đâđš Vijay Prashad: Que les AmĂ©ricains qui nous ont fait du mal rĂ©parent leurs torts
"Je suis passĂ© devant chez Tony Blair, valeur: 8 millions de livre. Ă une heure de Belmarsh, oĂč "vit" Julian Assange. Le criminel de guerre rĂ©compensĂ©, & le diseur de vĂ©ritĂ© puni, peut-ĂȘtre Ă mort.
đâđš Que les AmĂ©ricains qui nous ont fait du mal rĂ©parent leurs torts.
đ° Par Vijay Prashad, Cinquante et uniĂšme lettre d'information (2021), le 23 dĂ©cembre 2021
Chers amis,
Je vous salue du bureau de Tricontinental, Institute for Social Research.
Le 12 juillet 2007, deux hĂ©licoptĂšres amĂ©ricains AH-64 Apache ont fait feu avec des canons de 30 millimĂštres sur un groupe de civils irakiens Ă New Bagdad. Ces tireurs de l'armĂ©e amĂ©ricaine ont tuĂ© au moins une douzaine de personnes, dont le photographe de Reuters Namir Noor-Eldeen et son chauffeur Saeed Chmagh. Reuters a immĂ©diatement demandĂ© aux Ătats-Unis de mener une enquĂȘte sur ce meurtre. Au lieu de cela, le gouvernement amĂ©ricain lui a servi la version officielle selon laquelle des soldats de la compagnie Bravo, 2-16e d'infanterie, avaient Ă©tĂ© attaquĂ©s par des tirs d'armes lĂ©gĂšres dans le cadre de leur opĂ©ration Ilaaj dans le quartier d'al-Amin al-Thaniyah. Les soldats ont fait appel Ă des frappes aĂ©riennes, qui sont arrivĂ©es et ont nettoyĂ© les rues des insurgĂ©s. Reuters ayant appris que les hĂ©licoptĂšres avaient filmĂ© l'attaque, le mĂ©dia a demandĂ© la vidĂ©o Ă l'armĂ©e amĂ©ricaine. Les Ătats-Unis ont refusĂ©, affirmant que cette vidĂ©o n'existait pas.
Deux ans plus tard, le journaliste du Washington Post David Finkel a publiĂ© The Good Soldiers, un livre basĂ© sur le temps qu'il a passĂ© au sein du bataillon 2-16. Finkel Ă©tait avec les soldats dans le quartier d'al-Amin al-Thaniyah lorsqu'ils ont entendu les hĂ©licoptĂšres Apache en action. Il a dĂ©fendu l'armĂ©e amĂ©ricaine, Ă©crivant que "l'Ă©quipage de l'Apache avait suivi les rĂšgles d'engagement" et que "tout le monde avait agi de maniĂšre appropriĂ©e". Les soldats, Ă©crit Finkel, Ă©taient "de bons soldats, et l'heure du dĂźner avait sonnĂ©". Dans son rĂ©cit, Finkel a clairement indiquĂ© qu'il avait regardĂ© une vidĂ©o de l'incident, mĂȘme si le gouvernement amĂ©ricain a niĂ© son existence Ă Reuters et aux organisations de dĂ©fense des droits de l'homme.
Le 5 janvier 2010, Chelsea Manning, un soldat amĂ©ricain en Irak, a tĂ©lĂ©chargĂ© une sĂ©rie de documents et de vidĂ©os relatifs Ă la guerre sur des disques compacts et les a ramenĂ©s avec elle aux Ătats-Unis. Le 21 fĂ©vrier 2010, Manning a transmis les documents relatifs Ă l'Irak Ă l'organisation WikiLeaks, créée en 2006 par un groupe de personnes engagĂ©es dirigĂ© par un ressortissant australien du nom de Julian Assange. WikiLeaks et Assange ont examinĂ© les sĂ©quences et publiĂ© l'intĂ©gralitĂ© de la vidĂ©o des hĂ©licoptĂšres Apache sur leur site web sous le titre "Collateral Murder" le 5 avril 2010.
WikiLeaks, Meurtre collatéral, 2007.
La vidĂ©o est terrifiante. Elle montre l'Ă©pouvantable inhumanitĂ© des pilotes. Les personnes au sol ne tiraient sur personne, mais les pilotes tirent sans discernement. L'un d'eux dit: "Regardez ces bĂątards qui crĂšvent"; un autre dit: "C'est bon", aprĂšs avoir tirĂ© sur les civils. Saleh Mutashar Tuman, un chauffeur de camionnette, arrive sur les lieux, s'arrĂȘte et sort pour aider les blessĂ©s, dont Saeed Chmagh. Les pilotes demandent l'autorisation de tirer sur la camionnette; ils l'obtiennent rapidement et commencent Ă ouvrir le feu. Quelques minutes plus tard, le spĂ©cialiste de l'armĂ©e Ethan McCord - qui fait partie du bataillon 2-16 dans lequel Finkel Ă©tait incorporĂ© - observe la scĂšne depuis le sol. En 2010, McCord a racontĂ© Ă Kim Zetter, de Wired, ce dont il avait Ă©tĂ© tĂ©moin:
"Je n'avais jamais vu quelqu'un se faire tirer dessus par une balle de 30 millimĂštres. Cela ne semblait pas rĂ©el, dans le sens oĂč cela ne ressemblait pas Ă des ĂȘtres humains. Ils Ă©taient dĂ©chiquetĂ©s".
Dans la camionnette, McCord et les autres soldats ont trouvé Sajad Mutashar (10 ans) et Doaha Mutashar (5 ans) griÚvement blessés; leur pÚre, Saleh, était mort sur le sol. Dans la vidéo, le pilote a vu qu'il y avait des enfants dans la camionnette; "Eh bien", a-t-il dit sans ménagement, "c'est leur faute s'ils ont amené des enfants dans un conflit". Lorsque WikiLeaks a publié la vidéo, Sajad Mutashar, alors ùgé de douze ans, a déclaré :
"Je veux que les Américains qui nous ont fait du mal nous rendent nos droits".
Sa mÚre, Ahlam Abdelhussein Tuman, a déclaré:
"Je voudrais que le peuple américain et le monde entier comprennent ce qui s'est passé ici en Irak. Nous avons perdu notre pays et nos vies ont été détruites".
Ils ont été accueillis par le silence. Sajad, qui s'est partiellement remis de ses blessures, a été tué par une voiture piégée à Bagdad en mars 2021.
Robert Gibbs, attaché de presse de l'ancien président américain Barack Obama, a déclaré en avril 2010 que les événements décrits dans la vidéo étaient "terriblement tragiques". Mais la vérité a été révélée. Cette vidéo a montré au monde le caractÚre réel de la guerre américaine contre l'Irak, que le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, a qualifiée d'illégale. Ni le président américain George W. Bush ni le Premier ministre britannique Tony Blair n'ont eu à répondre de l'accusation d'illégalité de leur guerre contre l'Irak, bien que le journaliste irakien Muntadhar al-Zaidi ait jeté une chaussure à Bush à Bagdad en 2008 en disant:
"VoilĂ le baiser d'adieu du peuple irakien, sale chien",
et que le rĂ©alisateur David Lawley-Wakelin ait interrompu le tĂ©moignage de Blair lors de l'enquĂȘte Leveson en 2012 pour le traiter de criminel de guerre.
Lorsque WikiLeaks et Assange ont publiĂ© cette vidĂ©o, ils ont mis le gouvernement des Ătats-Unis dans l'embarras. Toutes ses prĂ©tentions de guerre humanitaire ont perdu toute crĂ©dibilitĂ©. C'est Ă partir de ce moment que le gouvernement amĂ©ricain - que ce soit sous la houlette d'Obama, de Trump ou de Biden - a cherchĂ© Ă punir Assange. Assange devait ĂȘtre amenĂ© aux Ătats-Unis et jetĂ© en prison. Personne n'allait ĂȘtre autorisĂ© Ă s'en tirer en rĂ©vĂ©lant la vĂ©ritĂ© du bellicisme amĂ©ricain.
En 2019, le gouvernement de l'Ăquateur a Ă©jectĂ© Assange de son refuge dans son ambassade de Londres et l'a remis aux autoritĂ©s britanniques. Quelques jours plus tard, le gouvernement britannique a expliquĂ© pourquoi le fondateur de WikiLeaks Ă©tait dĂ©tenu Ă la prison de Belmarsh:
Nous pouvons confirmer que Julian Assange a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© dans le cadre d'une demande d'extradition provisoire des Ătats-Unis d'AmĂ©rique. Il est accusĂ© aux Ătats-Unis d'AmĂ©rique de dĂ©lits informatiques".
Le ministÚre américain de la Justice a déclaré qu'Assange était recherché pour une "conspiration ayant trait au piratage informatique". Or, Assange n'a piraté aucun ordinateur. Les documents ont été recueillis par Chelsea Manning, qui les a transmis à WikiLeaks, qui les a publiés avec toute une série de médias. Assange est un journaliste et un éditeur, pas un pirate informatique. C'est le journalisme qui est puni.
C'est pourquoi huit organes de presse du monde entier se sont unis pour publier une dĂ©claration sur la rĂ©cente dĂ©cision de la justice britannique selon laquelle Assange peut ĂȘtre extradĂ© vers les Ătats-Unis. Cette dĂ©claration figure ci-dessous:
Le 10 dĂ©cembre, JournĂ©e des droits de l'homme, un tribunal britannique a rendu un verdict qui ouvre la voie Ă l'extradition du journaliste et Ă©diteur Julian Assange vers les Ătats-Unis. Si l'extradition a lieu, Assange fera l'objet de poursuites pĂ©nales aux Ătats-Unis, notamment en vertu de la tristement cĂ©lĂšbre loi sur l'espionnage, et s'il est condamnĂ©, il pourrait passer le reste de sa vie en prison.
Julian Assange et son organisation WikiLeaks ont publiĂ© des informations vitales provenant de lanceurs d'alerte tels que Chelsea Manning, qui relatent les crimes de guerre et les atrocitĂ©s commises par les Ătats-Unis en Irak et en Afghanistan. Il s'agit notamment de "Meurtre collatĂ©ral", la terrible vidĂ©o montrant des militaires amĂ©ricains tuant des civils irakiens, dont deux journalistes. Les rĂ©vĂ©lations de WikiLeaks ont Ă©galement mis en lumiĂšre la corruption et les violations des droits de l'homme commises par des gouvernements du monde entier, et ces rapports ont Ă©tĂ© repris et citĂ©s par des organisations mĂ©diatiques du monde entier.
C'est pour ce crime journalistique que Julian Assange est persĂ©cutĂ© depuis plus de dix ans. Il est le premier Ă©diteur Ă ĂȘtre inculpĂ© en vertu de la loi sur l'espionnage. Le gouvernement amĂ©ricain et ses alliĂ©s Ă travers le monde ont refusĂ© d'accepter le fait qu'Assange est un journaliste. La persĂ©cution de Julian Assange constitue donc une attaque fondamentale contre le journalisme, la libertĂ© de la presse et la libertĂ© d'expression.
Nous, les organisations de mĂ©dias soussignĂ©es, rejetons et dĂ©nonçons cette attaque contre Julian Assange et le journalisme. La libertĂ© de la presse restera un vain mot tant que Julian Assange et WikiLeaks continueront d'ĂȘtre traquĂ©s.
En 2004, l'artiste irakienne Nuha al-Radi est morte d'une leucĂ©mie causĂ©e par l'uranium appauvri que les Ătats-Unis ont utilisĂ© en Irak. Son livre captivant, Baghdad Diaries: A Womanâs Chronicle of War and Exile (2003) [, elle nous raconte les souffrances endurĂ©es par tous les ĂȘtres vivants dans sa ville natale de Bagdad pendant le bombardement de l'Irak par les Ătats-Unis en 1991:
"Ce sont aux oiseaux quâon a vu que le pire Ă©tait lĂ . Ils ont des Ăąmes sensibles qui ne peuvent supporter tous ces bruits et vibrations hideux. Tous les oiseaux d'amour en cage sont morts du choc des explosions, tandis que les oiseaux sauvages volent Ă l'envers et font des sauts pĂ©rilleux. Des centaines, voire des milliers, sont morts dans le verger. Les survivants solitaires volent de façon erratique".
Le 28 janvier 2007, quelques mois avant d'ĂȘtre tuĂ© par un hĂ©licoptĂšre Apache de l'armĂ©e amĂ©ricaine, Namir Noor-Eldeen s'est rendu dans un lycĂ©e du quartier d'Adil Ă Bagdad, oĂč une attaque au mortier avait tuĂ© cinq Ă©lĂšves de sexe fĂ©minin. Noor-Eldeen a pris la photo d'un jeune garçon passant devant une mare de sang, un ballon de football sous le bras. Ă cĂŽtĂ© du sang rouge vif se trouvent quelques manuels scolaires abĂźmĂ©s. C'est l'Ćil humaniste de Noor-Eldeen qui a pris cette puissante photo de ce qui Ă©tait devenu normal en Irak. VoilĂ ce que la guerre illĂ©gale des Ătats-Unis a fait Ă son pays.
Assange, qui a publiĂ© l'histoire de la mort de Noor-Eldeen, est toujours dans sa cellule, attendant d'ĂȘtre extradĂ©. AprĂšs le verdict de l'instance supĂ©rieure, le journaliste John Pilger a dĂ©clarĂ©:
"RĂ©cemment, je suis passĂ© devant la demeure de Tony Blair, d'une valeur de 8 millions de livres sterling, sur Connaught Square Ă Londres. C'est Ă une heure de route de la morne prison de Belmarsh, oĂč Julian Assange "vit" dans une petite cellule. C'est la Grande-Bretagne de NoĂ«l 2021: le criminel de guerre rĂ©compensĂ©, le diseur de vĂ©ritĂ© puni, peut ĂȘtre Ă mort".
Cordialement,
Vijay
https://thetricontinental.org/newsletterissue/wikileaks-extradition/