👁🗨 Patrick Lawrence : Pourquoi le New York Times fait-il toujours l'apologie du "Russiagate"?
Quand on est au fond du trou, disent les Britanniques, la première chose à faire est d'arrêter de creuser. Rutenberg & ses collègues de la 8è Avenue ne semblent pas avoir compris. Ils creusent encore.
👁🗨 Patrick Lawrence : Pourquoi le New York Times fait-il toujours l'apologie du "Russiagate" ?
📰 Par Patrick Lawrence* / Original à ScheerPost, le 6 novembre 2022
J'ai un goût pervers pour les livres et articles de journaux intitulés "L'histoire inédite de tout ce qui n'a pas été raconté". Le cliché en couverture ou en titre fait partie de mes préférés. Et puis ce qui suit: elle a déjà été racontée, ou elle ne vaut pas la peine d'être racontée, ou encore - et c'est souvent le cas - c'est une absurdité, un amas de données décousues, ce qui explique pourquoi personne n'a pensé à la raconter auparavant.
L'histoire inédite de la chute des feuilles en automne. L'histoire inédite de l'esprit subtil de George W. Bush. L'histoire inédite de la brillante diplomatie d'Antony Blinken. Oui, chers lecteurs, je les ai tous lus.
Et là, je viens de lire "The Untold Story of 'Russiagate' and the Road to War in Ukraine". Jim Rutenberg l'a écrit et le New York Times l'a publié le 2 novembre. C'est le récit, le plus grandiose que j'ai pu lire ces dernières années, qui raconte comment l'ingérence de la Russie dans l'élection de 2016, alléguée et réfutée depuis longtemps, en faveur de Donald Trump, n'était qu'un prélude à l'intervention de la Russie, avec la connivence de Trump et de ses adjuvants, en Ukraine. "L'aventure américaine de Poutine", écrit Rutenberg, "pourrait être mieux comprise comme un paiement anticipé pour un graal géopolitique plus proche de chez nous: un État ukrainien vassal."
Quel morceau. Une logique bidon, des omissions, des présomptions erronées et des déformations de cette ampleur ne se produisent pas tous les jours. Il y a suffisamment de mythes fantaisistes et d'histoires fabuleuses dans cette thématique pour intéresser les éditeurs de films d'animation de Disney. Cette cerise sur le gâteau est un véritable petit bijou.
Mais cette histoire inédite n'est pas la même que la plupart des autres, je dois dire. Elle n'est pas du tout amusante, celle-là. Si nous avions besoin d'un exemple magistral de la façon dont les journalistes de l’acabit de Rutenberg portent la responsabilité de nous jeter dans le gouffre du Russiagate, et de promouvoir la périlleuse guerre par procuration que Washington mène en Ukraine au nom de la domination impériale, c'est bien celui-là.
Je n'aime pas non plus contempler les profondeurs abyssales dans lesquelles ma profession a sombré.Ça n’a rien de drôle. Je n'aime pas qu'on me rappelle que le journal où je travaillais autrefois n'est devenu rien de plus qu'un serviteur de l'élite démocrate qui a construit l'édifice du Russiagate, et défend aujourd'hui la soif de guerre de l'imperium en phase terminale contre les nations qui ne se plient pas à lui.
Jim Rutenberg, pour exprimer ce point d'une autre manière, si mes éditeurs permettent cette inféodation, est un baratineur téméraire. Les quatre années d'incessantes faussetés, aujourd'hui discréditées, que les médias américains ont insufflées dans notre discours public pour maintenir en vie le récit du Russiagate nous ont entraînés sur des chemins très dangereux. Et maintenant, rendons-les plus dangereux encore: c'est bon pour l'avancement de carrière.
Je pensais que le Russiagate était enfin derrière nous, et que notre système politique pourrait entamer une longue convalescence pour retrouver la raison. Mais rien à faire: selon Rutenberg, le Russiagate, dont le scénario a vacillé des années durant pour finalement tomber à l'eau il y a deux ans, implique des collaborateurs clés de Trump, et, indirectement, l'ancien président dans la guerre commencée en février dernier.
Voici deux passages publiés au début du long récit de Rutenberg :
Dans une large mesure, la longue lutte pour l'Ukraine a été un pied de nez aux bouleversements et aux scandales des années Trump, depuis les premiers jours de la campagne de 2016 puis de la transition présidentielle, en passant par sa première mise en accusation et jusqu'aux derniers jours de l'élection de 2020.
Et, un peu plus loin:
Cependant, si l'on examine les archives à travers le prisme sanglant de la guerre de Poutine, qui en est maintenant à son neuvième mois, on découvre une série de signaux sous-estimés qui révèlent la profondeur de son obsession ukrainienne, et les enjeux de vie ou de mort que les problèmes internes de l'Amérique pour quelque 45 millions de personnes à près de 5 000 miles de distance.
Saisissez-vous ce que Rutenberg dit ici? Comprenez-vous le raisonnement logique? Après plusieurs lectures, je ne le comprends pas non plus. J'ai achevé la lecture de ce texte pour conclure à l’absence de raisonnement logique.
Dès que j'ai vu la signature de Rutenberg, je me suis dit aussi qu'il s'agissait sans doute d'un pur tour de passe-passe de ce genre. Si les lecteurs avertis se souviennent, c'est notre Jim, correspondant du Times pour les médias à l'époque, qui a annoncé en juillet 2016 - en première page, s'il vous plaît - que son journal n'observerait plus les conventions de l'objectivité maintenant que Donald Trump s'était hissé dans la politique nationale. "Regardons les choses en face", écrivait-il. "L'équilibre est en vacances depuis que M. Trump est monté dans son escalator doré de la Trump Tower l'année dernière pour annoncer sa candidature."
J'ai accordé au Times le crédit de l'honnêteté sur ce point. Mais je n'ai jamais compris depuis pourquoi je suis censé prendre au sérieux tout ce qu'écrit ce journaliste ou tout autre journaliste du Times, dès lors que cela tourne autour de Donald Trump. Les articles de Rutenberg, comme beaucoup d'autres du Times, ne sont utiles que comme indication de ce que nous sommes censés penser de tel ou tel développement. En aucun cas il ne faut en déduire que nous avons lu un compte rendu exact de la situation.
Les obscurs personnages de l'article de Rutenberg, désormais publié dans le Sunday Magazine du 6 novembre, sont Paul Manafort et Konstantin Kilimnik. Ces noms seront familiers à ceux qui ont souffert des années d'affabulation du Russiagate. Le premier est un homme de relations publiques qui exerçait une activité lucrative à Kiev. Il a conseillé Viktor Ianoukovitch, le président dûment élu de l'Ukraine avant qu'il ne soit évincé et poussé à l'exil lors du coup d'État de février 2014 fomenté par les États-Unis. Manafort a ensuite servi brièvement en tant que stratège non rémunéré dans la campagne présidentielle de Trump.
Kilimnik est né en Ukraine à l'époque soviétique, a été l'homme de confiance de Manafort à Kiev pendant quelques années, et a contribué à la défense de Ianoukovitch. A présent, nous devons être prudents, car nous sommes sur le point d'être désinformés.
Rutenberg rapporte, ou plutôt insinue huit fois dans son article que Kilimnik est un agent des services secrets russes. Et - clé du récit de Rutenberg - c'est en tant qu'agent qu'il a joué un rôle crucial dans l'intervention de la Russie lors des élections de 2016. Si Rutenberg inclut un bref démenti passe-partout de la part de Kilimnik, c'est uniquement pour continuer, selon la tradition éprouvée du Times, à faire comme si Kilimnik mentait, et que nous puissions sans risque le considérer comme un espion russe.
C'est d'une insidiosité éhontée. Comme l'a souligné Aaron Maté, un journaliste indépendant, dans The Grayzone l'année dernière, aucune agence américaine identifiant Kilimnik comme étant un espion - et il y en a plusieurs - n'a jamais présenté la moindre preuve pour étayer ces affirmations. "Malgré son rôle central supposé dans la saga Trump-Russie", a rapporté Maté, "Kilimnik dit qu'aucun enquêteur du gouvernement américain ne l'a jamais contacté." Cela inclut les enquêteurs du FBI et de l'enquête spéciale dirigée par Robert Mueller.
C'est ainsi que le Russiagate a fonctionné : affabuler sans jamais trop s'écarter des données disponibles.
Selon Kilimnik, dans une interview avec Maté, sur la raison pour laquelle son identité d'agent russe était nécessaire pour que les fictions du Russiagate fonctionnent : "Ils avaient besoin d'un putain de Russe. Il se trouve que je suis ce putain de Russe".
C'est une bonne chose que Rutenberg commence sa désinformation en tout début d'article. Cela nous prépare à ce que ce bidouilleur sans éthique s'apprête à servir en plusieurs milliers de mots.
Voici l'essentiel de la thèse de Rutenberg.
En juillet 2016, Manafort et Kilimnik discutaient de ce qui allait être appelé le plan Mariupol, nommé - par qui et quand, je me le demande - en référence au port ukrainien dont la Russie s'est emparée plus tard lors de son intervention. Il semble que ces deux personnes, qui avaient une bonne compréhension des dynamiques politiques, sociales et ethniques de l'Ukraine, pensaient que la meilleure voie à suivre pour la nation serait de faire des provinces orientales une région autonome. Il était tabou d'utiliser ce terme à l'époque, je m'en souviens, mais l'idée était de fédéraliser l'Ukraine pour préserver son unité.
Rappelons ici quelques faits.
Premièrement, à la mi-2016, Petro Porochenko, qui a remplacé Ianoukovitch au poste de président, avait entamé depuis deux ans une campagne terrestre, d'artillerie et de roquettes contre les Ukrainiens des provinces orientales en réponse à leurs objections au coup d'État survenu deux ans plus tôt. Cette campagne - des Ukrainiens de l'Ouest bombardant des Ukrainiens de l'Est - a duré huit ans, jusqu'à l'intervention de la Russie, et a fait 14 000 victimes, dont 80 % dans les provinces de l'Est.
Deuxièmement, à l'époque où Manafort et Kilimnik parlaient de régions autonomes, l'Ukraine, la Russie, l'Allemagne et la France avaient signé deux accords, les protocoles de Minsk I et II, qui ne prévoyaient rien d'autre qu'une Ukraine fédéralisée dans le but explicite de maintenir l'unité de la nation. Moscou a fortement soutenu ces accords au nom de l'unité ukrainienne. Kiev a continué à bombarder ses propres citoyens et n'a rien fait pour les mettre en œuvre, et ni Paris ni Berlin n'ont fait quoique ce soit non plus pour inciter Kiev à cesser les bombardements, et à respecter ses engagements.
Troisièmement, l'Ukraine fait partie des nations situées sur la ligne de fracture entre Est et Ouest. L'Ukraine orientale est russophone, orthodoxe et liée à la Russie par des liens historiques, culturels et familiaux communs. L'ouest du pays est naturellement tourné vers l'Europe, et fortement influencé par de vigoureux sentiments anti-russes. Je n'ai jamais entendu parler d'une structure nationale pour l'Ukraine qui soit plus logique qu'un État fédéralisé. Les protocoles de Minsk ont été rédigés pour tenir compte de ces réalités.
Quatrièmement, lorsque Kilimnik et Manafort ont commencé à parler d'une région autonome à l'est, la pensée dominante était qu'ils pourraient recommencer à travailler pour le président en exil Ianoukovitch: les affaires seraient els affaires. Le Parti des régions du président déchu était profondément enraciné dans les provinces de l'Est, et il semble avoir nourri l'espoir de diriger la nouvelle région autonome de l'Est dans un système fédéral.
Je viens d'énoncer quatre faits parfaitement lisibles. La mesure dans laquelle Rutenberg mutile ces faits au point que nous ne pouvons pas les reconnaître dépasse l'entendement.
Le bombardement quotidien de ses propres citoyens par le régime de Kiev passe pour "des "séparatistes" armés, financés et dirigés par le Kremlin... menant une guerre de l'ombre vieille de deux ans qui [en 2016] avait fait près de 10 000 morts." Il s'agit d'un mensonge pur et simple.
La pensée de Manafort, partagée par Kilimnik, quant à l'accommodation des différences entre Ukrainiens pour préserver l'unité nationale est rapportée dans la prose de Rutenberg de cette façon: "Malgré tous les discours sur la nécessité de jeter un pont vers l'Ouest, Manafort a rapidement commencé à mener sa politique de division, éprouvée et dictée par les sondages, en exploitant les fissures sur la culture, la démocratie et la notion même de nation pour exciter la base du Parti des régions, les électeurs russophones de l'est et du sud." C'est ce que j'entends par "mutilation".
Le problème avec les protocoles de Minsk n'est pas que l'Ukraine les a ignorés après s'être engagée à les respecter. Non, ça, ce fut "l'interprétation maximaliste des accords par Poutine... qui a subordonné un cessez-le-feu dans l'est à une nouvelle disposition constitutionnelle ukrainienne accordant un "statut spécial" aux deux principaux territoires de la région". Et notre compère de poursuivre: "La Russie a interprété ce terme flou comme accordant aux territoires une autonomie - sous son mandat - avec un droit de veto sur la politique étrangère de l'Ukraine. L'Ukraine l'a considéré comme une expansion plus limitée de la gouvernance locale."
Impardonnable vieille rengaine. Peu importe comment l'Ukraine a perçu les accords : elle n'a pas fait un seul geste pour les honorer. Les États-Unis ont utilisé "l'interprétation maximaliste de Poutine" pour couvrir la violation de l'Ukraine depuis l’évidence de sa trahison. Les termes de l'autonomie étaient clairement énoncés, et n'avaient rien à voir avec l'interprétation de Poutine.
Il est intéressant de noter que Porochenko, qui a signé les protocoles de Minsk pour Kiev, a récemment reconnu que l'Ukraine n'avait jamais eu l'intention de tenir sa parole: il s'agissait simplement de gagner du temps, a-t-il dit, pour dresser des défenses le long de la ligne de contact afin de lancer une attaque générale contre les provinces orientales. Rien à ce propos de la part de Rutenberg.
Ces inepties n'en finissent pas. Nous avons droit, entre autres, à la couverture notoirement malhonnête de l'affaire Hunter Biden, dans laquelle Rutenberg met tout sens dessus dessous: Biden voulait que Viktor Shokin soit renvoyé de son poste de procureur en chef de Kiev non pas parce qu'il était sur le point d'enquêter sur Burisma, la société énergétique dont Hunter Biden tirait un gros acompte, mais parce que Shokin refusait de le faire. Comme le disait un émigré polonais que j'ai connu, "Arrêtez vos conneries".
Dans l'affaire, nous avons lu une fois de plus qu'à la mi-2016, CrowdStrike, la société de cybersécurité, "avait déterminé que des pirates russes ont été impliqués dans la violation des systèmes informatiques du Comité national démocratique." Jim ne mentionne pas qu'en 2020, Shawn Henry, le responsable de la sécurité de CrowdStrike, a témoigné devant le Sénat, et a retiré toutes les affirmations selon lesquelles la société n’avait jamais eu de preuves de l'implication de la Russie dans ce que nous savons maintenant être une fuite interne, et non un piratage extérieur par la Russie ou quelqu'un d'autre.
Je dis toujours qu'un serment fait toute la différence. Dans ce cas, il a fait passer une fois de plus la principale fausseté du Russiagate à la trappe.
Mais voici le pan le plus étrange de l'histoire de Rutenberg. Il propose que Trump porte la responsabilité d'avoir autorisé Poutine à intervenir en Ukraine, parce que Manafort et Kilimnik auraient voulu lui vendre le plan plutôt vague de Mariupol. Je ne comprends pas, et je ne pense pas que Rutenberg comprenne non plus:
Le plan Mariupol deviendrait une note de bas de page, quasi oubliée. Mais ce que le plan offrait sur le papier est essentiellement ce que Poutine - sur la défensive après une série d'erreurs stratégiques et de pertes croissantes sur le champ de bataille - essaie maintenant de contrôler par des référendums fictifs et une annexion illégale.
Je suis toujours partant pour une téléologie sans queue ni tête. Et puis, le pompon sur la prose de Danielle Steele par Rutenberg :
Mariupol est un raccourci des horreurs de sa guerre, une ville occupée en ruines après des mois de siège, ses énormes aciéries spectrales et silencieuses, et d'innombrables citoyens enterrés dans des fosses communes.
J'ai compris, j'ai compris. Mariupol le plan, Mariupol la ville en ruine : la preuve flagrante de... de je ne sais quoi.
Ayant hacké pendant plus d'années que je ne le dirai jamais, je m'intéresse professionnellement aux raisons pour lesquelles des journalistes comme Rutenberg publient des articles aussi mauvais. Est-ce un bon coup d'échecs dans le jeu de carrière ? A-t-il été poussé à le faire ? Est-il une sorte d'idéologue au service de la cause libérale ? Est-ce, peut-être, ce qu'il peut faire de mieux ? Les gens me posent souvent ce genre de questions lorsqu'ils lisent un article comme celui-ci, et je trouve les réponses bien difficiles à donner.
Il y a, bien sûr, le sujet évident des élections de mi-mandat de cette semaine, et l'intention affichée de Trump d'annoncer une nouvelles candidature à la présidence en 2024 - deux événements qui font trembler les démocrates traditionnels. Il vaut mieux s'y attaquer dès maintenant avec un autre éclairage sur le Russiagate.
Rutenberg a le culot de présenter cet article comme "le deuxième jet de l'histoire". Wow. Cela me laisse la très forte impression que le Times, qui s'est donné en spectacle en abandonnant le reportage objectif pour s'adonner au mensonge pendant les années du Russiagate, est peut-être nerveux à l'idée de ce que les historiens auront à dire à ce sujet.
Ils devraient l'être. En partie grâce au travail de publications indépendantes comme celle-ci, les meilleurs historiens n'auront rien de bon à écrire sur ce que le Times a infligé au discours public américain et, surtout, à sa légitimité et à sa crédibilité en tant que journal d'archives.
Quand on est au fond du trou, disent les Britanniques, la première chose à faire est d'arrêter de creuser. Rutenberg et ses collègues de la Huitième Avenue ne semblent pas encore avoir compris. Ils creusent encore.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, notamment pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son livre le plus récent est Time No Longer : Americans After the American Century. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.