đâđš Voyageuses du temps, bercĂ©es par les ombres d'une vie rĂ©volue
Dans ces tentes devenues le foyer de tant d'entre nous, le temps se fige & la réalité s'adoucit. J'y ai trouvé un sanctuaire, non pas de silence ou de solitude, mais de bavardages avec ma grand-mÚre.
đâđš Voyageuses du temps, bercĂ©es par les ombres d'une vie rĂ©volue
Par Eman Eid pour The Electronic Intifada, le 14 février 2025
Les nuits interminables à Gaza étaient trop souvent rythmées par la symphonie inquiétante de la guerre : bourdonnement des drones dans le ciel, explosions qui secouent la terre, et l'angoisse constante.
Avant les attaques israéliennes d'octobre 2023, je vivais dans un appartement avec ma famille à Tel al-Hawa, dans le nord de Gaza. Nous avons fui pour sauver nos vies et sommes allés chez mon oncle dans le camp d'al-Nuseirat, au centre de Gaza, puis à Rafah, au sud.
Lorsque l'invasion israélienne a semblé imminente, en mai dernier, ma grand-mÚre, d'autres membres de notre famille et moi avons monté des tentes à Deir al-Balah, au centre de Gaza.
Dans ces petites tentes en lambeaux qui sont devenues le foyer de tant d'entre nous, le temps se fige et la réalité s'adoucit. J'y ai trouvé un sanctuaire inattendu, non pas fait de silence ou de solitude, mais de bavardages avec ma grand-mÚre. Le chaos extérieur ne pouvait pas nous atteindre.
Ma grand-mÚre s'asseyait en tailleur sur une natte usée, le dos bien droit malgré son ùge et ses lourdes charges. Ses mains pétrissaient la pùte avec dextérité sur un vieux plateau en plastique. La farine se déposait sur ses doigts et flottait dans l'air, lui conférant un air d'antan.
Peut-ĂȘtre que c'est le cas.
Elle m'a guidée, moi qui n'ai que 22 ans, dans la préparation de la pùte, la façonnant habilement au fur et à mesure qu'elle me la tendait.
âC'est ton tour, habibiâ, disait-elle. Je la prenais, mettant toute ma dĂ©termination et mon Ă©nergie Ă prouver que je pouvais m'acquitter de la tĂąche. J'avais mal au dos Ă force de me pencher et je marmonnais : âJe ne sais vraiment pas qui se sent le plus vieux iciâ.
Partager des secrets
Un soir, ma grand-mÚre m'a souri d'un air malicieux. Puis, elle s'est penchée vers moi et a baissé la voix comme si elle allait me révéler un grand secret. Elle m'a parlé du gars de la tente d'à cÎté, Mohammed, qui a été accusé de vol. Mais l'affaire s'est avérée bien plus drÎle que cela.
Il s'est mariĂ© pour la troisiĂšme fois, a dit ma grand-mĂšre. Et la façon dont elle l'avait appris Ă©tait Ă©tonnante. âJ'ai regardĂ© son mariage sur TikTok. Il partage tout lĂ -dessus, mĂȘme en temps de guerre. Il n'arrĂȘte jamaisâ.
Elle a ri, d'un rire si franc et chaleureux qu'il refoule le froid qui s'infiltre à travers les toiles de la tente. Le temps d'un instant, le monde extérieur s'évanouit, et nous ne sommes que tous les deux à partager une blague d'une absurdité totale face à l'apocalypse.
C'est notre thérapie.
à Gaza, beaucoup disent avoir besoin de soutien psychologique aprÚs tout ce qu'ils ont vécu, mais rares sont ceux qui bénéficient d'une aide professionnelle.
Heureusement, ma grand-mÚre et moi partageons ces séances, notre échappatoire dans les histoires, les souvenirs et l'humour. Elles sont le lien qui nous unit, qui nous permet de garder la raison alors que tout s'effondre autour de nous.
Nos bavardages ne sont cependant pas toujours anodins.
Ces histoires qui nous lient
Il est des moments oĂč ses rĂ©cits me replongent dans le passĂ©, dans ses expĂ©riences de la guerre et de la perte.
âQuand j'avais ton Ăągeâ, dit-elle âle soir, nous avions l'habitude de nous cacher pendant les bombardements. Pas de tĂ©lĂ©phone, pas d'informations. Juste attendreâ.
Je ne savais pas quoi dire.
âNous avons des tĂ©lĂ©phones maintenantâ, rĂ©pondis-je, âmais ils ne font que nous montrer mort et destruction. Parfois, je me dis que ton silence Ă©tait plus sageâ.
Ma grand-mÚre a posé sa main douce mais ferme sur la mienne.
âMais toi, habibi, tu as des pĂątes. Des pĂątes rapides et facilesâ, dit-elle.
Ma grand-mÚre a d'abord refusé d'essayer les nouilles instantanées, l'un des rares aliments encore autorisés pendant les 15 mois d'assaut génocidaire d'Israël contre Gaza. Elle pensait que seules les femmes paresseuses préparent ce genre de plat. Mais aprÚs y avoir goûté, elle est devenue accro, surtout accompagnées d'un cappuccino.
Ironiquement, Israël laisse entrer des produits comme les pùtes, les noix et le cappuccino, tout en interdisant les légumes, les fruits et apparemment tous les autres aliments sains. J'aime les pùtes. Mais ce n'est pas le type de nourriture dont les gens qui meurent de faim ont besoin.
Morale de l'histoire
Quand ma grand-mĂšre me racontait des histoires sur sa jeunesse - marchant des kilomĂštres pour aller chercher de l'eau, se disputant avec ses frĂšres et sĆurs pour la derniĂšre part de za'atar ou survivant Ă la Nakba - je me sentais transportĂ©e dans un monde familier. Ces jours-ci, je me dis souvent que nous flottons quelque part entre son passĂ©, et mon prĂ©sent.
Ma grand-mĂšre m'a appris des choses dont je n'aurais jamais pensĂ© avoir besoin. Comme laver les vĂȘtements Ă la main : âFrotte plus fortâ, m'a-t-elle dit un jour, guidant mes mains dans l'eau savonneuse.
Elle m'a appris à transformer une poignée de farine en une quantité de pùte suffisante pour toute une famille.
En retour, je lui ai appris Ă utiliser les rĂ©seaux sociaux : comment scroller sur Facebook et mĂȘme comment prendre des selfies, bien qu'elle se cache toujours entre ses mains en disant : âPersonne nâa envie de voir ce vieux visageâ.
J'ai essayĂ© de ne pas rire lorsqu'elle a insistĂ© pour publier des messages Ă©nigmatiques sur Facebook, comme : âLe pain, c'est la vie. Si tu le sais, tu le saisâ.
L'Ă©poque oĂč elle m'a montrĂ© l'art de faire du maftoul, une pĂąte Ă base de farine, Ă©tait plus calme. Avec un soin mĂ©ticuleux, elle mĂ©lange de minuscules grains Ă de l'huile. Elle appelle cela une astuce, mais cela ressemble Ă de la magie, la façon dont elle peut transformer si peu en quelque chose qui nous nourrit, murmurant sa recette secrĂšte au rythme de ses mains ridĂ©es.
Ma premiĂšre expĂ©rience avec une charrette Ă Ăąne a Ă©tĂ© dĂ©sastreuse. L'Ăąne avançait si lentement que j'ai fini par demander au conducteur de s'arrĂȘter, dĂ©cidant de marcher Ă la place. Je me suis surprise Ă faire la course avec l'Ăąne, me demandant qui arriverait le premier Ă destination.
Avec le temps, j'ai commencĂ© Ă mây connaĂźtre en Ăąnes. J'ai appris Ă voir quel Ăąne allait ĂȘtre le plus rapide en fonction de la taille et de l'angle de ses oreilles. Et, les jours de chance, je pouvais aussi croiser une charrette tirĂ©e par un cheval, ce qui constituait une vĂ©ritable expĂ©rience VIP.
Des souvenirs impérissables
Lorsque j'ai racontĂ© Ă ma grand-mĂšre mes expĂ©riences avec les Ăąnes, elle a esquissĂ© un sourire qui en disait long. âLa charretteâ, a-t-elle dit, la voix empreinte de nostalgie, âfait partie de nos vies, de nos souvenirsâ.
Ma grand-mĂšre avait manifestement parcouru ce chemin bien avant moi. C'Ă©tait comme si mon histoire lui renvoyait l'image d'une version plus jeune d'elle-mĂȘme. Cela m'a fait rĂ©aliser Ă quel point ces courts instants, aussi dĂ©risoires puissent-ils paraĂźtre, sont porteurs d'une mĂ©moire qui nous relie d'une maniĂšre que nous ne rĂ©alisons pas toujours sur le moment.
Je sais aujourd'hui tout ce que les quinze derniers mois nous ont pris et donnĂ©. Ils nous ont volĂ© notre maison, notre tranquillitĂ© d'esprit et tant de rĂȘves. Mais ils m'ont aussi permis de partager ces moments avec ma grand-mĂšre, ces Ă©clairs de vie que je n'aurais peut-ĂȘtre jamais connus autrement.
Notre tente est à la fois notre refuge et une réalité. AprÚs avoir perdu notre maison, elle était notre seul abri. Elle était trop petite, il y avait des fuites par temps de pluie et le vent s'engouffrait par les coutures. Mais c'est là que nous avons établi une étrange routine.
Dehors, le monde commence Ă se reconstruire. Ma grand-mĂšre est rentrĂ©e chez elle Ă Rafah, oĂč sa maison a Ă©tĂ© partiellement dĂ©truite. Elle y vit avec ses deux filles et son fils. Ma famille et moi restons dans notre tente. Mais je me souviendrai toujours de la façon dont ma grand-mĂšre et moi avons créé des liens plus forts que la peur, ainsi qu'un refuge et un espoir de survie.
Dans cette tente, bercées par les ombres d'une vie révolue, nous n'étions pas seulement grand-mÚre et petite-fille, mais des voyageuses du temps, des conteuses et des survivantes. Et pour un instant, cela nous a suffi.
* Eman Eid est traductrice et écrivaine à Gaza.
https://electronicintifada.net/content/gossiping-my-teta-tent-shadows/50399
Superbe...