đâđš Vijay Prashad: Les vents de la nouvelle guerre froide soufflent sur le cercle arctique
Les tensions ont commencĂ© il y a plus de dix ans, lorsque les Ătats du Conseil de l'Arctique ont commencĂ© Ă se bousculer pour contrĂŽler la zone pour exploiter minĂ©raux, mĂ©taux & combustibles fossiles.
đâđš Les vents de la nouvelle guerre froide soufflent sur le cercle arctique
Par Vijay Prashad / Tricontinental : Institute for Social Research, le 13 janvier 2023
Les membres du Conseil de l'Arctique refusant de travailler avec la Russie depuis le dĂ©but de la guerre en Ukraine, l'avenir de l'Arctique et de ses habitants autochtones (qui sont les plus touchĂ©s par le changement climatique et les intĂ©rĂȘts miniers) est en jeu. Les tensions gĂ©opolitiques dans la rĂ©gion ont commencĂ© il y a plus de dix ans, lorsque les Ătats du Conseil de l'Arctique ont commencĂ© Ă se bousculer pour contrĂŽler la zone, non pas pour endiguer les dangers du changement climatique, mais pour exploiter les minĂ©raux, les mĂ©taux et les combustibles fossiles dans le cercle arctique.
En 1996, les huit pays situĂ©s sur le pourtour de l'Arctique - le Canada, le Danemark, la Finlande, l'Islande, la NorvĂšge, la Russie, la SuĂšde et les Ătats-Unis - ont formĂ© le Conseil de l'Arctique, un parcours qui a commencĂ© en 1989 lorsque la Finlande a approchĂ© les autres pays pour tenir une discussion sur l'environnement arctique. L'initiative finlandaise a abouti Ă la dĂ©claration de Rovaniemi (1991), qui a Ă©tabli le prĂ©curseur du conseil, la stratĂ©gie de protection de l'environnement arctique.
Ă l'Ă©poque, la principale prĂ©occupation de ces gouvernements Ă©tait l'impact de la "pollution mondiale et des menaces environnementales qui en rĂ©sultent" sur l'Arctique, qui dĂ©truisait l'Ă©cosystĂšme de la rĂ©gion. L'ampleur et les consĂ©quences de la fonte de la calotte glaciaire Ă©taient mal comprises (le consensus sur ce danger a Ă©tĂ© amplifiĂ© par les recherches de scientifiques tels que Xiangdong Zhang et John Walsh en 2006 et par le quatriĂšme rapport d'Ă©valuation du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'Ă©volution du climat en 2007). Les attributions du Conseil de l'Arctique ont ensuite Ă©tĂ© Ă©largies pour inclure des enquĂȘtes sur le changement climatique et le dĂ©veloppement dans la rĂ©gion.
Plus rĂ©cemment, lors de la rĂ©union ministĂ©rielle du Conseil de l'Arctique de 2021 Ă ReykjavĂk (Islande), la Russie a pris la prĂ©sidence tournante de l'organisation pour deux ans. Cependant, le 3 mars 2022 - exactement une semaine aprĂšs l'invasion de l'Ukraine par la Russie - les autres membres du conseil ont commencĂ© Ă boycotter les rĂ©unions pour protester contre l'implication de Moscou dans le groupe. En juin 2022, ces sept pays ont convenu de "mettre en Ćuvre une reprise limitĂ©e de notre travail au sein du Conseil de l'Arctique sur des projets qui n'impliquent pas la participation de la FĂ©dĂ©ration de Russie". En substance, l'avenir du Conseil est en jeu.
Pourtant, les tensions géopolitiques dans l'Arctique ne datent pas de l'année derniÚre. Elles couvent depuis plus d'une décennie, alors que ces huit pays se disputent le contrÎle de la région - non pas pour endiguer les dangers du changement climatique, mais pour exploiter les vastes gisements de minéraux, de métaux et de combustibles fossiles présents sur les 21 millions de kilomÚtres carrés du cercle arctique. On estime que la région contient 22 % du pétrole et du gaz naturel non découverts dans le monde (bien que l'extraction de cette région reste coûteuse). Bien plus lucrative est l'exploitation des minéraux de terres rares (comme le néodyme pour les condensateurs et les moteurs électriques et le terbium pour les aimants et les lasers), dont la valeur dans tout l'Arctique - du Kvanefjeld du Groenland à la péninsule de Kola en Russie en passant par le Bouclier canadien - est estimée à au moins un trillion de dollars. Chaque membre du Conseil de l'Arctique se lance dans une course pour établir le contrÎle de ces précieuses ressources qui, jusqu'à présent, sont restées enfermées sous la glace fondante.
Comme plus de la moitiĂ© de l'Arctique est constituĂ©e d'eaux internationales et des plateaux continentaux de ces huit pays (c'est-Ă -dire la masse terrestre qui s'Ă©tend dans les eaux ocĂ©aniques peu profondes), sa rĂ©glementation relĂšve en grande partie de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS), qui a Ă©tĂ© ratifiĂ©e par 168 parties. Selon la CNUDM, la souverainetĂ© d'un Ătat cĂŽtier s'Ă©tend Ă sa mer territoriale, dĂ©finie comme la zone situĂ©e Ă 12 miles nautiques de la ligne de basse mer de sa cĂŽte. Les Ătats ont Ă©galement le droit de crĂ©er une "zone Ă©conomique exclusive" dans un rayon de 200 miles nautiques de cette ligne de basse mer, oĂč se trouvent bon nombre de ces ressources. Par consĂ©quent, l'exploitation des ressources de l'Arctique relĂšve principalement du domaine des Ătats membres du Conseil et Ă©chappe largement au contrĂŽle multilatĂ©ral. Toutefois, la Convention des Nations unies sur le droit de la mer limite la souverainetĂ© des Ătats en dĂ©clarant que les grands fonds marins sont le "patrimoine commun" de l'humanitĂ© et que leur exploration et leur exploitation "doivent se faire pour le bien de l'humanitĂ© tout entiĂšre, quelle que soit la situation gĂ©ographique des Ătats".
Les Nations unies ont crĂ©Ă© l'AutoritĂ© internationale des fonds marins (AIFM) pour mettre en Ćuvre le traitĂ© UNCLOS. Ă Kingston (JamaĂŻque), la commission juridique et technique de l'ISA Ă©labore un code minier pour rĂ©glementer l'exploration et l'exploitation de la zone internationale des fonds marins. Il convient de noter qu'un cinquiĂšme des membres de la commission sont issus de sociĂ©tĂ©s miniĂšres. Alors qu'il n'est pas possible de dĂ©crĂ©ter un moratoire mondial sur l'exploitation miniĂšre en eaux profondes - malgrĂ© le TraitĂ© sur l'Antarctique de 1959 qui interdit effectivement l'exploitation miniĂšre en Antarctique - un code minier qui favorise les compagnies miniĂšres va non seulement accroĂźtre l'exploitation, mais aussi augmenter la concurrence et le risque de conflit entre les grandes puissances. Cette concurrence a dĂ©jĂ intensifiĂ© la nouvelle guerre froide entre les Ătats de l'Organisation du traitĂ© de l'Atlantique Nord (OTAN) - menĂ©s par les Ătats-Unis - et des pays comme la Chine et la Russie, et a conduit Ă la militarisation rapide de l'Arctique.
Chaque membre du Conseil de l'Arctique a dĂ©jĂ crĂ©Ă© des bases militaires sur le pourtour de l'Arctique, la course Ă la domination de la rĂ©gion s'accĂ©lĂ©rant aprĂšs 2007, lorsque des scientifiques russes ont symboliquement placĂ© un drapeau en titane sur le fond marin de l'Arctique, Ă 4 302 mĂštres sous le pĂŽle Nord. Artur Chilingarov, l'explorateur russe qui a menĂ© cette expĂ©dition gĂ©ographique, a dĂ©clarĂ© qu'il Ă©tait motivĂ© par la science et par le souci du changement climatique et que "l'Arctique doit ĂȘtre protĂ©gĂ© non pas en paroles, mais en actes". NĂ©anmoins, l'expĂ©dition gĂ©ologique russe a Ă©tĂ© utilisĂ©e comme un prĂ©texte pour Ă©tendre la militarisation de la rĂ©gion. Depuis des dĂ©cennies, les Ătats-Unis disposent d'une prĂ©sence militaire au plus profond du cercle polaire, la base aĂ©rienne de ThulĂ© au Groenland, qu'ils ont dĂ©veloppĂ©e dans les annĂ©es 1950 aprĂšs l'adhĂ©sion Ă l'OTAN du Danemark, souverain colonial du Groenland. D'autres pays riverains de l'Arctique disposent Ă©galement depuis longtemps de forces militaires qui traversent les glaces et les neiges du Nord, une prĂ©sence qui s'est accrue ces derniĂšres annĂ©es. Le Canada, par exemple, construit actuellement l'installation navale de Nanisivik sur l'Ăźle de Baffin, au Nunavut, et prĂ©voit qu'elle sera opĂ©rationnelle en 2023. Pendant ce temps, au cours de la derniĂšre dĂ©cennie, la Russie a rĂ©novĂ© la base aĂ©rienne de Nagurskoye dans la Terre d'Alexandra et la base aĂ©rienne de Temp sur l'Ăźle de Kotelny.
Le Conseil de l'Arctique Ă©tait l'une des rares institutions multilatĂ©rales Ă faciliter la communication entre les puissances de la rĂ©gion. Aujourd'hui, sept d'entre elles ont dĂ©cidĂ© de ne plus y participer. Cinq de ces membres abstentionnistes (le Canada, le Danemark, l'Islande, la NorvĂšge et les Ătats-Unis) font dĂ©jĂ partie de l'OTAN, tandis que les deux autres (la Finlande et la SuĂšde) font l'objet d'une procĂ©dure d'adhĂ©sion accĂ©lĂ©rĂ©e Ă l'organisation. De plus en plus, l'OTAN remplace le Conseil de l'Arctique en tant qu'autoritĂ© dĂ©cisionnelle dans la rĂ©gion, ses opĂ©rations Ă©tant basĂ©es sur le Centre d'excellence pour les opĂ©rations par temps froid en NorvĂšge. Depuis 2006, ce centre rĂ©unit les alliĂ©s et partenaires de l'OTAN pour des exercices militaires semestriels dans l'Arctique, appelĂ©s Cold Response.
En mai 2019, le secrĂ©taire d'Ătat amĂ©ricain Mike Pompeo s'est rendu Ă la rĂ©union du Conseil de l'Arctique Ă Rovaniemi (Finlande) et a accusĂ© la Chine d'ĂȘtre responsable de la destruction de l'environnement dans l'Arctique. Bien que la Chine ait lancĂ© un projet de route de la soie polaire, il n'existe aucune preuve rĂ©elle que la Chine ait jouĂ© un rĂŽle particuliĂšrement dĂ©lĂ©tĂšre dans les voies maritimes du Nord. Ce commentaire hostile Ă l'Ă©gard de la Chine et les sentiments similaires concernant le rĂŽle de la Russie dans l'Arctique font partie de la bataille idĂ©ologique visant Ă justifier la nouvelle guerre froide. Moins d'un mois aprĂšs le discours de Pompeo, le ministĂšre amĂ©ricain de la dĂ©fense a publiĂ© sa stratĂ©gie arctique (2019), qui vise Ă "limiter la capacitĂ© de la Chine et de la Russie Ă exploiter la rĂ©gion comme un couloir de compĂ©tition" (une humeur rĂ©pĂ©tĂ©e dans la stratĂ©gie arctique 2020 de l'US Air Force).
En octobre 2022, ReykjavĂk a accueilli son rassemblement annuel sur le cercle arctique, auquel ont participĂ© toutes les grandes puissances, Ă l'exception de la Russie, qui n'Ă©tait pas invitĂ©e. L'ancien prĂ©sident islandais Ălafur Ragnar GrĂmsson, qui a Ă©tĂ© mĂȘlĂ© au scandale de corruption des Panama Papers en 2016, a prĂ©sidĂ© le discours liminaire prononcĂ© par l'amiral nĂ©erlandais Rob Bauer, prĂ©sident du ComitĂ© militaire de l'OTAN. Bauer a dĂ©clarĂ© que l'OTAN doit avoir une prĂ©sence plus musclĂ©e dans l'Arctique afin de mettre en Ă©chec la Russie ainsi que la Chine, qu'il a qualifiĂ©e d'"autre rĂ©gime autoritaire qui ne partage pas nos valeurs et sape l'ordre international fondĂ© sur des rĂšgles". La route de la soie polaire de la Chine, a dĂ©clarĂ© l'amiral Bauer, n'est qu'un bouclier derriĂšre lequel les "formations navales chinoises pourraient se dĂ©placer plus rapidement du Pacifique Ă l'Atlantique, et les sous-marins pourraient s'abriter dans l'Arctique".
Pendant la pĂ©riode de discussion, l'ambassadeur de Chine en Islande, He Rulong, s'est levĂ© de son siĂšge pour dire Ă l'amiral de l'OTAN: "Votre discours et votre remarque sont pleins d'arrogance, et aussi paranoĂŻaques. La rĂ©gion arctique est une zone de grande coopĂ©ration et de faible confrontation... L'Arctique joue un rĂŽle important en matiĂšre de changement climatique... Chaque pays devrait faire partie de ce processus". La Chine, a-t-il poursuivi, ne devrait pas ĂȘtre "mise Ă l'Ă©cart de la coopĂ©ration". AprĂšs l'intervention de M. He, M. GrĂmsson a clos la session sous les rires Ă©touffĂ©s de la salle.
Les communautĂ©s autochtones qui vivent dans l'Arctique sont absentes de la plupart de ces discussions: les AlĂ©outes et les Yupiks (Ătats-Unis), les Inuits (Canada, Groenland et Ătats-Unis), les Tchouktches, les Evenks, les Khantys, les Nenets et les Sakhas (Russie), et les SĂąmes (Finlande, NorvĂšge, Russie et SuĂšde). Bien que ces communautĂ©s soient reprĂ©sentĂ©es par six organisations au sein du Conseil de l'Arctique - l'Association internationale des AlĂ©outes, le Conseil arctique des Athabaskans, le Conseil des Gwich'in, le Conseil circumpolaire inuit, l'Association russe des peuples autochtones du Nord et le Conseil des SĂąmes - leurs voix ont Ă©tĂ© encore plus Ă©touffĂ©es pendant l'intensification du conflit.
Ce silence des voix autochtones me rappelle Nils-Aslak ValkeapÀÀ (1943-2001), le grand artiste sùme, dont la poésie résonne comme le bruit du vent :
Pouvez-vous entendre les sons de la vie
dans le grondement du ruisseau
dans le souffle du vent
C'est tout ce que je veux dire
c'est tout
* Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est écrivain et correspondant en chef de Globetrotter. Il est éditeur de LeftWord Books et directeur de Tricontinental : Institute for Social Research. Il est membre senior non-résident du Chongyang Institute for Financial Studies, Université Renmin de Chine. Il a écrit plus de 20 livres, dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses derniers livres sont Struggle Makes Us Human : Learning from Movements for Socialism et (avec Noam Chomsky) The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan, and the Fragility of U.S. Power.
https://scheerpost.com/2023/01/13/the-winds-of-the-new-cold-war-are-howling-in-the-arctic-circle/