đâđš Vijay Prashad : ONU, ou OTAN ?
Lentement, l'OTAN se positionne comme substitut de l'ONU, suggĂ©rant que c'est elle - & non la communautĂ© internationale - l'arbitre & la gardienne des intĂ©rĂȘts, de la sĂ©curitĂ© et des valeurs du monde.
đâđš ONU, ou OTAN ?
Par Vijay Prashad* pour Tricontinental : Institute for Social Research, le 23 juillet 2023
Le communiqué de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord publié à l'issue du premier jour de son sommet annuel au début du mois affirmait que "l'OTAN est une alliance défensive", déclaration dont beaucoup ont du mal à saisir l'essence.
Un examen des derniers chiffres des dépenses militaires montre au contraire que les pays de l'OTAN et les pays étroitement alliés à l'OTAN représentent prÚs des trois quarts des dépenses annuelles mondiales en armement.
Nombre de ces pays possÚdent des équipements de pointe, qualitativement plus destructeurs que ceux dont disposent les armées de la plupart des pays non membres de l'OTAN.
Au cours du dernier quart de siĂšcle, l'OTAN a utilisĂ© sa puissance militaire pour dĂ©truire plusieurs Ătats, comme l'Afghanistan (2001) et la Libye (2011), pulvĂ©risant les sociĂ©tĂ©s avec la puissance brute de son alliance agressive. Elle a fait disparaĂźtre la Yougoslavie (1999) en tant qu'Ătat unifiĂ©. Au vu de ce bilan, il est difficile de soutenir que l'OTAN est une "alliance dĂ©fensive".
L'OTAN compte actuellement 31 Ătats membres, le dernier en date Ă©tant la Finlande, qui a adhĂ©rĂ© en avril. Le nombre de ses membres a plus que doublĂ© depuis que ses 12 membres fondateurs (tous les pays d'Europe et d'AmĂ©rique du Nord qui ont participĂ© Ă la guerre contre les puissances de l'Axe) ont signĂ© le traitĂ© fondateur de Washington, ou traitĂ© de l'Atlantique Nord, le 4 avril 1949.
Il est intéressant de noter que l'un de ces membres fondateurs, le Portugal, était à l'époque soumis à une dictature fasciste, connue sous le nom d'Estado Novo (de 1933 à 1974).
L'article 10 du traitĂ© stipule que les membres de l'OTAN peuvent, "par accord unanime", "inviter tout autre Ătat europĂ©en" Ă se joindre Ă l'alliance militaire. Sur la base de ce principe, l'OTAN a accueilli la GrĂšce et la Turquie (1952), l'Allemagne de l'Ouest (1955) et l'Espagne (1982), portant ainsi le nombre de ses membres Ă 16.
Doubler la mise
La dĂ©sintĂ©gration de l'URSS et des Ătats communistes d'Europe de l'Est - la prĂ©tendue menace qui avait justifiĂ© la crĂ©ation de l'OTAN - n'a pas mis fin Ă la raison dâĂȘtre de l'alliance.
Au contraire, le nombre croissant de membres de l'OTAN a redoublé son ambition de faire usage de sa puissance militaire, par le biais de l'article 5, pour soumettre tous ceux qui défient l'"Alliance atlantique".
L'"Alliance atlantique", une partie du nom de l'OTAN, faisait partie d'un rĂ©seau plus large de traitĂ©s militaires conclus par les Ătats-Unis contre l'URSS et, aprĂšs octobre 1949, contre la RĂ©publique populaire de Chine.
Ce réseau comprenait le pacte de Manille de septembre 1954, qui a créé l'Organisation du traité de l'Asie du Sud-Est (SEATO), et le pacte de Bagdad de février 1955, dont est issue l'Organisation du traité central (CENTO).
La Turquie et le Pakistan ont signé un accord militaire en avril 1954, qui les a réunis dans une alliance contre l'URSS, ancrant ce réseau du membre le plus méridional de l'OTAN (la Turquie) au plus occidental de l'OTASE (le Pakistan).
Les Ătats-Unis ont signĂ© un accord militaire avec chacun des membres du CENTO et de la SEATO, et se sont assurĂ©s d'avoir un siĂšge Ă la table de ces structures.
La prescience de Nehru
Lors de la ConfĂ©rence Asie-Afrique de Bandung, en IndonĂ©sie, en avril 1955, le Premier ministre indien, Jawaharlal Nehru, a vivement rĂ©agi Ă la crĂ©ation de ces alliances militaires, qui exportaient les tensions entre les Ătats-Unis et l'URSS dans toute l'Asie.
Le concept de l'OTAN, a-t-il dĂ©clarĂ©, "s'est Ă©tendu de deux maniĂšres" : premiĂšrement, l'OTAN "s'est Ă©loignĂ©e de l'Atlantique, et sâest Ă©tendue Ă d'autres ocĂ©ans et d'autres mers" et deuxiĂšmement, "l'OTAN est aujourd'hui l'un des plus puissants garants du colonialisme".
A titre d'exemple, Nehru a cité Goa, encore détenue par le Portugal fasciste, dont l'emprise avait été validée par les membres de l'OTAN - un acte, a déclaré Nehru, d'une "impertinence flagrante". Cette caractérisation de l'OTAN en terme de belligérant mondial et défenseur du colonialisme est toujours d'actualité, avec quelques variantes.
La SEATO a Ă©tĂ© dissoute en 1977, en partie Ă cause de la dĂ©faite des Ătats-Unis au ViĂȘt Nam, et la CENTO en 1979, prĂ©cisĂ©ment Ă cause de la rĂ©volution iranienne, cette annĂ©e-lĂ .
La stratĂ©gie militaire amĂ©ricaine a changĂ© de cap, passant du vecteur de ce type de pactes Ă la mise en place d'une prĂ©sence militaire directe avec crĂ©ation du Commandement central des Ătats-Unis en 1983, et la revitalisation du Commandement du Pacifique des Ătats-Unis la mĂȘme annĂ©e.
Les Ătats-Unis ont Ă©tendu la portĂ©e de leur puissance militaire mondiale, y compris leur capacitĂ© Ă frapper n'importe oĂč sur la planĂšte grĂące Ă leurs bases militaires et leurs flottes armĂ©es (qui n'Ă©taient plus limitĂ©es depuis l'expiration, en 1939, du deuxiĂšme traitĂ© naval de Londres, datant de 1930).
Bien que l'OTAN ait toujours nourri des ambitions mondiales, l'alliance s'est concrĂ©tisĂ©e grĂące au dĂ©ploiement des forces de l'armĂ©e amĂ©ricaine et Ă la mise en place de nouvelles structures destinĂ©es Ă placer les Ătats alliĂ©s dans son orbite (avec des programmes tels que le "Partenariat pour la paix", crĂ©Ă© en 1994, et des concepts tels que "partenaire mondial de l'OTAN" et "alliĂ© non membre de l'OTAN", comme l'illustrent le Japon et la CorĂ©e du Sud).
Dans son "concept stratégique" de 1991, l'OTAN a indiqué qu'elle "contribuerait à la stabilité et à la paix dans le monde en fournissant des forces aux missions des Nations unies", ce qui a été réalisé avec un recours à la force meurtrier en Yougoslavie (1999), en Afghanistan (2003) et en Libye (2011).
Au sommet de Riga (2006), l'OTAN était fiÚre d'opérer "de l'Afghanistan aux Balkans et de la Méditerranée au Darfour".
L'accent mis par Nehru sur le colonialisme peut sembler anachronique aujourd'hui, mais en fait, l'OTAN est devenue un instrument servant à émousser le désir de souveraineté et de dignité de la majorité mondiale, deux concepts anticoloniaux clés. Tout projet populaire exprimant ces deux concepts se retrouve en butte à un arsenal militaire de l'OTAN.
L'OTAN de l'aprĂšs-guerre froide
L'effondrement de l'URSS et du systĂšme d'Ătat communiste d'Europe de l'Est a transformĂ© la rĂ©alitĂ© de l'Europe.
L'OTAN a rapidement ignorĂ© les "garanties Ă toute Ă©preuve" offertes par le secrĂ©taire d'Ătat amĂ©ricain James Baker au ministre soviĂ©tique des affaires Ă©trangĂšres Edouard Chevardnadze Ă Moscou le 9 fĂ©vrier 1990, selon lesquelles les "forces de l'OTAN ne se dĂ©placeraient pas Ă l'est" de la frontiĂšre allemande.
Plusieurs Ătats limitrophes de la zone de l'OTAN ont beaucoup souffert dans la pĂ©riode qui a suivi la chute du mur de Berlin, avec des Ă©conomies en plein marasme, les privatisations ayant rĂ©duit Ă nĂ©ant la possibilitĂ© pour leurs populations de vivre dans la dignitĂ©.
De nombreux Ătats d'Europe de l'Est, dĂ©sireux d'entrer dans l'Union europĂ©enne qui leur promettait au moins l'accĂšs au marchĂ© commun, ont compris que l'entrĂ©e dans l'OTAN Ă©tait le prix de l'admission.
En 1999, la Hongrie, la Pologne et la TchĂ©coslovaquie ont rejoint l'OTAN, suivies en 2004 par les Ătats baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie), la Bulgarie, la Roumanie, la SlovĂ©nie et la Slovaquie. Avides d'investissements et de marchĂ©s, nombre de ces pays ont rejoint en 2004 l'Alliance atlantique de l'OTAN et l'UE.
L'OTAN a continué à s'étendre, absorbant l'Albanie et la Croatie en 2009, le Monténégro en 2017, et la Macédoine du Nord en 2020.
Cependant, la faillite de certaines banques amĂ©ricaines, la dĂ©saffection des Ătats-Unis en tant que marchĂ© de dernier recours, et le plongeon du monde atlantique dans une dĂ©pression Ă©conomique implacable aprĂšs 2007 ont changĂ© la donne.
Les Ătats atlantiques ont cessĂ© d'ĂȘtre fiables en tant qu'investisseurs ou que marchĂ©s. AprĂšs 2008, les investissements dans les infrastructures de l'UE ont chutĂ© de 75 % en raison de la rĂ©duction des dĂ©penses publiques, et la Banque europĂ©enne d'investissement a annoncĂ© que les investissements publics allaient connaĂźtre leur niveau le plus bas en 25 ans.
Le nouvel ennemi : la Chine
L'arrivée des investissements chinois et la possibilité de s'intégrer à l'économie chinoise ont commencé à réorienter de nombreuses économies, en particulier en Europe centrale et orientale, en les éloignant de l'Atlantique.
En 2012, le premier sommet entre la Chine et les pays d'Europe centrale et orientale (sommet Chine-CEE) s'est tenu à Varsovie, avec la participation de 16 pays de la région.
Le processus a finalement attiré 15 membres de l'OTAN, dont l'Albanie, la Bulgarie, la Croatie, l'Estonie, la GrÚce, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Macédoine du Nord, le Monténégro, la Pologne, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie et la Tchéquie en 2021.
En 2022, l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie se sont retirĂ©es de ce projet. En mars 2015, six Ătats membres de l'UE de l'Ă©poque - la France, l'Allemagne, l'Italie, le Luxembourg, la SuĂšde et le Royaume-Uni - ont rejoint la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures, basĂ©e Ă PĂ©kin.
Quatre ans plus tard, l'Italie est devenue le premier pays du G7 Ă adhĂ©rer Ă l'initiative "Belt and Road" (BRI). Deux tiers des Ătats membres de l'UE font dĂ©sormais partie de la BRI, et l'UE a conclu le Comprehensive Agreement on Investment in 2020 ["Accord global sur l'investissement en 2020"].
Ces initiatives en faveur de la Chine menaçaient d'affaiblir l'Alliance atlantique, les Ătats-Unis qualifiant la Chine de "concurrent stratĂ©gique" dans leur "StratĂ©gie de dĂ©fense nationale" de 2018 - une expression qui tĂ©moigne de leur nouvelle focalisation sur la soi-disant menace que reprĂ©sente la Chine.
Néanmoins, pas plus tard qu'en novembre 2019, le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, a déclaré
"[quâ]il n'y a aucun plan, aucune proposition, aucune intention de faire intervenir l'OTAN, par exemple, en mer de Chine mĂ©ridionale".
Cependant, en 2020, le ton a changé : à peine sept mois plus tard, Stoltenberg a déclaré,
"L'OTAN ne considĂšre pas la Chine comme un nouvel ennemi ou un adversaire. Ce que nous voyons, c'est que la montĂ©e en puissance de la Chine modifie fondamentalement l'Ă©quilibre du pouvoir au niveau mondial.â
La réaction de l'OTAN a consisté à travailler avec ses partenaires, dont l'Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud, "pour faire face aux conséquences sécuritaires de la montée en puissance de la Chine", a poursuivi M. Stoltenberg.
L'idĂ©e d'une OTAN globale et d'une OTAN asiatique est au cĆur de ces dĂ©libĂ©rations, M. Stoltenberg ayant dĂ©clarĂ© Ă Vilnius que l'idĂ©e d'un bureau de liaison au Japon Ă©tait "Ă l'Ă©tude".
Les retombées de l'Ukraine
La guerre en Ukraine a donnĂ© un nouveau souffle Ă l'Alliance atlantique, poussant plusieurs pays europĂ©ens hĂ©sitants - comme la SuĂšde - Ă rejoindre ses rangs. Cependant, mĂȘme parmi les populations vivant dans les pays de l'OTAN, certains groupes restent sceptiques quant aux objectifs de l'alliance, le sommet de Vilnius ayant Ă©tĂ© marquĂ© par des manifestations anti-OTAN.
Le communiquĂ© du sommet de Vilnius a soulignĂ© le cheminement de l'Ukraine vers l'OTAN et a renforcĂ© son universalisme auto dĂ©fini. Le communiquĂ© affirme, par exemple, que la Chine remet en question "nos intĂ©rĂȘts, notre sĂ©curitĂ© et nos valeurs", le terme "nos" reprĂ©sentant non seulement les pays de l'OTAN, mais aussi et surtout "l'ordre international global".
Lentement, l'OTAN se positionne comme substitut de l'ONU, suggĂ©rant que c'est elle - et non la communautĂ© internationale actuelle - l'arbitre et la gardienne des "intĂ©rĂȘts, de la sĂ©curitĂ© et des valeurs" du monde.
Ce point de vue est contestĂ© par la grande majoritĂ© des peuples du monde, dont 7 milliards ne rĂ©sident mĂȘme pas dans les pays membres de l'OTAN (dont la population totale est infĂ©rieure Ă un milliard d'habitants). Ces milliards de personnes se demandent ce qui pousse l'OTAN Ă vouloir Ă©vincer les Nations unies.
* Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est chargé de rédaction et correspondant en chef de Globetrotter. Il est éditeur de LeftWord Books et directeur de Tricontinental : Institute for Social Research. Il est senior non-resident fellow au Chongyang Institute for Financial Studies, Renmin University of China. Il a écrit plus de 20 livres, dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses derniers ouvrages sont Struggle Makes Us Human : Learning from Movements for Socialism et, avec Noam Chomsky, The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of U.S. Power.
Cet article est tiré de Tricontinental : Institute for Social Research.
Les opinions exprimées sont uniquement celles de l'auteur et peuvent ou non refléter celles de Consortium News.