généré une "crise idéale" qui semble avoir rétabli un sentiment d'unité politique au sein des BRICS (malgré les tensions non résolues entre l'Inde et la Chine).
À cela s'ajoutent le poids croissant des BRICS dans l'économie mondiale et le renforcement de l'interaction économique entre ses membres.
En 2020, la part mondiale du produit intérieur brut (PIB) des BRICS en termes de parité de pouvoir d'achat - 31,5 % - a dépassé celle du groupe des Sept (G7) - 30,7 % - et cet écart devrait encore se creuser.
Le commerce bilatéral entre les pays des BRICS a également connu une croissance vigoureuse : le Brésil et la Chine battent des records chaque année, atteignant 150 milliards de dollars en 2022 ; les exportations russes vers l'Inde ont triplé d'avril à décembre 2022, année après année, passant à 32,8 milliards de dollars ; tandis que le commerce entre la Chine et la Russie a bondi de 147 milliards de dollars en 2021 à 190 milliards de dollars en 2022, soit une augmentation de près de 30 pour cent.
Quels enjeux pour le sommet de Johannesburg ?
Face à cette situation internationale dynamique et aux demandes croissantes d'expansion, les BRICS sont confrontés à un certain nombre de questions importantes :
En plus de fournir des réponses concrètes aux candidats intéressés, l'expansion peut potentiellement accroître le poids politique et économique des BRICS et, à terme, renforcer d'autres plateformes régionales auxquelles appartiennent ses membres. Cependant, l'élargissement nécessite également de décider de la forme spécifique que devrait prendre l'adhésion et peut accroître la complexité de la recherche d'un consensus, avec le risque de ralentir la progression de la prise de décision et des initiatives. Comment traiter ces questions ?
Comment accroître la capacité de financement de la NDB, ainsi que sa coordination avec d'autres banques de développement du Sud et d'autres banques multinationales ? Et surtout, comment la NDB peut-elle, en partenariat avec le réseau de think tanks des BRICS, promouvoir le développement d'une nouvelle politique pour le Sud ? Étant donné que les pays membres des BRICS disposent de solides réserves internationales (l'Afrique du Sud un peu moins), il est peu probable qu'ils aient besoin d'utiliser la NDB. En revanche, ce fonds pourrait offrir aux pays dans le besoin une alternative au chantage politique du Fonds monétaire international, qui exige des pays en développement qu'ils adoptent des mesures d'austérité dévastatrices en échange de leurs prêts.
Les BRICS seraient en train de discuter de la création d'une monnaie de réserve qui permettrait le commerce et l'investissement sans recourir au dollar américain. Si cette monnaie était créée, elle pourrait constituer une étape supplémentaire dans les efforts visant à créer des alternatives au dollar, mais des questions restent en suspens. Comment la stabilité d'une telle monnaie de réserve pourrait-elle être assurée ? Comment pourrait-elle s'articuler avec les mécanismes commerciaux nouvellement créés n'utilisant pas le dollar, tels que les accords bilatéraux Chine-Russie, Chine-Brésil, Russie-Inde et d'autres ?
Comment la coopération et le transfert de technologies peuvent-ils soutenir la réindustrialisation de pays comme le Brésil et l'Afrique du Sud, en particulier dans des secteurs stratégiques tels que les biotechnologies, les technologies de l'information, l'intelligence artificielle et les énergies renouvelables, tout en luttant contre la pauvreté et les inégalités et en répondant à d'autres demandes fondamentales des peuples du Sud ?
Des dirigeants représentant 71 pays du Sud ont été invités à participer à la réunion de Johannesburg. Le président chinois Xi Jinping, le président russe Vladimir Poutine, le président brésilien Lula, le premier ministre indien Narendra Modi, les présidents sud-africains Cyril Ramaphosa et Dilma Rousseff ont fort à faire pour répondre à ces questions, et progresser sur les dossiers urgents du développement mondial.
Tricontinental continue de suivre ces développements, sans pour autant considérer le projet des BRICS comme la planche de salut mondiale, ni faire preuve de cynisme en prétendant qu'il n'y a là rien de neuf. L'histoire est mue, non par esprit de purisme, mais par les contradictions du monde.
Lorsque ces grands pays du Sud se réuniront à Johannesburg, ils seront confrontés aux vastes inégalités de l'Afrique du Sud. Ces failles alimentent les poèmes de Vonani Bila, dont la voix s'élève depuis Shirley Village (Limpopo) et nous rappelle le long chemin à parcourir, à travers le projet des BRICS et au-delà :
Quand le soleil descend
dans le Soutpansberg,
Giyani Block revêt un
manteau de vipère noire,
miroir de mort et de désespoir.
Docteurs et infirmières sont debout.
Et n'auront de cesse que la grève des travailleurs
attise sa rageuse brûlure.
Ils se dressent, regardant vers le ciel,
luttant contre le monstre sans queue et sans visage.
* Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est chargé d'écriture et correspondant en chef de Globetrotter. Il est éditeur de LeftWord Books et directeur de Tricontinental : Institute for Social Research. Il est senior non-resident fellow au Chongyang Institute for Financial Studies, Renmin University of China. Il a écrit plus de 20 livres, dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses derniers ouvrages sont Struggle Makes Us Human : Learning from Movements for Socialism et, avec Noam Chomsky, The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of U.S. Power.
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