đâđš Vijay Prashad: âQuand le peuple nâaura plus rien Ă manger, il mangera le riche.â
Un pays sur cinq est exclu des marchés mondiaux de la dette, contre un sur quinze en 2019, maintenant les nations les plus pauvres dans une crise de la dette & un état permanent de détresse sociale.
đâđš âQuand le peuple nâaura plus rien Ă manger, il mangera le riche.â
Par Vijay Prashad, le 19 janvier 2023
En d'autres termes, les nations les plus pauvres s'enfonceront davantage dans une crise de la dette et dans un état permanent de détresse sociale.
Chers amis,
Le 8 janvier, une foule nombreuse, habillĂ©e aux couleurs du drapeau brĂ©silien, est descendue dans la capitale du pays, BrasĂlia. Elle a envahi les bĂątiments fĂ©dĂ©raux, dont le CongrĂšs, la Cour suprĂȘme et le palais prĂ©sidentiel, et a vandalisĂ© des biens publics. L'attaque, menĂ©e par des partisans de l'ancien prĂ©sident Jair Bolsonaro, n'a pas Ă©tĂ© une surprise, puisque les Ă©meutiers planifiaient depuis plusieurs jours des "manifestations du week-end" sur les rĂ©seaux sociaux. Lorsque Luiz InĂĄcio Lula da Silva (connu sous le nom de Lula) a officiellement prĂȘtĂ© serment en tant que nouveau prĂ©sident du BrĂ©sil une semaine auparavant, le 1er janvier, il n'y a pas eu de telle mĂȘlĂ©e ; il semble que les vandales aient attendu que la ville retrouve son calme et que Lula soit en dĂ©placement. MalgrĂ© toutes ses fanfaronnades, l'attaque Ă©tait un acte d'une extrĂȘme lĂąchetĂ©.
Pendant ce temps, le vaincu Bolsonaro Ă©tait loin de BrasĂlia. Il a fui le BrĂ©sil avant l'inauguration - sans doute pour Ă©chapper aux poursuites judiciaires - et a trouvĂ© refuge Ă Orlando, en Floride (aux Ătats-Unis). MĂȘme si Bolsonaro n'Ă©tait pas Ă BrasĂlia, les Bolsonaristas, comme on appelle ses partisans, ont laissĂ© leur empreinte dans toute la ville. Avant mĂȘme que Bolsonaro ne perde les Ă©lections face Ă Lula en octobre dernier, Le Monde Diplomatique Brasil a suggĂ©rĂ© que le BrĂ©sil allait connaĂźtre "du bolsonarisme sans Bolsonaro". Cette prĂ©diction est Ă©tayĂ©e par le fait que le Parti libĂ©ral d'extrĂȘme droite, qui a servi de vecteur politique Ă Bolsonaro pendant sa prĂ©sidence, dĂ©tient le bloc le plus important Ă la Chambre des dĂ©putĂ©s et au SĂ©nat du pays, tandis que l'influence toxique de la droite persiste tant dans les organes Ă©lus que dans le climat politique brĂ©silien, notamment sur les rĂ©seaux sociaux.
Les deux hommes responsables de la sĂ©curitĂ© publique Ă BrasĂlia - Anderson Torres (le secrĂ©taire Ă la sĂ©curitĂ© publique du district fĂ©dĂ©ral) et Ibaneis Rocha (le gouverneur du district fĂ©dĂ©ral) - sont proches de Bolsonaro. Torres a Ă©tĂ© ministre de la justice et de la sĂ©curitĂ© publique dans le gouvernement de Bolsonaro, tandis que Rocha a officiellement soutenu Bolsonaro pendant l'Ă©lection. Alors que les Bolsonaristas prĂ©paraient leur assaut sur la capitale, les deux hommes semblaient avoir abdiquĂ© leurs responsabilitĂ©s : Torres Ă©tait en vacances Ă Orlando, tandis que Rocha a pris son aprĂšs-midi la veille de la tentative de coup d'Ătat. Pour cette complicitĂ© dans la violence, Torres a Ă©tĂ© dĂ©mis de ses fonctions et fait l'objet d'accusations, et Rocha a Ă©tĂ© suspendu. Le gouvernement fĂ©dĂ©ral a pris en charge la sĂ©curitĂ© et a arrĂȘtĂ© plus de mille de ces "nazis fanatiques", comme les a appelĂ©s Lula. Il y a de bonnes raisons de penser que ces "nazis fanatiques" ne mĂ©ritent pas l'amnistie.
Les slogans et les pancartes qui ont envahi Brasilia le 8 janvier portaient moins sur Bolsonaro que sur la haine des Ă©meutiers pour Lula et le potentiel de son gouvernement pro-populaire. Ce sentiment est partagĂ© par les secteurs des grandes entreprises - principalement l'agroalimentaire - furieux des rĂ©formes proposĂ©es par Lula. L'attaque est en partie une consĂ©quence de la frustration accumulĂ©e par les gens qui ont Ă©tĂ© amenĂ©s, par des campagnes de dĂ©sinformation intentionnelles et l'utilisation du systĂšme judiciaire pour Ă©vincer le parti de Lula, le Parti des travailleurs (PT), par le biais de la "guerre juridique", Ă croire que Lula est un criminel - mĂȘme si les tribunaux ont jugĂ© que c'Ă©tait faux. Il s'agissait Ă©galement d'un avertissement des Ă©lites brĂ©siliennes. La nature indisciplinĂ©e de l'attaque de BrasĂlia ressemble Ă l'attaque du 6 janvier 2021 contre le Capitole amĂ©ricain des partisans de l'ancien prĂ©sident amĂ©ricain Donald Trump. Dans les deux cas, les illusions de l'extrĂȘme droite, qu'il s'agisse des dangers du "socialisme" du prĂ©sident amĂ©ricain Joe Biden ou du "communisme" de Lula, symbolisent l'opposition hostile des Ă©lites au moindre recul de l'austĂ©ritĂ© nĂ©olibĂ©rale.
Les attaques contre des bureaux gouvernementaux aux Ătats-Unis (2021) et au BrĂ©sil (2023), ainsi que le rĂ©cent coup d'Ătat au PĂ©rou (2022), ne sont pas des Ă©vĂ©nements alĂ©atoires. Au Tricontinental : Institute for Social Research, nous nous sommes engagĂ©s dans cette Ă©tude depuis notre fondation il y a cinq ans. Dans notre premiĂšre publication, In the Ruins of the Present (mars 2018), nous avons proposĂ© une analyse prĂ©liminaire de ce schĂ©ma, que je dĂ©velopperai ci-dessous.
AprĂšs l'effondrement de l'Union soviĂ©tique en 1991 et le dĂ©pĂ©rissement du projet tiers-mondiste en raison de la crise de la dette, c'est le programme de mondialisation nĂ©olibĂ©rale pilotĂ© par les Ătats-Unis qui a prĂ©valu. Ce programme s'est caractĂ©risĂ© par le retrait de l'Ătat de la rĂ©gulation du capital, et par l'Ă©rosion des politiques de protection sociale. Le cadre nĂ©olibĂ©ral a eu deux consĂ©quences majeures : premiĂšrement, une augmentation rapide de l'inĂ©galitĂ© sociale, avec la croissance des milliardaires Ă un pĂŽle et la croissance de la pauvretĂ© Ă l'autre, ainsi qu'une exacerbation de l'inĂ©galitĂ© selon les lignes Nord-Sud ; et deuxiĂšmement, la consolidation d'une force politique "centriste" qui prĂ©tendait que l'histoire, et donc la politique, Ă©tait terminĂ©e, ne laissant subsister que l'administration (qui, au BrĂ©sil, est bien nommĂ©e centrĂŁo, ou "centre"). La plupart des pays du monde ont Ă©tĂ© victimes Ă la fois du programme d'austĂ©ritĂ© nĂ©olibĂ©ral et de cette idĂ©ologie de "fin de politique", devenue de plus en plus anti-dĂ©mocratique, plaidant pour que les technocrates soient aux commandes. Cependant, ces politiques d'austĂ©ritĂ©, qui touchent de prĂšs l'humanitĂ©, ont crĂ©Ă© leur propre nouvelle politique dans les rues, une tendance qui a Ă©tĂ© annoncĂ©e par les Ă©meutes du FMI et les Ă©meutes du pain des annĂ©es 1980 et qui s'est ensuite fondue dans les manifestations "antimondialisation". Le programme de mondialisation imposĂ© par les Ătats-Unis a engendrĂ© de nouvelles contradictions qui dĂ©mentent l'argument selon lequel la politique a pris fin.
La grande rĂ©cession qui s'est installĂ©e avec la crise financiĂšre mondiale de 2007-2008 a de plus en plus invalidĂ© les rĂ©fĂ©rences politiques des "centristes" qui avaient gĂ©rĂ© le rĂ©gime d'austĂ©ritĂ©. Le Rapport sur les inĂ©galitĂ©s dans le monde 2022 est une mise en accusation de l'hĂ©ritage du nĂ©olibĂ©ralisme. Aujourd'hui, l'inĂ©galitĂ© des richesses est aussi grave que dans les premiĂšres annĂ©es du XXe siĂšcle : en moyenne, la moitiĂ© la plus pauvre de la population mondiale ne possĂšde que 4 100 dollars par adulte (en paritĂ© de pouvoir d'achat), tandis que les 10 % les plus riches possĂšdent 771 300 dollars, soit environ 190 fois plus de richesses. Les inĂ©galitĂ©s de revenus sont tout aussi criantes : les 10 % les plus riches absorbent 52 % du revenu mondial, tandis que les 50 % les plus pauvres ne disposent que de 8,5 % du revenu mondial. La situation s'aggrave si l'on considĂšre les ultra-riches. Entre 1995 et 2021, la richesse des 1 % les plus riches a connu une croissance astronomique, s'emparant de 38 % de la richesse mondiale, tandis que les 50 % les plus pauvres n'en ont "capturĂ© qu'un effrayant 2 %", Ă©crivent les auteurs du rapport. Au cours de la mĂȘme pĂ©riode, la part de la richesse mondiale dĂ©tenue par les 0,1 % les plus riches est passĂ©e de 7 % Ă 11 %. Cette richesse obscĂšne - en grande partie non imposĂ©e - confĂšre Ă cette minuscule fraction de la population mondiale un pouvoir disproportionnĂ© sur la vie politique et l'information, et rĂ©duit de plus en plus la capacitĂ© de survie des pauvres.
Le rapport Global Economic Prospects de la Banque mondiale (janvier 2023) prévoit qu'à la fin de 2024, le produit intérieur brut (PIB) de 92 des pays les plus pauvres du monde sera inférieur de 6 % au niveau prévu à la veille de la pandémie. Entre 2020 et 2024, ces pays devraient subir une perte cumulée de PIB égale à environ 30% de leur PIB de 2019. à mesure que les banques centrales des pays les plus riches resserrent leurs politiques monétaires, les capitaux destinés aux investissements dans les pays les plus pauvres se tarissent et le coût des dettes déjà contractées augmente. Selon la Banque mondiale, la dette totale de ces pays pauvres "n'a jamais été aussi élevée depuis 50 ans". Environ un pays sur cinq est "effectivement exclu des marchés mondiaux de la dette", contre un sur quinze en 2019. Tous ces pays, à l'exception de la Chine, ont subi une contraction particuliÚrement forte de leurs investissements, de plus de 8 %, pendant la pandémie, soit une baisse plus importante qu'en 2009, au plus fort de la Grande Récession. Le rapport estime qu'en 2024, l'investissement global dans ces pays sera inférieur de 8 % à ce qui avait été prévu en 2020. Face à cette réalité, la Banque mondiale émet le pronostic suivant : "L'atonie des investissements affaiblit le taux de croissance de la production potentielle, ce qui réduit la capacité des économies à augmenter les revenus médians, à promouvoir une prospérité partagée et à rembourser les dettes". En d'autres termes, les nations les plus pauvres s'enfonceront davantage dans une crise de la dette et dans un état permanent de détresse sociale.
La Banque mondiale a tirĂ© la sonnette d'alarme, mais les forces du "centrisme" - redevables Ă la classe milliardaire et Ă la politique d'austĂ©ritĂ© - refusent tout simplement de s'Ă©carter de la catastrophe nĂ©olibĂ©rale. Si un dirigeant de centre-gauche ou de gauche tente d'arracher son pays aux inĂ©galitĂ©s sociales persistantes et Ă la rĂ©partition polarisĂ©e des richesses, il s'expose Ă la colĂšre non seulement des "centristes", mais aussi des riches dĂ©tenteurs d'obligations du Nord, du Fonds monĂ©taire international et des Ătats occidentaux. Lorsque Pedro Castillo a remportĂ© la prĂ©sidence du PĂ©rou en juillet 2021, il n'a mĂȘme pas Ă©tĂ© autorisĂ© Ă poursuivre une forme scandinave de social-dĂ©mocratie ; les machinations du coup d'Ătat contre lui ont dĂ©butĂ© bien avant son investiture. Les politiques civilisĂ©es qui mettraient fin Ă la faim et Ă l'analphabĂ©tisme ne sont tout simplement pas autorisĂ©es par la classe milliardaire, qui dĂ©pense des sommes considĂ©rables dans les groupes de rĂ©flexion et les mĂ©dias pour saper tout projet dĂ©cent, et financer les forces dangereuses de l'extrĂȘme droite, qui rejettent la responsabilitĂ© du chaos social sur les pauvres et les marginaux plutĂŽt que sur les ultra-riches non imposables et le systĂšme capitaliste.
L'insurrection hallucinante de Brasilia a Ă©tĂ© gĂ©nĂ©rĂ©e par la mĂȘme dynamique que celle qui a produit le coup d'Ătat au PĂ©rou : un processus dans lequel les forces politiques "centristes" sont financĂ©es et portĂ©es au pouvoir dans le Sud pour s'assurer que leurs propres citoyens restent en bas de l'Ă©chelle, tandis que les riches dĂ©tenteurs d'obligations non imposables du Nord conservent le haut du pavĂ©.
Sur les barricades de Paris, le 14 octobre 1793, Pierre Gaspard Chaumette, le prĂ©sident de la Commune de Paris qui lui-mĂȘme passa Ă la guillotine, oĂč il en avait expĂ©diĂ© beaucoup d'autres, citait ces belles paroles de Jean-Jacques Rousseau :
âQuand le peuple nâaura plus rien Ă manger, il mangera le riche.â
Avec les salutations du bureau de Tricontinental/Institut de recherche sociale.
Bien Ă vous,
Vijay
https://thetricontinental.org/newsletterissue/brasilia-right-wing-attack/