đâđš Vijay Prashad: Les Ătats-Unis aimeraient faire de TaĂŻwan l'Ukraine orientale.
L'appel du pape pourrait trĂšs bien ĂȘtre " Ne touchez pas au monde ". Cela suppose bien sĂ»r de renoncer Ă une nouvelle guerre froide et Ă de nouvelles provocations.
đâđš Les Ătats-Unis aimeraient faire de TaĂŻwan l'Ukraine orientale.
Par Vijay Prashad / Tricontinental : Institut de recherche sociale, le 10 février 2023.
Le 2 fĂ©vrier 2023, le prĂ©sident philippin Ferdinand Marcos Jr. a rencontrĂ© le secrĂ©taire amĂ©ricain Ă la DĂ©fense Lloyd Austin au palais de Malacañang Ă Manille, oĂč ils conviennent d'Ă©tendre la prĂ©sence militaire amĂ©ricaine dans le pays. Dans une dĂ©claration commune, les deux gouvernements ont convenu "d'annoncer leurs plans pour accĂ©lĂ©rer la mise en Ćuvre complĂšte de l'accord de coopĂ©ration renforcĂ©e en matiĂšre de dĂ©fense (EDCA)" et "de dĂ©signer quatre nouveaux sites agrĂ©Ă©s dans des zones stratĂ©giques du pays". L'EDCA, qui a Ă©tĂ© conclu en 2014, permet aux Ătats-Unis d'utiliser des terrains aux Philippines pour leurs activitĂ©s militaires. Il a Ă©tĂ© formulĂ© prĂšs d'un quart de siĂšcle aprĂšs que les troupes amĂ©ricaines ont libĂ©rĂ© leurs bases aux Philippines - notamment une base massive Ă Subic Bay - lors de l'effondrement de l'URSS.
Ă cette Ă©poque, les Ătats-Unis partaient du principe qu'ils avaient triomphĂ© et n'avaient plus besoin de la vaste structure de bases militaires constituĂ©e pendant la guerre froide. Ă partir des annĂ©es 1990, les Ătats-Unis ont mis en place un nouveau type de couverture mondiale, en incorporant les armĂ©es des pays alliĂ©s en tant que forces subordonnĂ©es au contrĂŽle militaire amĂ©ricain, et en construisant des bases plus modestes afin de crĂ©er une portĂ©e beaucoup plus grande pour leur puissance aĂ©rienne technologiquement avancĂ©e. Ces derniĂšres annĂ©es, les Ătats-Unis ont Ă©tĂ© confrontĂ©s Ă une rĂ©alitĂ© : leur puissance singuliĂšre apparente est contestĂ©e Ă©conomiquement par plusieurs pays, comme la Chine. Pour relever ces dĂ©fis, les Ătats-Unis ont commencĂ© Ă remanier la structure de leurs forces militaires par le biais de leurs alliĂ©s et d'un plus grand nombre de ces structures de base plus petites, mais non moins meurtriĂšres. Il est probable que trois des quatre nouvelles bases aux Philippines seront situĂ©es sur l'Ăźle de Luzon, au nord de l'archipel, ce qui placerait les militaires amĂ©ricains Ă portĂ©e de frappe de TaĂŻwan.
Au cours des quinze derniĂšres annĂ©es, les Ătats-Unis ont poussĂ© leurs alliĂ©s - notamment ceux organisĂ©s au sein de l'Organisation du traitĂ© de l'Atlantique Nord (OTAN) - Ă renforcer leur puissance militaire tout en augmentant leur puissance et leur portĂ©e techno-militaire en Ă©tablissant des bases plus petites Ă travers le monde et en produisant de nouveaux avions et navires Ă plus grande portĂ©e territoriale. Cette force militaire a ensuite Ă©tĂ© utilisĂ©e dans une sĂ©rie d'actions provocatrices contre ceux qu'ils percevaient comme des menaces Ă leur hĂ©gĂ©monie, avec deux pays clĂ©s, la Chine et la Russie, confrontĂ©s au fer de lance des Ătats-Unis. Aux deux extrĂ©mitĂ©s de l'Eurasie, les Ătats-Unis ont commencĂ© Ă provoquer la Russie par le biais de l'Ukraine et Ă provoquer la Chine par le biais de TaĂŻwan. Les provocations en Ukraine ont maintenant abouti Ă une guerre qui se prolonge depuis un an, tandis que les nouvelles bases amĂ©ricaines aux Philippines participent Ă l'escalade contre la Chine, en utilisant TaĂŻwan comme champ de bataille.
Ces derniĂšres annĂ©es, TaĂŻwan est devenu un point de tension entre les Ătats-Unis et la Chine. La gravitĂ© de la situation a Ă©tĂ© rĂ©cemment soulignĂ©e le 21 dĂ©cembre, lorsque des avions militaires amĂ©ricains et chinois se sont approchĂ©s Ă moins de trois mĂštres les uns des autres au-dessus de la mer de Chine mĂ©ridionale.
Ă l'origine de ce conflit latent se trouvent les points de vue divergents des deux pays sur la souverainetĂ© de TaĂŻwan. La position chinoise, connue sous le nom de principe de la "Chine unique", est ferme : bien que le continent et TaĂŻwan aient des systĂšmes politiques diffĂ©rents, ils font partie du mĂȘme pays, la souverainetĂ© rĂ©sidant Ă PĂ©kin. En revanche, la position des Ătats-Unis sur TaĂŻwan est beaucoup moins claire. Bien qu'ils aient officiellement adoptĂ© la politique d'une seule Chine, les Ătats-Unis entretiennent d'importantes relations "officieuses" et des liens militaires avec TaĂŻwan. En fait, en vertu de la loi sur les relations avec TaĂŻwan de 1979, la lĂ©gislation amĂ©ricaine veut que Washington fournisse des armes "Ă caractĂšre dĂ©fensif" Ă l'Ăźle.
Les Ătats-Unis justifient leurs liens permanents avec TaĂŻwan en affirmant qu'ils sont nĂ©cessaires au maintien de la "dĂ©mocratie" et de la "libertĂ©" de l'Ăźle. Mais dans quelle mesure ces affirmations sont-elles valables ?
Un point d'ancrage Ă des fins d'influence
Pour comprendre l'importance géopolitique contemporaine de Taïwan, il est nécessaire d'examiner l'histoire de la guerre froide. Avant la révolution chinoise de 1949, la Chine était en proie à une guerre civile entre les communistes et les nationalistes, ou Kuomintang (KMT) - ces derniers ayant reçu des milliards de dollars de soutien militaire et économique de Washington. La révolution a abouti à l'établissement de la République populaire de Chine (RPC) sur le continent, tandis que les forces vaincues du KMT se sont réfugiées sur l'ßle de Taïwan, qui était revenue à la souveraineté chinoise quatre ans plus tÎt, en 1945, aprÚs cinquante ans de domination coloniale japonaise. Depuis Taipei, le KMT a déclaré qu'il était le gouvernement légitime en exil de toute la Chine sous le nom de République de Chine (ROC) - fondée à l'origine en 1912 - rejetant ainsi la légitimité de la RPC.
L'armĂ©e amĂ©ricaine n'a pas tardĂ© Ă suivre, crĂ©ant le Commandement de la dĂ©fense des Ătats-Unis Ă Taiwan en 1955, dĂ©ployant des armes nuclĂ©aires sur l'Ăźle et l'occupant avec des milliers de soldats amĂ©ricains jusqu'en 1979. Loin de protĂ©ger la "dĂ©mocratie" ou la "libertĂ©" Ă TaĂŻwan, les Ătats-Unis ont au contraire soutenu le KMT, qui a instaurĂ© une dictature, dont une pĂ©riode consĂ©cutive de 38 ans de loi martiale de 1949 Ă 1987. Au cours de cette pĂ©riode, connue sous le nom de "Terreur blanche", les autoritĂ©s taĂŻwanaises estiment que 140 000 Ă 200 000 personnes ont Ă©tĂ© emprisonnĂ©es ou torturĂ©es, et que 3 000 Ă 4 000 ont Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©es par le KMT. Washington a acceptĂ© cette rĂ©pression brutale, TaĂŻwan reprĂ©sentant un point d'appui utile - situĂ© Ă seulement 160 kilomĂštres de la cĂŽte sud-est de la Chine continentale - qu'il utilisait pour faire pression sur PĂ©kin et l'isoler de la communautĂ© internationale.
De 1949 Ă 1971, les Ătats-Unis ont rĂ©ussi Ă exclure la RPC des Nations unies en faisant valoir que l'administration de la ROC Ă TaĂŻwan Ă©tait le seul gouvernement lĂ©gitime de l'ensemble de la Chine. Il est important de noter que, pendant cette pĂ©riode, ni Taipei ni Washington n'ont soutenu que l'Ăźle Ă©tait sĂ©parĂ©e de la Chine, argument avancĂ© aujourd'hui pour allĂ©guer l'"indĂ©pendance" de TaĂŻwan. Toutefois, ces efforts ont finalement Ă©chouĂ© en 1971, lorsque l'AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations unies a votĂ© en faveur de l'Ă©viction de la RĂ©publique de CorĂ©e et de la reconnaissance de la RĂ©publique populaire de Chine comme seul reprĂ©sentant lĂ©gitime de la Chine. Plus tard dans la dĂ©cennie, en 1979, les Ătats-Unis ont finalement normalisĂ© leurs relations avec la RPC, adoptĂ© la politique d'une seule Chine et mis fin Ă leurs relations diplomatiques officielles avec le ROC Ă TaĂŻwan.
Pour la paix Ă TaĂŻwan, l'ingĂ©rence des Ătats-Unis doit cesser
Aujourd'hui, la communautĂ© internationale a massivement adoptĂ© la politique d'une seule Chine, seuls 13 des 193 Ătats membres de l'ONU reconnaissant le ROC Ă TaĂŻwan. Toutefois, en raison des provocations incessantes des Ătats-Unis, alliĂ©s aux forces sĂ©paratistes de TaĂŻwan, l'Ăźle reste une source de tensions et de conflits internationaux.
Les Ătats-Unis entretiennent des liens militaires Ă©troits avec TaĂŻwan par le biais de ventes d'armes, de formations militaires, de conseillers et de personnel sur l'Ăźle, ainsi que par la navigation rĂ©pĂ©tĂ©e de navires de guerre dans l'Ă©troit dĂ©troit de TaĂŻwan qui sĂ©pare l'Ăźle du continent. En 2022, Washington a promis une aide militaire de 10 milliards de dollars Ă TaĂŻwan. ParallĂšlement, des dĂ©lĂ©gations du CongrĂšs amĂ©ricain se rendent rĂ©guliĂšrement Ă Taipei, lĂ©gitimant les notions de sĂ©paratisme, comme la visite controversĂ©e de l'ancienne prĂ©sidente de la Chambre des reprĂ©sentants Nancy Pelosi en aoĂ»t 2022.
Les Ătats-Unis ou tout autre pays occidental accepteraient-ils une situation oĂč la Chine fournirait une aide militaire, stationnerait des troupes et offrirait un soutien diplomatique aux forces sĂ©paratistes dans une partie de son territoire internationalement reconnu ? La rĂ©ponse, bien sĂ»r, est non.
En novembre, lors du sommet du G20 en IndonĂ©sie, le prĂ©sident chinois Xi Jinping et le prĂ©sident amĂ©ricain Joe Biden ont tenu leur premiĂšre rĂ©union en personne depuis l'Ă©lection de ce dernier. Lors de cette rencontre, Xi a rĂ©itĂ©rĂ© avec force la position de la Chine sur TaĂŻwan, dĂ©clarant Ă Biden que â la question de TaĂŻwan est au cĆur mĂȘme des intĂ©rĂȘts fondamentaux de la Chine, le fondement politique des relations sino-amĂ©ricaines et la premiĂšre ligne rouge Ă ne pas franchir". Bien que Biden ait rĂ©pondu en dĂ©clarant que les Ătats-Unis adhĂ©raient Ă la politique d'une seule Chine et qu'il "ne cherchait pas le conflit", quelques mois auparavant, il avait affirmĂ© dans une interview tĂ©lĂ©visĂ©e que les troupes amĂ©ricaines interviendraient militairement pour "dĂ©fendre TaĂŻwan", si nĂ©cessaire.
Les antĂ©cĂ©dents des Ătats-Unis montrent clairement que Washington a l'intention de provoquer la Chine sans tenir compte de sa "ligne rouge". En Europe de l'Est, une approche tout aussi imprudente, Ă savoir l'expansion continue de l'OTAN vers la frontiĂšre russe, a conduit au dĂ©clenchement de la guerre en Ukraine. Comme l'ont dĂ©clarĂ© les forces progressistes de TaĂŻwan, "pour maintenir la paix dans le dĂ©troit de TaĂŻwan et Ă©viter le flĂ©au de la guerre, il est nĂ©cessaire de mettre fin Ă l'ingĂ©rence des Ătats-Unis".
Le 31 janvier, le pape François a cĂ©lĂ©brĂ© une messe en RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo (RDC) en prĂ©sence d'un million de personnes, oĂč il a dĂ©clarĂ© que "l'exploitation politique a cĂ©dĂ© la place Ă un "colonialisme Ă©conomique" tout aussi asservissant". L'Afrique, a dĂ©clarĂ© le pape, "n'est pas une mine Ă dĂ©pouiller ou un terrain Ă piller. Ne touchez pas Ă l'Afrique". Plus tard dans la mĂȘme semaine, les Ătats-Unis et les Philippines - au mĂ©pris total de la dĂ©claration du pape - se sont mis d'accord pour construire de nouvelles bases militaires, complĂ©tant ainsi l'encerclement des bases alliĂ©es des Ătats-Unis autour de la Chine et intensifiant l'agression amĂ©ricaine contre ce pays.
Lâappel du pape pourrait trĂšs bien ĂȘtre "Ne touchez pas au monde". Cela signifie bien sĂ»r qu'il n'y aurait pas de nouvelle guerre froide, ni de nouvelles provocations.
* Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est écrivain et correspondant en chef de Globetrotter. Il est éditeur de LeftWord Books et directeur de Tricontinental : Institute for Social Research. Il est membre senior non-résident du Chongyang Institute for Financial Studies de l'Université Renmin de Chine. Il a écrit plus de 20 livres, dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses derniers livres sont Struggle Makes Us Human : Learning from Movements for Socialism et (avec Noam Chomsky) The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan, and the Fragility of U.S. Power.
https://scheerpost.com/2023/02/10/the-us-wants-to-make-taiwan-the-ukraine-of-the-east/