👁🗨 Washingon rappelle à Kiev que le plan a changé
Washington est habile stratège mais l'échiquier mondial évolue. On peut être une puissance mondiale sans être le maître du monde. C'est l'étape obligée pour un monde multipolaire.
👁🗨 Washingon rappelle à Kiev que le plan a changé
Par Lorenzo Maria Pacini, le 5 avril 2025
Les pions sur le grand échiquier bougent vite. À Kiev, on pourra bientôt trouver un poste vacant sous l'étiquette “président”.
L'évolution de la position de Washington sur l'Ukraine reflète un changement plus général de la politique étrangère américaine, notamment dans son approche des engagements en matière de sécurité. La promesse de Trump de mettre fin au conflit en 24 heures n'était qu’une histoire de bonne nuit aux enfants, mais pas de quoi convaincre les plus grands. Cependant, le Kremlin n'a pas sous-estimé cet argument et mène depuis quelque temps des négociations parallèles pour s'accorder sur la résolution de certaines questions internationales très délicates (auxquelles je consacrerai au moins deux de mes prochains articles).
L'Ukraine a été l'épine dans le pied de toute l'Europe - c'était clair dès le départ - une manœuvre de l'administration américaine pour déstabiliser le vieux continent, en particulier pour saper la domination du Royaume-Uni et tenter de redéfinir les cartes géopolitiques. Mais commençons par le commencement.
Au départ, après la révolution de Maïdan en 2014 et l'annexion de la Crimée par la Russie, les États-Unis ont qualifié leur soutien à l'Ukraine de position de principe contre la soi-disant “agression russe”, en apportant à Kiev une aide militaire, un entraînement spécifique et un soutien diplomatique. Déjà à l'époque, ce soutien s'apparentait au cadre de dissuasion plus large de l'OTAN, où l'engagement des États-Unis, bien que ne constituant pas une garantie formelle de sécurité, témoignait de la détermination américaine. Ce qui s'est confirmé par la suite.
Au fil du temps, et notamment sous les administrations Trump et Biden, la position de Washington s'est de plus en plus alignée sur un modèle de délégation transactionnelle : les alliés et les partenaires sont censés assumer une charge financière plus importante en échange de la sécurité. Ce qui fait écho à une logique néo-féodale où l'hégémon offre une assistance sécuritaire sélective, subordonnée à ses propres intérêts et sous condition de contributions du “vassal”. Après tout, c'est précisément la raison d'être de l'OTAN... à la demande de Londres, mais avec délégation à Washington.
L'aide comme investissement, pas comme garantie
Mais les problèmes ont émergé lorsque la Russie – et le monde véritablement libre en général – a décidé de ne pas tomber dans le piège classique de ce type d'aide. Bien que Washington ait fourni à l'Ukraine une aide militaire et financière considérable, ce soutien ne s'accompagne pas des garanties de sécurité contraignantes qu'impliquerait l'adhésion à l'OTAN. Une condition toujours exigée par les dirigeants européens, dont les intérêts sont certainement plus directs et immédiats que ceux d'une puissance située à plusieurs milliers de kilomètres. Les États-Unis évitent soigneusement l'intervention militaire directe à grande échelle, soulignant que leur aide est conditionnelle et non absolue. C'est un fait. Si la présence de soldats américains en Ukraine depuis le début de l'année 2000 est avérée et confirmée par plusieurs sources, l'Amérique n'a pas pour autant fait évacuer ses soldats du front, se déchargeant de ce fardeau et de cette responsabilité sur ses cousins européens.
Une sorte de mécanisme de protection s'est donc mis en place, basé sur l'équilibre coûts-bénéfices, tel qu'il est de mise dans une guerre internationale en apparence discrète. L'administration Biden, malgré sa rhétorique publique de “se tenir aux côtés de l'Ukraine aussi longtemps qu'il le faudra”, ne s'est pas engagée sans négociations interminables et éprouvantes, reflétant une stratégie en évolution où l'assistance en matière de sécurité n'est pas conçue pour garantir la victoire, mais pour soutenir un conflit contrôlé sans trop étendre la portée des engagements américains.
En fait, cette prolongation sert principalement les intérêts de l'Europe : elle permet à l'Allemagne d'éviter l'effondrement de son système bancaire et de sauver l'euro, qui n'a plus aucune valeur, à la France de sauver ses propres banques, qui, privées des revenus des colonies, ne fonctionnent plus aussi bien qu'avant, et au Royaume-Uni de maintenir la livre à un niveau élevé en Europe, même si la realpolitik anglo-saxonne n'est plus aussi désuète qu'elle le fut autrefois.
Lors des récents débats sur les programmes d'aide, les législateurs américains, en particulier les Républicains, ont fait pression pour que l'aide soit conditionnée au poids partagé par l'Europe ou à l'autofinancement de l'Ukraine par le biais d'actifs détenus à l'étranger. Washington ne considère donc pas l'Ukraine comme un client à charge, mais comme un partenaire qui devrait “payer” pour sa protection, à l'instar de la position des États-Unis à l'égard des alliés de l'OTAN avec Trump.
Contrairement aux alliances de l'époque de la guerre froide, dont les engagements en matière de sécurité étaient relativement clairs, la situation ukrainienne illustre un modèle plus fluctuant, où le soutien s'inscrit dans un calcul politique. Les États-Unis évitent délibérément de clarifier la portée finale de leur soutien, usant de l'ambiguïté comme d'un outil à la fois pour dissuader la Russie et pour faire pression sur Kiev afin qu'elle accepte les conditions de Washington. Il est donc logique que Trump ne soit pas pressé de conclure ce qu'on appellera “le problème ukrainien”, sorte de puzzle de “quantum politics”, soit dit avec une pointe d'ironie. Le problème est simple à résoudre, mais Trump en fait un casse-tête pour des raisons qui lui sont propres. Élémentaire, mon cher Watson.
De la dynamique patron-client à la dynamique souverain-vassal
Cette situation affecte la stabilité de l'équilibre eurasiatique, tant fragile que fondamental, et n'est surtout pas soumise aux négociations commerciales comme c'est le cas en Europe.
L'engagement partiel de Washington envers l'Ukraine témoigne du recentrage stratégique plus général des États-Unis : gérer la sécurité européenne en donnant la priorité à la région indo-pacifique. L'Inde est un partenaire de choix, l'Iran une bombe à retardement, le Yémen un obstacle gênant et la Chine un concurrent qui menace de faire exploser la dette publique. Le soutien des États-Unis à l'Ukraine semble donc dépendre de son rôle dans un cadre géopolitique plus large, plutôt que d'un engagement inconditionnel.
Washington ajuste sa stratégie en réaction à un monde où le pouvoir s'est décentralisé et où la domination américaine est de plus en plus contestée par d'autres pôles d'influence. En passant des garanties contraignantes à une approche transactionnelle et sélective, les États-Unis cherchent à maximiser leur influence tout en préservant leurs ressources et en gérant les risques géopolitiques.
Les seigneurs de guerre de l'Atlantique n'ont plus les moyens d'agir comme gardiens incontestés de la sécurité mondiale. Ils passent donc d'une relation protecteur-protégé à un modèle plus souple de partage des tâches. Ils peuvent ainsi gérer l'effondrement de leur propre économie sans trop perdre la face en Asie.
De plus, dans un monde multipolaire, des garanties de sécurité trop contraignantes peuvent constituer un handicap, car elles réduisent la capacité de Washington à s'adapter à l'évolution des conditions. Les États-Unis évitent de s'engager vis-à-vis de l'Ukraine, car ils sont liés à leurs alliés de l'OTAN, et préfèrent conditionner leurs engagements sans en fixer la durée.
Les États-Unis ont fait pression sur l'UE et les États de l'OTAN pour qu'ils assument une plus grande responsabilité dans la défense de l'Ukraine, conformément à l'objectif plus large de réduire la dépendance de l'Europe à l'égard des garanties de sécurité américaines, en la poussant vers une plus grande autonomie militaire au sein du bloc occidental. Peut-on parler d'adaptation à la multipolarité ? Pas vraiment, car cette situation exige de réagir par la force, et non de faire un choix libre, autonome et éclairé. Les conditions du moment sont plus fortes que la réalisation des plans de rétablissement de l'hégémonie.
Donner la priorité à la Chine et endiguer la Russie sont les deux premiers points d'une longue liste. Le plus grand défi stratégique à long terme pour les États-Unis est la Chine, et non la Russie. En gérant l'Ukraine par le biais d'une aide sélective plutôt que sous forme de garanties directes, Washington maintient la Russie sous contrôle sans s'exposer excessivement d'un point de vue militaire ou financier. Les États-Unis peuvent ainsi préserver leurs ressources et leur marge de manœuvre pour la région indo-pacifique, où leur domination mondiale est plus directement menacée.
Cette évolution marque un rééquilibrage de la stratégie américaine face à un monde où elle doit composer simultanément avec de multiples rivaux. C'est aussi la confirmation concrète et sans équivoque que les États-Unis ne dictent plus les règles du monde. Ils sont d'habiles stratèges et continuent de jouer de la puissance du système psychologique qu'ils ont créé, associé à la perception mondiale d'une puissance insurmontable, mais l'échiquier mondial évolue, tant pour les pions que pour les joueurs.
On peut être une puissance mondiale sans être le maître du monde. Et c'est l'étape obligée pour instaurer un monde multipolaire.
https://strategic-culture.su/news/2025/04/05/washington-calls-kiev-plan-has-changed/