👁🗨 Y a-t-il des paranoïaques ici ce soir ? Deux nuits à Santiago avec Roger Waters
“Mon programme, c’est la mise en œuvre de la Déclaration universelle des droits de l'homme pour tous nos frères & sœurs dans le monde, y compris ceux qui vivent entre le Jourdain et la Méditerranée”.
👁🗨 Y a-t-il des paranoïaques ici ce soir ? Deux nuits à Santiago avec Roger Waters
Par Vijay Prashad, le 28 novembre 2023
Vijay Prashad revient sur les deux soirées de la tournée de Roger Waters “This is not a drill”, qui a subi les foudres du lobby sioniste dans plusieurs pays.
Personne ne fait de spectacle de stade comme Roger Waters. La musique, bien sûr, est resplendissante, mais aussi le paysage sonore, les images, le mouton et le cochon géants, les lasers, les films, l'énergie des fans qui, malgré les différences de langue, chantent... “As-tu troqué un rôle de figurant à la guerre contre un rôle principal en cage ?” C'est une explosion d'émotions. Le calme de Santiago est traversé par des sons familiers et des sentiments nécessaires : oui, nous sommes ici, oui, nous existons, oui, nous devons résister.
Santiago est une ville meurtrie par les inégalités sociales. Pendant deux nuits, Roger Waters a joué à l'Estadio Monumental de Macul, une commune de Santiago qui appartient davantage à la classe moyenne que le reste de la ville, même si elle n'est pas à l'abri des profondes fractures qui ont provoqué les troubles sociaux massifs de 2019. Roger a ensuite chanté une version de El derecho de vivir en paz de Víctor Jara, avec de nouvelles paroles pour le nouveau moment :
J'entends le Cacerolazo
Je peux te sentir, Piñera
Tous les putains de rats sentent la même odeur.
Le Cacerolazo, c'est le bruit des casseroles, une protestation sociale qui a résonné de Buenos Aires (2001) à Santiago (2011, puis de nouveau de 2019 à 2022). Nous avons toutes les raisons de marcher dans les rues et de taper sur des casseroles tous les jours, étant donné la condition permanente d'austérité perpétuée par des personnes comme l'ancien président du Chili, Sebastían Piñera, un autre de ces “putains de rats” qui font de la vie un enfer. Il y a l'austérité, le démantèlement de la protection sociale et du travail décent, la montée de la pauvreté et du désespoir social. Et puis il y a les contradictions exacerbées, la colère qui parfois fait naître l'espoir chez les fous (le futur président argentin Javier Milei étant l'un d'entre eux) et à d'autres moments, elle donne lieu à des formes de dissidence désorganisées et organisées.
Un mouton survole les dizaines de milliers de personnes dans le stade. C'est le pendant physique de la chanson qui s'envole de la scène, un hymne à l'atomisation des gens dans la société par cet État d'austérité permanente et à la nécessité de la résistance.
A force de réflexion et de détermination
Maîtriser l'art du karaté
Lo, nous nous lèverons,
Et alors nous ferons pleurer les yeux du salaud.
Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas se rebeller ? Bien sûr, courir comme un diable, courir aussi vite que possible pour échapper aux forces de répression qui entendent gérer les contradictions de l'austérité. Mais ensuite - comme le fait Roger, lorsque le bruit du marteau qui frappe votre porte s'apaise - enlevez cet habit qui dit “courir comme un diable” et mettez-en un qui dit “Résister”. Les guitares déchirent la nuit, les lasers clignotent à l'infini, et le désir grandit de se défaire de sa peur de l'État d'austérité permanente et de se jeter dans la protestation. Mais les images sont choisies avec soin. Il ne s'agit pas d'un appel à l'action sans stratégie. “Maîtriser l'art du karaté”, chante Roger. Comme le karatéka, il faut apprendre à se battre, et le champ de bataille doit certainement être soigneusement étudié pour “faire pleurer le salaud”, et le faire avec une stratégie minutieuse.
Le son du marteau est à la fois celui des forces de sécurité - au Chili, les détestés Carabineros - et celui du fracas des outils du peuple, y compris les casseroles et les poêles. Le stade est englouti par la folie de la guitare électrique (en particulier lorsque Dave Kilminster a les yeux fermés et les doigts enflammés), les battements de cœur symphonisés attirent les gens dans le bar de Roger, une bouteille de mezcal sur le piano, Roger les bras en l'air, le ciel nocturne limpide et plein d'espoir, parce que l'aube n'est pas loin.
Droits de l'homme universels
À environ cinq kilomètres de l'Estadio Monumental se trouve l'Estadio Nacional, où Víctor Jara a été assassiné par le régime du coup d'État d'Augusto Pinochet il y a 50 ans. Quelques jours avant le spectacle de Roger à Santiago, l'épouse de Victor, Joan Jara, est décédée, mais leur fille Amanda était présente pour écouter Roger évoquer l'assassinat de Víctor Jara et regarder Inti-Illimani ouvrir le spectacle en rendant hommage à Víctor, notamment en chantant à pleine voix El derecho, lui-même un hommage à Ho Chi Minh et aux combattants vietnamiens.
Quand reviendra la fleur
Avec le génocide et le napalm
Jorge Coulón d'Inti-Illimani a interprété ces paroles avec un keffieh autour du cou. Roger, avec sa guitare acoustique, son keffieh et la voix envoûtante de Shanay Johnson à ses côtés, chante : “Pose ton fardeau, Jérusalem, pose ton fardeau”.
Si j'avais été Dieu
Je n'aurais choisi personne
J'aurais posé une main juste
Sur chacun de mes enfants, tous
auraient été heureux
De renoncer au Ramadan et au Carême
Du temps mieux investi
En compagnie d'amis
En rompant le pain et en reprisant les filets.
L'inscription “Stop the Genocide” en lettres blanches sur fond rouge apparaît sur les écrans au-dessus du groupe.
Roger est né en Angleterre en 1943 d'une mère communiste, Mary Duncan Whyte (1913-2009). Son père, le sous-lieutenant Eric Fletcher Waters, également communiste, a été tué en Italie en 1944 (immortalisé dans ma chanson préférée, The Gunner's Dream, tirée de Final Cut, 1983). Cinq ans plus tard, les Nations unies ont rédigé la Déclaration universelle des droits de l'homme. Ce texte est le fondement des convictions de Roger (“Je ne sais plus quand je l'ai lu pour la première fois”, me dit Roger après le spectacle, mais il s'y réfère souvent, y compris dans ses spectacles). C’est la défense acharnée des droits de l'homme qui anime Roger, dont le sentiment anti-guerre a été façonné par la perte de son père. C'est cette foi universelle qui guide la pensée de Roger.
“Y a-t-il des paranoïaques dans le stade ?” demande Roger. Nous sommes paranoïaques non pas parce que nous sommes cliniquement malades, mais parce qu'il y a un gouffre immense entre tout ce que nous savons être vrai et ce que les pouvoirs en place nous dictent être vrai. Roger Waters défend les droits de l'homme, y compris les droits des Palestiniens. Nous le savons parce que c'est quelqu'un qui fait ce qu'il dit, qui suit ses convictions. Mais les pouvoirs en place disent que ce que Roger dit n'est pas vrai et qu'en gros, il est antisémite. Les pouvoirs en place ont essayé d'annuler son spectacle à Francfort et, chose étrange, tous les propriétaires d'hôtels en Argentine ont refusé de lui réserver une chambre dans leur établissement (il a dû rester dans la maison d'un ami en Uruguay), à l'exception de son groupe. Lorsque Katie Halper et moi-même l'avons interrogé sur cette attaque, Roger a répondu :
“Mon programme est simple : il s'agit de la mise en œuvre de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 pour tous nos frères et sœurs dans le monde, y compris ceux qui vivent entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Mon soutien aux droits de l'homme universels est lui aussi universel. Il ne s'agit pas d'antisémitisme, notion odieuse et raciste que je condamne sans réserve, comme toutes les formes de racisme.”
Roger ne cesse de le dire, et pourtant, les pouvoirs en place ne cessent de le dénigrer. “Je ne serai pas annulé”, a déclaré Roger à Birmingham lors d'un concert. Et pourquoi le serait-il ? La tentative d'effacer les critiques d'Israël a eu un certain impact ces dernières années, mais elle ne fait plus le poids : les atrocités commises par Israël contre les Palestiniens à Gaza ont fait naître de nouvelles générations de gens qui voient l'horreur de l'occupation, et refusent de s'incliner devant les pouvoirs en place. “Nous avons besoin de bien plus qu'une trêve” dans le bombardement de Gaza, a déclaré Roger depuis la scène de Santiago, “nous avons besoin d'un cessez-le-feu pour toujours”, accompagné par le saxophone de Seamus Blake et le lap steel de Jon Carin.
Le spectacle s'ouvre sur Pink - la figure de proue de The Wall (1982) - dans un fauteuil roulant, dans un état de torpeur avancé. Dans la seconde partie, c’est Roger qui est dans le fauteuil roulant avec une camisole de force, poussé là par les aides-soignants du pouvoir en place. Est-ce là la vie que nous voulons vraiment ? Il vaudrait mieux que ce ne soit pas le cas. Rendez-vous sur la “face cachée de la lune” [référence à The dark Side of the Moon, huitième album du groupebritannique de rock progressif Pink Floyd, sorti le 1er mars 1973].
La tournée This is Not a Drill de Roger Waters se poursuivra à Lima, au Pérou (29 novembre), à San José, au Costa Rica (2 décembre), à Bogota, en Colombie (5 décembre), et se terminera à Quito, en Équateur (9 décembre).
* Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est correspondant en chef de Globetrotter. Il est éditeur de LeftWord Books et rédacteur de Tricontinental : Institute for Social Research. Il a écrit plus de 20 livres, dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses derniers ouvrages sont Struggle Makes Us Human : Learning from Movements for Socialism et (avec Noam Chomsky) The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan, and the Fragility of U.S. Power.