👁🗨 Pour les Américains, il est plus facile de pleurer la mort de la liberté d'expression que celle de 60 000 Palestiniens
Le climat d'apathie permet de sacrifier tant de vies au projet impérial US. Si les Américains sont toujours fiers de leurs libertés, la première d'entre elles consiste à ne pas regarder ailleurs.

👁🗨 Pour les Américains, il est plus facile de pleurer la mort de la liberté d'expression que celle de 60 000 Palestiniens
Par Asmer Asrar Safi, le 20 avril 2025
Les Américains ont toujours fui la réalité meurtrière de leur empire. Maintenant que le génocide est retransmis en direct sur leurs téléphones, ils n'ont plus aucune excuse. Pourtant, beaucoup préfèrent pleurer la mort d'idéaux plutôt que celle de ceux qui sont tués en leur nom.
Un jour après l'enlèvement et l'emprisonnement de Mahmoud Khalil, je me suis retrouvé à discuter avec un compatriote américain. Cela faisait un peu plus de cinq mois que nous avions tous deux quitté les États-Unis pour poursuivre des études supérieures au Royaume-Uni. Pendant cette période, nous avons tous deux été témoins de la spirale de la droite américaine : la réélection de Donald Trump, la montée en puissance des magnats de la technologie métamorphosés en décideurs politiques, le démantèlement cérémoniel des initiatives en faveur de la diversité, de l'équité et de l'inclusion dans l'éducation et, plus récemment, les détentions et expulsions arbitraires de résidents permanents et d'étudiants internationaux pro-palestiniens. Ce ne sont là que quelques-uns des activités prétendument “anti-américaines” qui ont fini par définir, embarrasser et effrayer l'Amérique libérale.
Avec une intention bienveillante, il m'a demandé : “Compte tenu de tout ce qui se passe actuellement... es-tu inquiet ? As-tu l'intention de rentrer bientôt aux États-Unis ?” Son inquiétude vient notamment de ma participation à des mouvements pro-palestiniens aux États-Unis, et des listes noires, sanctions et messages haineux qui s'en sont suivis. Bien que j'aie vécu au Pakistan pendant la majeure partie de ma vie, je lui ai expliqué que je suis né aux États-Unis, que j'ai un passeport américain, et que je ne suis donc pas aussi inquiet ni aussi vulnérable que beaucoup de mes camarades étudiants étrangers aux États-Unis. Du moins pour l'instant.
Il a poussé un soupir de soulagement et s’est confié plus avant : l'emprisonnement de Mahmoud Khalil a changé sa vision des “manifestations” en Amérique. Au début, la rhétorique pro-palestinienne n'était qu'un bruit de fond dans son quotidien à l'université, voire une simple curiosité. Aujourd'hui, elle est au centre de ses préoccupations : les étudiants et les universitaires détenus sont en effet au cœur de la répression menée par l'administration Trump contre la dissidence. La liberté d'expression est sous le coup d'un blocus et il faut faire quelque chose. L'Amérique ne peut pas retomber dans le maccarthysme.
“Heureusement, nous ne sommes pas comme ça”, a-t-il soupiré.
Le 4 novembre 1975, l'université du Michigan a organisé une conférence intitulée “Le dilemme du bicentenaire : qui détient le pouvoir ?”. Lors de la cérémonie de clôture, Eqbal Ahmad, politologue, professeur et intellectuel public pakistanais, a donné une conférence intitulée “La révolution dans le tiers monde”, une “digression” selon ses propres termes, explorant ce qu'il qualifiait de “liens organiques” entre l'impérialisme à l'étranger et ses conséquences sur l'autoritarisme aux États-Unis. Éminent militant contre la guerre du Vietnam et membre des Harrisburg Seven, un groupe accusé d'avoir tenté d'arrêter le secrétaire d'État Henry Kissinger, Eqbal était parfaitement conscient du potentiel répressif de l'État.
“Un homme ne peut être violent et sadique avec sa maîtresse et gentil avec sa femme”,
déclarait-il, faisant allusion aux dangers inhérents à donner libre cours à la brutalité à l'étranger. À sa mort en 1999, Eqbal a été témoin et a longtemps mis en garde contre les dangers que représentent l'agression américaine – ou organisée par les États-Unis – en Asie du Sud-Est, en Afghanistan, en Palestine et au-delà.
Les années 1960 et 1970 ont connu la dévastation du Vietnam, du Laos et du Cambodge sous la houlette des États-Unis, ainsi que le soutien continu apporté aux régimes autoritaires au Brésil, en Iran, en Arabie saoudite, en Israël, au Pakistan et en Afrique du Sud. Aujourd'hui, la violence dépravée de cette époque et ses répercussions sont bien documentées. Pourtant, lors de sa conférence, Eqbal était profondément préoccupé par la manière dont cette violence a été occultée aux yeux des Américains moyens, peu concernés et apathiques. La guerre menée par les États-Unis contre les pays du Sud répondait à des impératifs stratégiques et capitalistes. Pour Eqbal, elle reflétait un projet impérialiste plus global : s'assurer le contrôle des ressources matérielles tout en accordant son soutien aux puissances régionales chargées de préserver les ambitions géopolitiques américaines. Dissimuler au public la violence cynique inhérente à ce projet était un mensonge nécessaire, entretenu tant par les administrations démocrates que républicaines afin de maintenir le consentement populaire à la guerre.
Un régime complexe et rigoureusement contrôlé de désinformation et de contrôle de l'information a permis aux États-Unis non seulement de préserver la légitimité de leurs entreprises impérialistes, mais aussi de maintenir l'Américain moyen dans une ignorance systémique. L'empire se doit de prendre ses distances et rester hors de portée. Les Américains, affirmait Eqbal, ont été coupés de la réalité. Ils n'ont pas non plus connu l'agonie ou le traumatisme des guerres d'asservissement, conçues exclusivement pour les rivages et les peuples non américains. L'Amérique ne pouvait pas comprendre la tragédie parce qu'elle en a été sournoisement préservée.
Pendant ce temps, le reste du monde était témoin de la barbarie américaine : massacres, bombardements intensifs, assassinats et changements de régime. Ces crimes ont bouleversé le cours de millions de vies, détruisant des nations entières. Pour le reste du monde, ces guerres n'ont jamais été invisibles. La violence n'était pas non plus une réalité lointaine. Elle était inévitable et devait être affrontée dans les ravages de la vie quotidienne.
Selon Eqbal, les fractures du consensus américain sont apparues au grand jour lorsque “la guerre a commencé à rentrer au pays”. Les cercueils américains ont été rapatriés, suivis par des dizaines de vétérans mutilés. Des centaines de milliards ont été dépensés pour une guerre qui semblait irrémédiablement perdue. La précarité de l'illusion américaine a poussé l'État à renforcer son emprise sur l'espace public, d'autant que les motifs de dissidence se faisaient plus visibles. L'appareil sécuritaire de l'État, initialement déployé pour fabriquer le consentement à la guerre, s'est alors retourné vers le peuple. Des militants anti-guerre comme Eqbal lui-même ont été arrêtés. À Kent State, des étudiants américains ont été mis en joue par des soldats. Le Watergate a fourni une preuve supplémentaire de l'autoritarisme latent de la démocratie américaine, qui venait d'être brutalement et honteusement démasqué. Pour Eqbal, cela signifiait que les courants contre-révolutionnaires de l'impérialisme américain retrouvaient leurs racines sur leur propre sol.
La guerre n'était plus invisible aux yeux des Américains.
La naïveté de mon camarade est l'expression du sentiment général qui imprègne la société américaine, un trait caractéristique qui continue de soutenir, de façonner et de perpétuer l'empire. À cette différence près qu'aujourd'hui, le reste du monde a moins de raisons de tolérer cette prétention à l'innocence. Alors qu'un génocide est retransmis sur nos écrans – blocus de l'aide humanitaire, de l'eau, du carburant, milliers d'enfants massacrés et appels flagrants au nettoyage ethnique –, l'Amérique n'a plus aucune excuse. Les atrocités commises à Gaza sont indéniables : elles sont visibles sur les campus, sur les lieux de travail et sur tous les écrans de téléphone. Fermer les yeux sur les agressions contre la Palestine est un choix délibéré.
L'occupation de la Palestine est depuis longtemps un investissement pour les États-Unis, bien avant que Trump n'exprime son intention d'annexer Gaza à des fins commerciales. Cet investissement vieux de plusieurs décennies a été un moyen d'apaiser les électeurs sionistes et les lobbies, et de garantir que le partenariat stratégique de l'Amérique avec l'État d'apartheid reste intact. Les détentions ordonnées par Trump doivent être replacées dans le contexte plus large et bipartite de l'armement, du soutien et de la justification par les États-Unis de la spoliation des terres et la destruction des vies palestiniennes par Israël. Le “virage autoritaire” des États-Unis s'est manifesté de plusieurs façons au cours des dix-huit derniers mois : diversion autour d'un prétendu antisémitisme sur les campus, interdiction faite aux Palestiniens de s'exprimer lors de la Convention nationale démocrate, et refus persistant de reconsidérer le financement des crimes contre l'humanité commis par Israël. Même aujourd'hui, alors que le chef de la minorité au Sénat, Chuck Schumer, condamne à contrecœur la détention de Mahmoud Khalil, il tempère sa condamnation en vilipendant les “opinions et les politiques” que M. Khalil semble défendre. Le discours marathon de vingt-cinq heures de Cory Booker n'a mentionné Gaza que de manière anecdotique, sans parler de son soutien constant aux agressions israéliennes, reléguant une fois de plus le génocide au rang d'incident insignifiant pour la conscience libérale.
Il est toutefois essentiel de noter que le silence des États-Unis – et leur complicité – n'ont pas commencé avec la Palestine et ne s'arrêteront pas là. Alors que les frappes aériennes ravagent le Yémen et assassinent des civils dans des zones résidentielles, la plupart des Américains restent obnubilés par un journaliste invité à participer à une conversation sur Signal. Les défaillances procédurales des responsables politiques sont scrutées à la loupe, bien plus que la mort d'Hamad, un garçon yéménite de cinq ans, victime des “plans de guerre” auxquels le monde a désormais accès. Ces priorités nous rappellent que les agressions contre la Libye, la Somalie, l'Afghanistan, l'Irak et mon Pakistan natal ne seront jamais visibles aux yeux des Américains. Elles nous rappellent les regards incrédules des Démocrates lorsque nous leur avons annoncé que nous avions choisi de ne pas voter pour Obama, Clinton ou Biden, en raison de leur héritage génocidaire à l'étranger.
Ce que la conscience libérale occulte, encore aujourd’hui, c'est que M. Khalil a été contraint d'exercer ce droit à cause de l’impitoyable agression financée par les États-Unis.
Et c'est bien là le dilemme américain : il est plus facile de pleurer la mort de la liberté d'expression que celle de plus de soixante mille personnes à Gaza. Mahmoud Khalil, en tant qu'individu, est une préoccupation secondaire, tout comme la cause pour laquelle il se bat. L'Amérique ne parvient pas à admettre que le droit de Mahmoud à parler au nom de la libération de son peuple est indissociable de son origine palestinienne et de la situation critique de la Palestine. Ce que la conscience libérale occulte, encore aujourd'hui, c'est qu'il a été contraint d'exercer ce droit à cause de l’impitoyable agression financée par les États-Unis. Les campagnes pour la liberté d'expression ne peuvent ignorer cette réalité. Alors que l'Amérique est brutalement réveillée par les images d'étudiants enlevés – poussés en plein jour dans des voitures banalisées – qui tournent en boucle sur les écrans des téléphones qui diffusent les images de Gaza, elle doit affronter la réalité : elle continue d'être responsable d'avoir ramené la guerre sur son sol.
Les déclarations d'Eqbal sur les “guerres invisibles” documentent la logique immuable de l'hégémonie américaine et les outils déployés pour la perpétuer au fil des décennies. Il s'agit là du récit historique de l'autoritarisme américain et de ses victimes nationales : les premiers intervenants, comme Mahmoud Khalil, qui, émus par la tragédie de la conquête impériale et du génocide, sont les premiers à subir la répression de l'État, et les masses ignorantes qui ouvrent à contrecoeur et tardivement les yeux sur l'érosion des libertés sur leur propre sol – et uniquement sur leur propre sol. Pour beaucoup d'entre nous qui protestons contre le génocide, l'expulsion des étudiants est un événement choquant et inquiétant. Mais cette évolution ne peut être comprise hors contexte, indépendamment du cadre plus large et bipartite de la répression étatique. Elle ne peut non plus être dissociée de la réalité qui l'a nourrie, à savoir un climat d'apathie qui a permis que d'innombrables vies, tant aux États-Unis qu'à l'étranger, soient sacrifiées au projet impérial américain. Si les Américains libéraux sont toujours fiers de leurs libertés, la première d'entre elles consiste à ne pas regarder ailleurs.
Traduit par Spirit of Free Speech
* Asmer Asrar Safi est un jeune diplômé de l'université Harvard originaire de Lahore, au Pakistan, et boursier Rhodes à l'université d'Oxford. Ses recherches portent sur l'histoire intellectuelle des traditions révolutionnaires musulmanes en Asie du Sud au XXe siècle. Ancien membre de la coalition Harvard Out of Occupied Palestine (HOOP), il organise actuellement le Pakistan Forum, une publication progressiste destinée à la diaspora et inspirée par les travaux d'Eqbal Ahmad.