👁🗨 Scott Ritter - En quête de paix : Sur les traces de l'âme russe.
"Aller au bout de l'instant, toucher à chaque pas au but du voyage, vivre le plus de belles heures possible, c'est cela la sagesse.” – Ralph Waldo Emerson
👁🗨 En quête de paix : Sur les traces de l'âme russe
Chapitre 1 : Novossibirsk - Terminer le moment présent
Par Scott Ritter, le 23 juillet 2023
(Note : Il s'agit du troisième article d'une série* qui en comptera plus d'une douzaine sur ma visite de 26 jours en Russie, et sur les leçons que j'en ai tirées. Si vous appréciez cette série, et souhaitez voir plus de contenu comme celui-ci, veuillez souscrire un abonnement payant ou faire un don, afin que l'auteur puisse consacrer le temps et l'énergie nécessaires pour continuer à produire un contenu de qualité qui incarne sa devise, "Savoir, c'est pouvoir", et aider à surmonter l'ignorance de la russophobie qui infecte l'Occident aujourd'hui).
Je plaisante souvent sur le fait que je suis "un simple Marine". On dit que dans toute plaisanterie, il y a un élément de vérité, et le fait est qu'à la réflexion, il est dans mon essence d'être "un simple Marine", quelqu'un qui s'est débarrassé des complexités et des contradictions de la vie à la poursuite d'un but unique, qui est de servir ma nation, mes concitoyens, et l'humanité dans son ensemble.
Le problème, c'est que la vie n'est pas si simple, et que nous sommes le produit de notre existence, de nos expériences, tant individuelles que collectives. J'ai été doté d'un esprit curieux, qui cherche des réponses au-delà des questions factuelles de qui, quoi et où, et qui se concentre plutôt sur le pourquoi et le comment. Les réponses à ces deux dernières questions prennent souvent un tour philosophique et, pour me préparer au voyage intellectuel qu'elles impliquent, je me tourne souvent vers ceux qui ont eu le don de mettre en mots les idées qui définissent le mieux la vie.
À l'université, entre deux parties de football et deux bières, je me suis lancé dans le monde universitaire avec l'urgence d'un jeune homme qui luttait chaque jour avec la dichotomie entre la reconnaissance du besoin de préserver les libertés qui rendent la vie en tant qu'Américain si précieuse, et la nécessité de donner sa propre vie pour que d'autres puissent vivre, et profiter eux-mêmes de la générosité des Américains.
J'ai étudié l'histoire, et ma passion pour ce sujet m'a rapproché des professeurs qui m'ont enseigné. Au cours de ma dernière année d'études, ils savaient tous que, dès l'obtention de mon diplôme, j'allais recevoir ma validation d'officier de marine. Bien qu'ils respectent mon patriotisme, aucun d'entre eux n'était heureux de ma décision (la plupart avaient résolument vécu l'époque du Viêt Nam du côté des manifestants anti-guerre), et nous avons passé de nombreuses heures à discuter de la vie en général, du rôle joué par les conflits dans l'histoire du monde et de leurs conséquences.
Scott Ritter discutera de cet article et répondra aux questions du public dans l'épisode 85 de l'émission "Ask the Inspector".
Un professeur en particulier, le Dr Sam Allen, a cherché à me faire comprendre que j'étais dans l'erreur. M. Allen enseignait l'histoire de la Russie et, en tant qu'étudiant en histoire de la Russie, il a accompagné mon développement intellectuel pendant toute la durée de mes études. Il a été mon conseiller académique pour mon mémoire de fin d'études, un projet de deux ans qui a abouti à un manuscrit de 350 pages explorant les racines tsaristes de la pensée militaire soviétique moderne. Nous avons passé des heures à discuter de l'apparente contradiction entre la curiosité intellectuelle et le service militaire, en nous appuyant sur de nombreux exemples tirés de l'histoire et de la littérature russes.
Voyant qu'il ne parvenait guère à me rallier à la sagesse de ses positions en s'appuyant sur des sources russes, le Dr Allen s'est tourné vers un écrivain américain, Ralph Waldo Emerson. Il me tendit un exemplaire du livre d'Emerson, Essais et leçons. Il avait placé un bout de papier entre les pages du livre, avec une note manuscrite : "Lisez ceci. Puisse ce livre vous guider."
J'ai ouvert le livre à l'endroit où le papier avait été placé et j'ai trouvé l'essai d'Emerson intitulé "Experience". En le feuilletant, je suis tombé sur un passage qui avait été souligné, avec une note manuscrite dans la marge, rédigée dans l'écriture laborieuse qui était la marque de fabrique du Dr Allen. "Quelle est la valeur de cinq minutes pour vous ? Une heure ?"
"Aller au bout de l'instant, toucher à chaque pas au but du voyage, vivre le plus de belles heures possible, c'est cela la sagesse.” – Ralph Waldo Emerson
Ce n'est pas le rôle des hommes, mais celui des fanatiques ou des mathématiciens, en fait, de dire que, compte tenu de la brièveté de la vie, cela ne vaut pas la peine de se préoccuper de savoir si, pendant un temps, nous sommes restés vautrés dans le besoin, ou si nous nous sommes élevés. Puisqu’il est question de l’instant présent, cultivons-le. Cinq minutes d'aujourd'hui valent pour moi autant que cinq minutes dans le prochain millénaire. Faisons preuve d'équilibre et de sagesse, et soyons nôtres, aujourd'hui.
Le Dr Allen et moi n'avons plus abordé la question de mon intégration dans le corps des Marines. Quelques semaines plus tard, le jour de la remise des diplômes, j'ai traversé l'estrade, portant l'uniforme blanc de l'officier des Marines, et j'ai reçu mon diplôme. Le Dr Allen était là pour me serrer la main et me féliciter.
Je pouvais lire dans son regard qu'il pensait que j'avais fait le mauvais choix.
Atterrissages
Le pilote avait annoncé la descente de l'avion vers Novossibirsk une quinzaine de minutes avant l’atterrissage. Il était près de 20h30, mais le soleil brillait encore au-dessus de l'horizon, illuminant la terre, plus bas. Alors que je regardais par le hublot du Boeing 737-800, plusieurs pensées sans lien apparent se bousculaient dans mon esprit. Tout d'abord, je pensais au fait que je volais à bord d'un avion fabriqué aux États-Unis et exploité par une compagnie aérienne qui, en raison des sanctions imposées par le gouvernement américain, n'était pas autorisé faire faire l’entretien, ou d'acquérir les pièces détachées nécessaires à l'entretien de l'avion lui-même. Les reportages des médias sur les compagnies aériennes russes, telles que S7, la deuxième en Russie après la compagnie nationale Aeroflot, qui cannibalisent leur propre flotte pour maintenir un nombre restreint d'avions opérationnels, ou sur la contrebande de pièces détachées Boeing d'une valeur de 9 millions de dollars en Russie malgré les sanctions, ne m'ont pas vraiment rassuré, surtout lorsque j'ai vu les ailerons s’actionner, les volets se déployer, et que j'ai entendu le train d'atterrissage s'abaisser.
C'est le train d'atterrissage qui a attiré mon attention : au printemps dernier, les médias ont fait état de l'arrestation en Arizona de deux Russes accusés d'avoir violé les sanctions. Parmi les articles qu'ils étaient accusés d'avoir livrés illégalement à la Russie figurait un système de freinage d'une valeur de 70 000 dollars. Je n'ai pas pu m'empêcher de me demander si ce système de freinage s'était retrouvé dans cet avion et, dans l'affirmative, si les mécaniciens qui l'avaient installé étaient suffisamment compétents. J'ai jeté un coup d'œil à mes compagnons de voyage, dont la plupart étaient des Russes rentrant de voyages d'affaires ou de vacances en Turquie. J'ai regardé ma fille Victoria, assise à côté de moi, et j'ai senti monter en moi une vague de colère parce qu'un politicien américain avait pensé que c'était une bonne idée de mettre en danger la vie de tous les passagers de ce vol en refusant la possibilité d'entretenir correctement ce Boeing en particulier.
Alors que je regardais le sol se rapprocher au fur et à mesure que l'avion réduisait son altitude, j'ai été submergé par la gravité de l'instant.
J'étais sur le point d'atterrir en Russie.
J'avais mis les pieds en Russie pour la dernière fois en novembre 1991, en transitant par Moscou pour me rendre à Tbilissi, en Géorgie, où j'avais épousé ma femme, Marina, pour la seconde fois. Le premier mariage avait eu lieu devant un fonctionnaire à Santa Fe, au Nouveau-Mexique, en août 1991. Mais cette cérémonie n'était qu'une formalité destinée à faciliter l'obtention d'un visa pour Marina. Nous ne serions pas officiellement mariés à ses yeux, ni aux yeux de ses parents et de toute la Géorgie, tant que nous n'aurions pas célébré un mariage géorgien en bonne et due forme, ce qui ne pouvait se faire que si je m'y rendais en avion. À l'époque, il n'y avait pas de vols directs entre les États-Unis et la Géorgie, ce qui signifiait que je devais passer par Moscou.
Avant mon arrivée à Moscou en novembre 1991, j'avais passé un peu plus de deux ans à faire la navette entre l'Union soviétique et les États-Unis en tant que membre d'équipes d'inspection dont la mission était la mise en œuvre du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI). Cet accord novateur, signé par le président Ronald Reagan et le secrétaire général Mikhaïl Gorbatchev en décembre 1987, supervisait l'élimination d'une catégorie complète d'armes nucléaires - la première fois dans l'histoire du contrôle des armements que les arsenaux nucléaires étaient réduits sur une base bilatérale. C'était également la première fois que des inspections intrusives sur le terrain étaient intégrées dans un traité de maîtrise des armements entre États-Unis et Union soviétique, une référence en soi.
Mes destinations en tant qu'inspecteur se limitaient à Moscou et à la ville de Votkinsk, à environ 800 km vers l'est, dans les contreforts de l'Oural, où les Soviétiques avaient construit une usine qui assemblait plusieurs des missiles dont l'élimination était prévue par le traité, notamment le SS-20, ainsi que certains missiles, dont le SS-25, qui n'étaient pas concernés par le traité. Mon travail d'inspecteur consistait à surveiller l'usine de Votkinsk pour m'assurer qu'aucun missile interdit par le traité (comme le SS-20) ne continuait à être fabriqué sous prétexte que le SS-25 bénéficiait d'une autorisation.
Lorsque je suis arrivé à Moscou en juin 1988, la ville ressemblait à s'y méprendre à la capitale de l'Union soviétique : massive, monumentale, impressionnante et intimidante à la fois. Il en allait de même à Votkinsk, mais à plus petite échelle. Lorsque j'ai quitté mon poste d'inspecteur, en juillet 1990, Moscou et Votkinsk s'étaient toutes deux transformées - pas nécessairement pour le meilleur - grâce aux politiques de Perestroïka mises en œuvre sous Gorbatchev. À Moscou, un McDonald's a ouvert ses portes sur la place Pouchkine le 30 janvier 1990. Moins de deux semaines plus tard, une manifestation massive contre le régime soviétique a eu lieu, un phénomène impensable deux ans plus tôt.
Votkinsk a connu un déclin similaire. Alors que le parti communiste et l'administration de l'usine de Votkinsk contrôlaient naguère tous les aspects de la vie de ses habitants, un chaos politique et fiscal sévissait, entraînant des pénuries et une baisse vertigineuse de la qualité de vie en général.
Lorsque je suis arrivé en novembre 1991, quelque 16 mois plus tard, Moscou était une ville apparemment résignée à la fin de l'ère soviétique. L'avenir était très incertain. Les communistes purs et durs avaient tenté un coup d'État contre Gorbatchev en août 1991 et, bien que la tentative ait échoué, Gorbatchev n'était plus vraiment leader. Le président de la Russie, Boris Eltsine, se concertait avec les dirigeants des autres républiques soviétiques pour déterminer l'avenir politique des républiques constitutives de l'État soviétique moribond. Le 25 décembre 1991, les jeux étaient faits : Gorbatchev démissionnait et l'Union soviétique n'existait plus.
J'ai relaté les événements qui ont marqué les inspections et la transformation de la vie soviétique dans un livre intitulé Disarmament in the Time of Perestroika : Arms Control and the End of the Soviet Union [Le désarmement à l’ère de la Perestroika : contrôle des armes et fin de l’ère soviétique], publié par Clarity Press en septembre 2022. En effet, le but de mon voyage en Russie en 2023 était d'aider à promouvoir ce livre, traduit en russe et publié par Komsomolskaya Pravda sous le titre Disarmament Race ["Gonka Razoruzheniya"] en russe ; Perestroika était un mot grossier dans la Russie du moment, et l'incorporer dans le titre d'un livre était perçu comme une mauvaise opération de marketing).
Alors que le Boeing 737-800 entamait son approche finale sur Novossibirsk, j'ai repensé à un passage particulier du livre, qui traite de mon expérience au sein d'une équipe d'inspection spéciale dépêchée à Novossibirsk en avril 1990 pour vérifier si le régiment des missiles soviétiques - la 382e Garde - était passé aux missiles balistiques intercontinentaux mobiles SS-25 et s'il ne restait plus de missiles balistiques à portée intermédiaire SS-20, interdits par le traité FNI.
Ce n'était pas mon premier atterrissage à l'aéroport de Novossibirsk. En avril 1990, j'étais à bord d'un avion cargo Tu-134 de l'armée de l'air soviétique qui transportait une équipe de dix inspecteurs américains, dont je faisais partie, de la ville d'Oulan-Oude, dans l'extrême est du pays, à la ville de Novossibirsk, dans l'ouest de la Sibérie. "Environ une heure après le début du vol", ai-je écrit dans Disarmament in the Time of Perestroika, "la porte du cockpit s'est ouverte, et deux membres de l'équipage soviétique en sont sortis".
Je me suis dirigé vers eux et me suis présenté, usant de mon meilleur russe approximatif. Le membre de l'équipage soviétique m'a demandé si j'étais pilote, et j'ai essayé d'expliquer que je n'étais pas pilote, mais que j'avais reçu une formation d'observateur aérien de la marine. Le membre d'équipage a souri, et m'a invité à entrer dans le cockpit, où l'on m'a fait asseoir sur le strapontin du navigateur, situé derrière le copilote.
Le pilote et le copilotes sont montrés très accueillants, et m'ont montré les principales caractéristiques du cockpit. L'avion fonctionnant en mode pilote automatique, les deux hommes ont pu m'accorder toute leur attention. Après une trentaine de minutes de conversation polie, le pilote a dit quelque chose au copilote, qui s'est levé de son siège. J'ai pensé que la visite était terminée et je me suis levé, prêt à être escorté vers la sortie. Au lieu de cela, le copilote a fait un geste vers son siège et m'a dit de m'asseoir. J'ai regardé le pilote, qui a hoché la tête. J'étais maintenant aux commandes du Tu-134.
L'avion était en approche immédiate de Novossibirsk et, à mesure que nous nous rapprochions, nous pouvions apercevoir l'aérodrome au loin devant nous. Le pilote parlait à la tour de contrôle, puis il m'a regardé en montrant les commandes du pilote automatique, et m'a demandé de commencer à réduire l'altitude. Il s'agissait de programmer une nouvelle altitude et de laisser l'avion réagir de lui-même, en se stabilisant une fois l'altitude indiquée atteinte. C'était simple, et j'ai répété cet exercice plusieurs fois alors que nous approchions de Novossibirsk. Le pilote a fait un signe de tête en direction de l'aérodrome, un autre en direction de mes commandes et a levé le pouce. Je lui ai rendu la pareille, avant d'utiliser le pilote automatique pour réduire à nouveau l'altitude. L'aérodrome se rapprochait de plus en plus, et le pilote continuait à me regarder comme s'il s'attendait à ce que je fasse quelque chose.
Il pensait que j'allais faire atterrir l'avion, ce que je n'avais pas l'intention de faire car, en fait, je n'avais aucune idée sur la façon de procéder. Le pilote a crié "Yolki Palki", ce qui signifie à peu près "Oh, merde", et a saisi les commandes devant lui, ce qui a eu pour effet de couper le pilote automatique. Le copilote s'est immédiatement assis sur le strapontin du navigateur et s'est attaché. Je suis resté là où j'étais.
Le pilote s'est soudain mis au travail, exécutant une série de violentes manœuvres de cabrage pour réduire la vitesse. Il a sorti le train d'atterrissage à une vitesse bien supérieure aux normes de sécurité afin d'augmenter la résistance à l’air et ralentir encore la vitesse de l'avion. Le sol se rapprochait vite, trop vite. L'avion tremblait violemment à cause du mouvement généré par le train d'atterrissage, et le visage du pilote était aussi livide qu'un fantôme. J'étais convaincu que nous allions nous écraser, m’attendant au pire.
L'avion a heurté la piste de plein fouet, secouant les ailes, puis a rebondi dans les airs, avant de se stabiliser une seconde fois, restant sur la piste et permettant au pilote d'actionner les inverseurs de poussée et de freiner. Le bout de la piste se rapprochait en hurlant... Cependant, le pilote a réussi à arrêter l'avion à quelques mètres seulement du bout de la piste. Avant de rouler, il m'a fait un signe de la tête pour que je sorte du cockpit.
Lorsque je suis sorti dans la cabine principale, j'ai découvert le chaos : tous les compartiments supérieurs s'étaient ouverts et les bagages qu'ils contenaient s'étaient éparpillés à l'intérieur de l'avion. Les sièges occupés par des passagers étaient restés en position verticale, mais tous les autres s'étaient affaissés vers l'avant en raison de la décélération rapide et du freinage brusque. Le capitaine Williams [le chef de l'équipe d'inspection] m'a regardé sortir du cockpit et s'est renfrogné. "Je savais que vous aviez quelque chose à voir avec ça", a-t-il sifflé.
Mon inspection ne commençait pas sous les meilleurs auspices.
Lorsque le Boeing 737-800 s'est posé sur la piste, j'ai été soulagé de constater que l'atterrissage s'était déroulé en douceur par rapport à ma précédente arrivée à Novossibirsk.
J'étais déterminé à faire en sorte que cette fois-ci, mon voyage à Novossibirsk démarre sous de meilleurs auspices.
Le passé pour prologue
Avant de quitter les États-Unis, j'avais pris l'initiative de me documenter un peu sur chacune des douze villes que je devais visiter. Il s'avère que Novossibirsk, qui est aujourd'hui la troisième ville de Russie et dont l'économie connaît la croissance la plus rapide, est née de la cupidité, et donc pas dans un esprit de créativité. Lorsque le gouvernement russe a commencé la construction de ce qui allait devenir le chemin de fer transsibérien, au début des années 1880, les responsables ont choisi de réduire les coûts en traçant les voies hors des grandes villes, évitant ainsi de devoir dépenser de l'argent pour acheter ou louer des terrains à des propriétaires qui exigeaient une prime pour leurs parcelles.
Le plan initial prévoyait que la voie ferrée passe devant la ville de Tomsk, mais le terrain environnant, composé de marécages et de zones humides, ne se prêtait pas à la construction d'un pont sur l'Ob en raison des inondations à la saison des pluies. Il a donc été décidé de construire le pont à environ 70 km au sud de Tomsk, près du village rural de Krivoschekovo. La construction du pont a commencé en 1893. Il est intéressant de noter que la superstructure du pont a été construite à l'aide de quelque 4 423 tonnes d'acier fabriqué dans l'usine de Votkinsk, où, quelque 94 ans plus tard, je serais envoyé pour surveiller la production de missiles dans le cadre du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI).
Une fois le pont ferroviaire sur l'Ob achevé, les chantiers se sont étendus à une ville qui a été baptisée Novonikolayevsk, ou "Nouveau Nicolas", en l'honneur du tsar Nicolas II, le monarque régnant de l'Empire russe. Novonikolayevsk s'est rapidement transformée en un important centre logistique, commercial et industriel pour la construction du chemin de fer transsibérien, en direction de Vladivostok. Lorsque le pont ferroviaire a été achevé en 1897, Novonikolayevsk comptait environ 7 800 habitants. Vingt ans plus tard, en 1917, la ville était devenue une cité de 80 000 habitants, constituant déjà le cœur économique de la Sibérie.
Cette prospérité s'est effondrée au début de la guerre civile russe. En décembre 1917, Novonikolayevsk passa sous le contrôle des bolcheviks, avant d'être prise par la Légion tchèque et ses alliés russes blancs en mai 1918. La Légion a utilisé Novonikolayevsk comme base d'opérations d'où elle a patrouillé le long du Transsibérien jusqu'à ses positions orientales à Irkoutsk. L'Armée blanche de l'amiral Koltchak a essuyé une défaite cuisante face aux bolcheviks au cours de l'été 1919, ce qui a entraîné une retraite générale qui s'est prolongée pendant l'hiver 1919-1920. Novonikolaïevsk a été reprise par les bolcheviks en décembre 1919, alors que la Légion tchèque, lasse de la guerre, déclarait sa neutralité, ouvrant ainsi la voie à l'évacuation de Vladivostok, en septembre 1920.
Novonikolayevsk est restée le centre économique de la Sibérie après la guerre civile russe. Elle a été le point d'ancrage de la Nouvelle politique économique (NEP) du dirigeant bolchevique Vladimir Lénine, de 1921 à 1923. En 1926, les autorités soviétiques ont purgé Novonikolayevsk de son héritage tsariste, rebaptisant la ville Novossibirsk ["Nouvelle Sibérie"]. Sous la direction de Joseph Staline, qui a pris le relais après la mort de Lénine en 1924, Novossibirsk a continué à se développer pour devenir le plus grand centre commercial et industriel de l'Union soviétique, jouant un rôle majeur dans la mise en œuvre du premier plan quinquennal de Staline, de 1928 à 1932. Ce plan a marqué le début de l'industrialisation soviétique et, grâce à lui, Novossibirsk a accueilli certaines des plus grandes usines de l'Union soviétique, assurant son statut de centre industriel le plus important de toute la Sibérie.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Novossibirsk a été l'un des principaux centres de production en temps de guerre. En plus de ses propres capacités industrielles, Novossibirsk est devenue le nouveau foyer de plus de 50 usines et de quelque 140 000 travailleurs, évacués hors de la trajectoire de l'avancée des armées allemandes. Les urbanistes de Novossibirsk avaient déjà commencé à construire de nouveaux logements et de nouvelles infrastructures urbaines pour faire face au boom industriel d'avant-guerre, et ces infrastructures ont été réutilisées pour absorber les usines délocalisées, dont la quasi-totalité est restée à Novossibirsk après la guerre.
L'une des usines installée à Novossibirsk est l'usine aéronautique numéro 301. Installée à l'origine à Khimki, dans la banlieue de Moscou, l'usine 301 a été évacuée en 1941 vers Novossibirsk, où elle a fusionné avec l'usine aéronautique de Novossibirsk (NAP), qui porte le nom d'un légendaire pilote d'essai soviétique, V. P. Chkalova, et a produit des milliers d'avions de combat Yak-7 et Yak-9, piliers de l'aviation soviétique en temps de guerre. Aujourd'hui, la NAP abrite le bureau d'études Sukhoi et produit, entre autres, le chasseur-bombardier SU-34, l'un des avions de ce type les plus avancés au monde.
En juillet 2020, Novossibirsk a été l'une des 20 villes russes à qui le président russe Vladimir Poutine a décerné le titre de "Ville du mérite au travail". Cette désignation est un titre honorifique russe décerné aux villes qui ont contribué de manière exemplaire à l'effort de guerre soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale.
Novossibirsk a poursuivi sa croissance dans la période d'après-guerre, dépassant les 1 000 000 d'habitants en 1962. Aujourd'hui, elle est le centre commercial, scientifique et culturel de la partie asiatique de la Russie et la troisième plus grande ville de Russie, derrière Moscou et Saint-Pétersbourg. Elle est la capitale du district fédéral de Sibérie et, compte tenu de son rôle dans le commerce international, elle abrite un bureau régional du ministère russe des affaires étrangères, l'administration des douanes de Sibérie et des bureaux d'autres autorités et agences fédérales, ainsi que le siège de plusieurs organisations interrégionales.
L'une des organisations les plus singulières de Novossibirsk est une société par actions connue sous le nom d'"Agence de développement des investissements de Novossibirsk", ou IDA. L'IDA a été créée par le gouverneur de Novossibirsk en 2005 pour stimuler l'investissement à Novossibirsk en rationalisant et en simplifiant ce qui était une bureaucratie contraignante freinant la croissance économique. L'actuel directeur de l'AID est Alexander Zyrianov, directeur général. C'est Alexander qui m'a invité à visiter la Russie, et m'a aidé à organiser tous les aspects de cette visite, y compris la publication et la commercialisation de l'édition russe de mon livre, Disarmament in the Time of Perestroika [Le désarmement à l'ère de la Perestroïka].
Alexander a organisé une tournée destinée à promouvoir le livre tout en m'informant sur les réalités de la Russie moderne, et le premier jour n'a pas été décevant : réunion avec son personnel au siège de l'IDA, suivie de mon premier événement officiel, au théâtre Pobeda (Victoire), dans le centre de Novossibirsk. Les préoccupations en matière de sécurité ont été motivées par l'assassinat de Maxim Fomin, un blogueur militaire pro-russe mieux connu sous son nom de guerre, Vladlen Tatarsky, dans un café de Saint-Pétersbourg le 2 avril 2023. L'assassinat de Fomin a été perpétré par les services de renseignement ukrainiens, qui gèrent une liste de suspects connue sous le nom de "Myrotvorets", ou "Peacekeepers" [gardiens de la paix]. Le nom de Fomin figurait sur cette liste et, après sa mort, les administrateurs de la liste ont affiché une photo de Fomin avec le mot "liquidé" en surimpression.
Je figure également sur la liste, de même que plusieurs Américains éminents dont les points de vue sur le conflit ukrainien diffèrent fortement de ceux du gouvernement ukrainien. Par excès de prudence et dans l'intérêt de la sécurité publique, il a été décidé d'éviter de faire connaître les événements liés à la sortie de mon livre jusqu'à la dernière minute, et encore, uniquement auprès de personnes dont on estimait qu'elles ne présentaient pas de risque pour la sécurité. Par conséquent, un événement qui aurait pu facilement attirer 1 000 personnes ou plus n'a attiré qu'environ 150 personnes. Ma présentation a été bien accueillie et la séance de questions-réponses a été animée et soutenue. Les inquiétudes que je nourrissais quant à la manière dont mon livre et mon message seraient reçus en Russie ont été dissipées par l'atmosphère positive qui régnait dans le théâtre Pobeda.
Après l'événement, Alexander et Ilya nous ont emmenés, Victoria et moi, déjeuner dans un restaurant franco-russe haut de gamme, Na Dache, niché dans une forêt luxuriante à une vingtaine de minutes de Novossibirsk. Le déjeuner était organisé par un groupe d'hommes d'affaires de Novossibirsk, qui nous ont offert un éventail de plats russes traditionnels doublé d’une table ronde de questions-réponses abordant un large panel de sujets. Cette discussion a renforcé dans mon esprit l'importance capitale de réunir Russes et Américains. Le dialogue était libre, ouvert et instructif, tant au niveau des questions posées que des réponses fournies. Il n'y a pas eu de questions faciles, et j'ai vite compris que mes hôtes ne toléreraient pas de réponses politiquement correctes. Je me suis demandé pourquoi je devais parcourir des milliers de kilomètres dans un pays étranger pour avoir une conversation sur des sujets pertinents où tous les participants se sentaient libres de dire ce qu'ils avaient sur le cœur sans crainte de récrimination ou de censure.
Après le déjeuner, nous nous sommes rendus au Green Wood Wellness Center and Spa, un hôtel/station balnéaire situé à côté de Na Dache, où Alexander et Ilya m'ont offert un Banya (bain de vapeur) russe traditionnel, dispensé par un professionnel formé à cette fin, qui nous a fait découvrir les traditions et les techniques qui font du Banya russe une véritable expérience (pour ne pas être en reste, la sœur de Victoria et d'Ilya, Alina, a fréquenté un spa "réservé aux femmes" à l'hôtel).
Lorsque j'étais à Votkinsk, j'ai souvent participé au Banya. J'en suis ressorti convaincu que le Banya était synonyme de chaleur, mais aussi de se faire fouetter avec des branches de bouleau, d'eau glacée et de cognac, et pas nécessairement dans cet ordre. L'hôte/instructeur du Green Wood Wellness Center m'a cependant ouvert les yeux - et les pores - sur la raison d'être de chaque activité du Banya qui, comme j'ai eu le plaisir de l'apprendre, implique un merveilleux sens de l'odorat puisque chaque phase de l'expérience inclut des produits aromatiques provenant d'une variété d'arbres de la région.
Nous avons terminé notre première journée à Novossibirsk dans un restaurant américain traditionnel, Goodman's.
Le lendemain, nous avons pris le chemin d'Akademgorodok, une cité autonome dans la ville, située à 30 miles au sud de Novossibirsk, dont elle relève officiellement. Fondée en 1957 par l'Académie des sciences de l'URSS, Akademgorodok a été conçue pour être un centre de recherche scientifique et de formation. Elle y est parvenue, atteignant la taille d'une petite ville, puisque 65 000 personnes - principalement des scientifiques et leurs familles - ont fini par y élire domicile. Outre ses prouesses en tant que centre de réalisations scientifiques et d'enseignement supérieur, Akademgorodok a acquis la réputation d'une oasis d'ouverture politique et culturelle, devenant ainsi l'un des lieux de vie les plus recherchés de toute l'Union soviétique.
L'effondrement de l'Union soviétique a frappé Akademgorodok de plein fouet, et sa population a chuté brutalement, car ses habitants, incapables de poursuivre leur travail autrefois subventionné par l'État, sont partis en quête d'une vie meilleure. En l'espace de quelques années, cependant, la situation à Akademgorodok s'est stabilisée et les investissements ont commencé à affluer, profitant de l'expertise de ceux qui y vivaient encore. Aujourd'hui, Akademgorodok fait office d'incubateur d'entreprises, un lieu où les jeunes talents novateurs peuvent venir perfectionner leur modèle d'entreprise et leurs produits avant d'être soumis aux lois du marché. Comme à l'époque soviétique, Akademgorodok jouit de la réputation bien méritée d'être à la pointe de tous les aspects de la vie russe, y compris la science, la technologie et l'éducation.
J'avais prévu une deuxième présentation de mon livre à Akademgorodok, dans la salle de conférence de bâtiments situés dans l'Academpark, que The Guardian a décrits comme une "paire de tours inclinées de 14 étages", surnommée localement "les Oies" en raison de leur ressemblance avec ces oiseaux au long cou. C'est là, selon The Guardian, que des équipes d'ingénieurs sont installées, "agglutinées autour d'ordinateurs portables et affalées sur des poufs, travaillant sur une multitude de projets, des applications pour smartphones aux scanners IRM portables en passant par de nouvelles méthodes de production de compost avec des vers de terre", une "pyramide fluorescente d'innovation au cœur de la 'Silicon Forest' russe" et, selon The Guardian, "l'arme improbable du président Poutine dans la course mondiale à la technologie".
Le public était composé d'étudiants, de professeurs et de chercheurs résidant à Akademogorodok. Comme précédemment au théâtre Pobeda, ils m'ont écouté attentivement, puis m'ont interrogé sur le contenu du livre. La qualité de leurs questions n'avait d'égal que le professionnalisme de la traductrice, Natalie, formée à l'université d'État de Moscou en vue d'une carrière au ministère des affaires étrangères, mais qui avait choisi de travailler à Novossibirsk - semblant conforter l'idée que cette ville de Sibérie est un véritable aimant à talents, capable de rivaliser avec les spécialistes les plus qualifiés de Russie.
Après la conférence, Alexandre, Ilya et moi-même avons été invités à déjeuner au restaurant et à la brasserie "Gusi" ("Goose", en référence au bâtiment du siège de l'Academpark où se trouve cet établissement), qui propose une cuisine américaine dans un cadre attrayant, où des photographies d'acteurs et de musiciens américains tapissent les murs, tandis que des chansons américaines, qui pourraient être tirées d'un best of, viennent agrémenter l'ambiance. Notre table se trouvait à côté d'une immense fenêtre en plexiglas derrière laquelle on pouvait voir les cuves de fermentation géantes utilisées pour brasser la grande variété de bières proposées sur la carte.
"Gusi" accueille chaque année le festival sibérien de la bière artisanale, un rassemblement d'amateurs de bière artisanale et de brasseurs du monde entier qui discutent et consomment leur art, tout en dégustant les plats préparés par l'équipe de "Gusi". J'ai voyagé dans toute l'Amérique et, à chaque destination, j'ai fait de mon mieux pour goûter la bière artisanale locale. En écoutant le directeur de l'Academpark parler du festival et de la foule variée venue du monde entier, je n'ai pu m'empêcher d'être attristé par le fait qu'ici, dans un établissement conçu pour attirer les Américains, aucun d’entre eux ne participerait au festival de cette année, en raison du régime de sanctions américaines. Et pourtant, le festival aurait lieu, enrichissant la vie de tous ses participants. L'Amérique, nation fondée sur le capitalisme, me semblait en rupture de ban.
Akademogorodok, comme Novossibirsk en général, connaît un boom économique. Où que l'on regarde, les grues de construction barrent la ligne d'horizon, car les infrastructures sont soit rénovées, soit construites à partir de rien. À Akademgorodok, le directeur doit écarter des candidats extrêmement méritants. À Novossibirsk, les urbanistes ont plus de projets financés que d'entreprises capables de les mener à bien. On ne se douterait jamais que la Russie fait l'objet de sanctions sévères de la part des États-Unis et de l'Europe. La Russie, semble-t-il, est ouverte aux affaires, et elles sont florissantes.
Le temps, une valeur sûre
Sur le chemin du retour vers Novossibirsk, j'ai réfléchi à ma visite à Akademgorodok, à ce que je venais d'y vivre et, surtout, à ce que j'y avais appris. En bref, si j'ai multiplié les rencontres avec des personnes et des institutions qui m'ont permis de mieux comprendre les réalités extérieures et physiques de l'expérience russe, je suis néanmoins toujours en quête d'indices sur la nature du peuple russe et de la nation russe, sur l'âme de la Russie.
Un constat s'est immédiatement imposé : ma visite à Novossibirsk de 2023 fut une expérience bien différente de celle vécue en avril 1991. À l'époque, j'avais un objectif précis - la mise en œuvre du traité - qui me conférait une mission spécifique.
Comme je l'ai écrit dans Disarmament in the Time of Perestroika :
“La reconnaissance tardive par les Soviétiques de la similitude du premier étage de l'ICBM SS-25 avec celui du missile à portée intermédiaire SS-20 interdit a causé plus de problèmes que le simple aspect de la surveillance du portique. Alors que la plupart des bases d'opérations SS-20 devaient être "fermées" - ce qui signifie que tous les systèmes liés aux FNI, ainsi que leurs structures et installations de soutien, avaient été démontés et/ou détruits - les Soviétiques avaient indiqué que certaines des anciennes bases d'opérations SS-20 seraient converties en bases d'opérations SS-25. Au cours des négociations qui ont abouti à la signature du traité FNI, il a été convenu que les États-Unis pourraient procéder à des inspections spéciales des installations ainsi déclarées, en utilisant des équipements de détection de radiations (RDE) capables de faire la différence entre le flux d'intensité des neutrons accélérés produit par un SS-20 équipé de trois ogives nucléaires, et l'ogive nucléaire unique d'un SS-25.”
J'avais été sélectionné pour participer à la toute première inspection de l'équipement de détection de neutrons, et le régiment soviétique de missiles SS-25 à Novossibirsk était le premier site à être inspecté.
“Le régiment disposait de neuf lanceurs mobiles SS-25, chacun équipé d'un canon de lancement SS-25. Chaque lanceur était stocké dans un stockage à température régulée, équipé d'un toit coulissant, permettant au missile d'être soulevé et déployé à partir de cette position fixe, si nécessaire. Le SS-25 était conçu comme une arme de "seconde frappe", et son point fort était la maniabilité : il était conçu pour être sorti de la garnison et disséminé dans les forêts de Sibérie, ce qui rendait tout ciblage ultérieur par les États-Unis extrêmement difficile, augmentant ainsi ses chances de survie en cas d'attaque nucléaire préventive.
Pour effectuer l'inspection RDE, chaque lanceur SS-25 devait être sorti de son compartiment et déplacé jusqu'à un emplacement de la garnison où l'équipement RDE était installé. Les mesures appropriées étaient prises et les données vérifiées avec les équipes d'escorte soviétiques. Le canon de lancement était ensuite étiqueté à l'aide d'un ruban numéroté infalsifiable, placé à l'endroit où la capsule du canon rejoint le corps principal de ce dernier, puis ramené dans son compartiment de stockage. Mon travail consistait à escorter les lanceurs vers et depuis leurs entrepôts respectifs et à effectuer des inspections ponctuelles pour vérifier que les étiquettes inviolables n'avaient pas été manipulées ou retirées. J'ai ainsi eu tout le loisir d'examiner de près le lanceur SS-25 et le canon de lancement...
Notre inspection s'est déroulée sans problème et, peu après 11 heures, soit après 20 heures et 30 minutes d'inspection, l'équipe Williams a terminé les dernières mesures sur le dernier missile. Le capitaine Williams s'approche de moi. "Maintenant, nous allons regarder à l'intérieur de l'un des conteneurs. À vous l'honneur de choisir celui que nous allons inspecter."
“J'ai choisi le missile numéro quatre, parce que l'équipage s'était montré particulièrement sympathique. À 11 h 15, je me suis rendu dans le compartiment où se trouvait le missile numéro quatre, j'ai vérifié que la bande d'inviolabilité était toujours intacte, et ai officiellement choisi le missile pour une inspection visuelle. Les Soviétiques ont sorti le missile du compartiment et l'ont amené là où les mesures RDE devaient être effectuées. Une grue montée à l'arrière d'un camion a été avancée, et les Soviétiques ont retiré le capuchon du cartouche de lancement, dégageant le missile SS-25 qu'il contenait. Un périmètre de cinq mètres a été délimité autour du canon découvert, à l'intérieur duquel les inspecteurs n'ont pas été autorisés à pénétrer. Nous avions cinq minutes pour faire nos observations...
Lorsqu'un SS-25 quitte l'usine de Votkinsk, il comprend les premier, deuxième et troisième étages, ainsi que le véhicule post-boost, l'équivalent d'un quatrième étage permettant de manœuvrer le missile jusqu'à un lieu précis avant de séparer l'ogive. Mais l'ogive et les systèmes de sécurité et de fusion associés ne sont installés que plus tard, juste avant que le missile ne soit officiellement remis à l'unité de réception. Le capuchon du conteneur, en place lorsque le missile a quitté Votkinsk, a été retiré et un capuchon de lancement, conçu pour être expulsé avant le lancement à l'aide de boulons explosifs, a été mis en place. L'une des raisons pour lesquelles les Soviétiques étaient réticents à autoriser l'inspection visuelle des missiles SS-25 est que les missiles étaient scellés à l'intérieur du conteneur dans un gaz inerte afin d'éviter la corrosion. Une fois l'inspection terminée, les Soviétiques devaient procéder à un long processus d'évacuation de l'atmosphère naturelle pour la remplacer par du gaz inerte. Cette opération, bien que provisoire, mettait hors service une arme nucléaire stratégique, situation qu'aucun pays doté de l'arme nucléaire ne souhaite.
Je savais très bien à quoi ressemblait un SS-25 sans ogive, grâce aux observations effectuées à Votkinsk lors de l'ouverture des conteneurs. Voir un SS-25 avec son ogive en place était une toute nouvelle expérience. J'ai fait de mon mieux pour noter les détails spécifiques, tout en gardant à l'esprit que j'aurais une seconde chance d'examiner un SS-25 au prochain site d'inspection. J'ai fait de mon mieux pour avoir l'air aussi détendu que possible, ne prenant aucune note, et me promenant nonchalamment dans le périmètre jusqu'à ce que le temps imparti soit écoulé.”
Trois décennies et demie après cette expérience, diverses impressions me reviennent à l'esprit. Tout d'abord, le caractère exceptionnel du moment - la première inspection de ce type, dans le cadre d'un traité qui, pour la première fois dans l'ère nucléaire, a vu les États-Unis et l'Union soviétique éliminer une classe entière de systèmes de lancement d'armes nucléaires.
Mais j'ai également été frappé par une autre réalité : peu de gens aujourd'hui ont conscience de cette expérience, et de l'importance historique du travail qu'elle impliquait. L'un des objectifs de la rédaction de Disarmament in the Time of Perestroika, et de sa traduction en langue russe, était de perpétuer la mémoire de cette époque et, ce faisant, de la rendre pertinente pour le monde actuel, la question du désarmement nucléaire en tant que mécanisme permettant non seulement d'assurer la paix, mais aussi d'améliorer les relations entre États-Unis et Russie.
Si j'étais satisfait des réunions auxquelles j'avais participé, convaincu que mon message était non seulement entendu mais qu'il trouvait un écho auprès du public russe auquel je m'adressais, je continuais d'être gêné par mon manque de perspicacité et de compréhension du peuple russe, de cette âme russe. Informer les Russes de l'importance du désarmement n'était qu'une partie de la mission. La partie la plus importante était de partager cette expérience avec le public américain fortement contaminé par la russophobie ambiante.
Si je me contentais de raconter ma visite de manière chronologique, ma mission de lutte contre le fléau de la russophobie serait vouée à l'échec. Je devais creuser plus profondément, redoubler d'efforts, sonder au plus profond le peuple russe et, ce faisant, trouver des réponses aux questions sur ce qui fait de lui ce qu'il est.
J'étais perdu.
Alexander Zyrianov est venu à mon secours.
Pendant mon séjour à Novossibirsk, j'ai pris l'habitude de me lever à l'aube, de me rendre à la salle de sport de l'hôtel pour une (brève) séance d'entraînement, puis de me promener à l'extérieur pour prendre l'air et admirer les images et les bruits de la ville qui commençait à s'animer. L'hôtel où je séjournais, le Grand Autograph (une ancienne propriété de Marriott rebaptisée en raison des sanctions), faisait face à la place Lénine, avec ses statues à la gloire du fondateur de l'Union soviétique et d'autres révolutionnaires et travailleurs de l'époque. L'opéra et le ballet d'État de Novossibirsk étaient visibles en arrière-plan.
Je ne savais pas grand-chose de l'histoire de l'Opéra et du Ballet d'État de Novossibirsk, hormis ce que appris des articles parcourus avant le voyage. C'était le plus grand bâtiment d'opéra et de ballet de Russie, dépassant même en taille le célèbre théâtre Bolchoï de Moscou. Il a été achevé pendant la Seconde Guerre mondiale et sa première représentation a eu lieu le 12 mai 1945, en l'honneur de la victoire sur l'Allemagne nazie. Hormis ces quelques informations, je n'en savais pas plus : le bâtiment n'était qu'une structure de plus à admirer de loin.
J'ai fait le tour du bâtiment, admirant son architecture. Des bannières géantes annonçant les spectacles à venir confirmaient qu'il s'agissait bien d'un opéra et d'un théâtre en activité. Mais je n'avais aucune idée de la manière dont il fonctionnait, de ceux qui en assuraient le fonctionnement et des raisons pour lesquelles il fonctionnait.
C'était notre dernier jour à Novossibirsk. J'avais participé à l'événement autour du livre à Akademgorodok, et nous avions déjeuné au restaurant et à la brasserie "Gusi". J'avais imaginé que nous retournerions à l'hôtel pour faire nos bagages, quitter l'hôtel et nous rendre tranquillement à l'aéroport pour la suite de notre voyage vers Irkoutsk, dont le vol partait le soir même.
Mais Alexander avait d'autres projets.
Nous avons été conduits à l'entrée principale de l'Opéra et du Ballet de Novossibirsk, où nous avons été présentés à un vieil homme très digne, venu se présenter à nous. "Valery Arkadieveich Brodsky", dit-il en nous serrant la main. "De 1985 à 1992, j'ai travaillé ici en tant que directeur. Aujourd'hui, je suis assistant du directeur. Ce sera un honneur de vous faire visiter le bâtiment".
Ce qui suit devient un véritable parcours initiatique. Valery connaissait chaque fissure et chaque recoin du bâtiment, chaque craquement du sol ou grincement de porte. En l'écoutant, on pouvait aisément imaginer des ballerines aux pieds nus se faufilant entre les salles, des musiciens pianotant distraitement sur leurs instruments en attendant une répétition, ou des machinistes aux muscles robustes riant aux éclats avant de retourner à leurs tâches. Grâce à Valery, les murs de la bâtisse retentissent des chants de centaines de représentations passées, des occupants actuels dont beaucoup répétaient pendant qu'il nous guidait dans les lieux.
Valery est arrivé à Novossibirsk en 1962, après avoir obtenu son diplôme à l'Institut polytechnique de Tomsk. Il est immédiatement tombé amoureux du bâtiment, de ses occupants et de leur travail. Il partage cette passion avec sa femme, Svetlana, rencontrée à Tomsk. Ils ont tous deux joué dans l'orchestre universitaire et ont perpétué leur amour de la musique et du théâtre à Novossibirsk pendant les décennies qui ont suivi.
Tandis que Valery nous guidait dans ce bâtiment qu'il chérissait, j'ai commencé à le voir non pas comme un homme, mais comme un être - quelque chose de plus qu'un humain, au-delà de la simple chair et des os, mais plutôt un ensemble d'expériences rassemblées sous la forme d'un homme, mais dans leur globalité, et plus encore. Valery Brodsky était l'histoire vivante, quelqu'un qui, d'un geste de la main, d'un hochement de tête, d'un sourire lumineux et d'un clin d'œil, pouvait transformer de simples mots en une réalité qui s'installait dans votre être, faisant de vous un partenaire du voyage convié à communier.
Nous avons exploré l'acoustique de chaque salle de spectacle et la structure unique du dôme géant coiffant le bâtiment. Nous avons écouté l'orchestre répéter, non pas en tant que simples observateurs, mais plutôt en tant que personnes captivées par leur musique à tel point que, grâce à Valery, nous l'avons faite nôtre. Valery, sentant peut-être que nous étions sous le charme, s'est occupé de nous, nous permettant l'accès à des zones interdites aux étrangers, comme les coulisses où tous les accessoires et costumes de chaque représentation étaient stockés, entretenus avec amour jusqu'à la prochaine représentation.
Valery Brodsky nous a fait comprendre qu'ici, en plein cœur de la Sibérie, se trouvait l'un des plus grands lieux de culture non seulement de toute la Russie, mais du monde entier. L'Opéra et le Ballet d'État de Novossibirsk n'existaient pas parce que situés à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, centres culturels réputés, mais plutôt parce que les habitants de Novossibirsk, au beau milieu de la lointaine Sibérie, le voulaient. Les opéras et les ballets montés par Valery Brodsky et d'autres comme lui ont été joués parce qu'ils faisaient partie intégrante du peuple - du peuple. Cette culture n'était pas l'apanage de l'élite de la société russe, mais plutôt le droit d'aînesse de l'homme et de la femme russes ordinaires.
Lorsque la visite s'est achevée et que j'ai fait mes adieux à Valery Brodsky, j'ai été transporté de joie en réalisant que j'avais enfin commencé à atteindre l'objectif que je m'étais fixé, à savoir un aperçu de l'âme russe.
Après l'avoir perçue, j'ai voulu en savoir plus. Mon voyage avait désormais un but.
Nous sommes sortis de l'hôtel et avons pris la route de l'aéroport. Alors que le Boeing 737-800 de S7 décollait vers ma prochaine destination, la ville sibérienne d'Irkoutsk, je m'installais prudemment dans mon siège. (J'étais encore préoccupé par le train d'atterrissage et je me demandais si les sanctions imposées à la Russie par les États-Unis ne m'avaient pas poussé, ainsi que les autres passagers, à monter à bord d'un piège mortel potentiel).
Une fois les roues relevées et l'avion en vol, j'ai repensé à mon dernier départ de Novossibirsk, il y a plus de trente ans, et aux aventures qui m'attendaient à l'atterrissage à Oulan-Oude.
J'ai raconté l'histoire de ce vol dans Le désarmement à l'heure de la perestroïka :
Les deux inspections s'étaient déroulées par un temps froid mais clair. Cependant, alors que nous nous apprêtions à retourner à Oulan-Oude, des nuages se formaient à l'horizon, signe évident d'une tempête en préparation. Compte tenu des délais stricts fixés par le traité, qui limitaient le temps imparti dans chaque lieu donné, nous devions atterrir à Oulan-Oude de nuit. Alors que nous approchions d'Oulan-Oude, le Tu-134 a été secoué par des turbulences extrêmes provoquées par un orage violent, qui a déchiré le ciel de ses éclairs accompagnés d'une pluie battante. L'avion a été frappé à deux reprises par la foudre, qui a illuminé l'extrémité des ailes et fait sursauter tout le monde à bord avec le coup de tonnerre instantané associé. Pour ne rien arranger, les conditions météorologiques s'étaient durcies au-dessus d'Oulan-Oude, réduisant la visibilité à près de zéro et le plafond nuageux à quelques dizaines de mètres au-dessus du sol. Lorsque le capitaine Williams a suggéré aux escortes soviétiques d'envisager un atterrissage sur un autre aérodrome, on lui a répondu qu'il n'y avait pas assez de carburant à bord pour faire autre chose qu'atterrir à Ulan Ude. En outre, la piste d'atterrissage ne pourrait être utilisée que brièvement.
Les éclairs semblaient avoir désactivé les instruments de navigation de l'avion, ce qui signifiait que le Tu-134 devait effectuer un atterrissage selon les règles de vol à vue (VFR) dans des conditions qui rendaient la chose presque impossible. La première chose à faire était de trouver la piste d'atterrissage. Pour ce faire, nous avons réduit lentement l'altitude jusqu'à passer sous la couverture nuageuse, puis nous avons rapidement cherché tout élément physique susceptible d'orienter l'équipage. Lors de notre première tentative, nous avons pu repérer Ulan Ude sur notre droite, mais nous étions si près du sol que le Tu-134 a été contraint de remonter dans les nuages avant d'essayer de se réorienter vers la piste d'atterrissage. Lors du passage suivant, nous avons survolé la piste d'atterrissage, mais sans avoir réussi à nous aligner.
Le commandant de bord est alors venu nous informer qu'il fallait que tout le monde soit très attentif quand l'avion repasserait sous les nuages, car étant donné le manque d'altitude, il faudrait prendre des décisions très rapidement. Je me résignais au fait que j'allais devenir une tache de graisse décorant les champs de l'ASSR Bouriate quand, au-dessus de l'aile droite, j'ai vu les lumières de la piste. J'ai crié au navigateur, qui à son tour a crié au pilote, et le Tu-134 a effectué une manœuvre agressive, s'alignant sur la piste. Mais le pilote devait gérer un autre problème : des vents latéraux extrêmement forts l'ont amené à orienter le nez de l'avion à 40 degrés du cap, ce qui signifiait que nous nous dirigions en crabe vers la piste, presque latéralement. Alors que nous traversions la piste, le pilote a appuyé sur le gouvernail, faisant pivoter le nez de l'avion et atterrissant de manière presque parfaite.
L'équipage soviétique est sorti du cockpit pour nous faire ses adieux. Après ma performance lors de l'atterrissage à Novossibirsk, l'équipage m'avait ignoré, le pilote et le copilote ne m'ayant même jeté un regard pendant que j'étais à bord. Maintenant, ils étaient tout sourire, me serrant la main et m'offrant leurs ailes de pilote.
Même le capitaine Williams s'est montré chaleureux à mon égard. "C'est mieux que le premier essai", a-t-il dit. "Beaucoup mieux.
J'espérais que mon atterrissage à Irkoutsk ne serait pas aussi mouvementé.
J'étais loin de me douter à l'époque que l'atterrissage à Oulan-Oude ne serait que le début d'une aventure qui me mènerait à l'autre bout du monde.
“À Oulan-Oude, l'équipe Williams est montée à bord d'un C-141 "Starlifter" de l'US Air Force pour retourner à la base aérienne de Yokota, au Japon. Comme je l'ai écrit dans Disarmament in the Time of Perestroika, j'ai été accueilli à bord de l'avion par plusieurs analystes [de la communauté américaine du renseignement] qui nous avaient guidés à Yokota.
Une fois l'avion en l’air, les analystes ont pris chaque inspecteur à part et ont procédé à un débriefing approfondi sur ce qu'ils avaient vu et vécu sur chacun des sites SS-25. Lorsque mon tour est arrivé, j'ai vu que les débriefeurs [de la communauté du renseignement] avaient apporté un kit de dessin, qui pouvait être utilisé pour faire des dessins du missile et du TEL [lanceur éjecteur pour le transport]. Grâce à mes notes et à ma mémoire, j'ai pu réaliser une série de dessins détaillés, pleins de petits éléments techniques, y compris les différents marquages qui avaient été apposés au pochoir sur le canon du missile. D'après ce que j'ai pu voir, les débriefeurs [de la communauté du renseignement] étaient satisfaits de mon travail...”
Plus tard, [la communauté du renseignement] a envoyé une lettre de félicitations au général Lajoie au sujet de mon travail à l'OSIA au cours de l'année écoulée. [La communauté du renseignement] a souligné mes efforts au cours des deux inspections [à court terme]. Selon [la communauté du renseignement], j'ai été capable de faire le lien entre ce que j'avais appris à Votkinsk et ce que j'avais observé dans les deux bases opérationnelles d'une manière qui a fait de moi le "membre le plus précieux" de l'équipe d'inspection.
Dale Carnegie, le célèbre auteur américain de livres tels que Comment se faire des amis et influencer autrui, dont le message principal consiste à dire qu'il est possible de modifier le comportement d'autrui en modifiant son propre comportement à son égard. La philosophie de Carnegie était au cœur de ce que j'essayais d'accomplir lors de ma visite en Russie - éliminer la russophobie ancrée dans la psyché américaine en informant sur la réalité du peuple russe.
Carnegie a fait remarquer un jour que "la connaissance n'est pas un pouvoir tant qu'elle n'est pas appliquée". J'avais quitté Novossibirsk en avril 1990 avec à mon actif une somme considérable de savoirs sur les missiles soviétiques. La question était maintenant de savoir comment j'allais appliquer ce savoir.
Dix mois plus tard, après avoir terminé mon service en tant qu'inspecteur de l'Agence d'inspection sur site, j'ai eu la réponse. J'ai été affecté au siège du Commandement central des États-Unis, à Riyad, en Arabie saoudite, où, en raison de mon expérience en tant qu'inspecteur des armes INF, on m'a confié la tâche d'aider à traquer et à tuer les lanceurs de missiles SCUD irakiens avant qu'ils ne puissent être lancés contre l'une ou l'autre cible en Arabie saoudite. C'est dans la poursuite de cet objectif que j'ai appliqué ce que j'avais appris pendant mon séjour à Novossibirsk.
Nous étions confrontés à une difficulté de taille : alors que l'ordre de bataille irakien ne leur attribuait que 19 lanceurs de SCUD mobiles, l'US Air Force avait annoncé, à la fin de la première semaine de guerre, la destruction de plus de 60 lanceurs de SCUD mobiles.
Pourtant, les Irakiens ont continué à tirer des missiles SCUD sur Israël et l'Arabie saoudite.
J'ai ouvert une enquête sur certains des sites prétendument détruits afin d'explorer la possibilité de mener une enquête technique sur les débris qui pourraient subsister. L'objectif d'un tel exercice était double : confirmer qu'un SCUD avait été détruit ou, dans le cas contraire, déterminer si les Irakiens utilisaient des lanceurs leurres, ou s'il y avait une autre raison expliquant que nous ne bombardions tout simplement pas les bonnes cibles.
S'il s'avérait que les cibles détruites étaient des SCUD leurres, l'étape suivante consistait à déterminer s'il existait des caractéristiques techniques spécifiques, principalement sous la forme des matériaux utilisés pour construire de tels leurres, qui pourraient aider les futurs efforts de collecte de renseignements à faire la distinction entre un véritable SCUD et un leurre.
Une des solutions possibles au problème de détection des SCUD reposait sur mon expérience antérieure en tant qu'inspecteur des FNI. À mon retour aux États-Unis après les deux inspections des bases soviétiques de missiles balistiques intercontinentaux mobiles SS-25, je me suis rendu à la base aérienne de Wright-Patterson, près de Columbus, dans l'Ohio, où j'ai rencontré des analystes de la Division des technologies étrangères (FTD), qui relève du Commandement des systèmes de l'armée de l'air. Ces analystes étaient chargés d'exploiter les renseignements techniques et d'analyser les équipements militaires étrangers. Ils avaient reçu des copies des dessins du SS-25 que j'avais réalisés après l'inspection et voulaient me poser des questions détaillées sur ce que j'avais documenté .
FTD travaillait à l'élaboration d'algorithmes de reconnaissance automatique des cibles qui seraient programmés dans un radar à ondes millimétriques en cours de développement destiné à être intégré dans le bombardier B-52 en tant que capteur de recherche à large zone pour détecter les missiles SS-25 une fois qu'ils ont quitté leurs garnisons et sont déployés dans les forêts de Sibérie. Pour que ces algorithmes puissent différencier les véritables lanceurs mobiles de SS-25 des leurres que les Soviétiques pourraient mettre en place pour brouiller le radar, FTD avait besoin de saisir un maximum de données différentielles concernant la section transversale radar d'un lanceur de SS-25.
Bien que les analystes du FTD aient eu accès à des photographies du lanceur SS-25, ces images n'offraient pas une résolution suffisante pour discerner certains des détails les plus infimes observables par un inspecteur, notamment en ce qui concerne les matériaux utilisés pour la construction. J'ai passé deux jours à travailler avec les analystes, les aidant à perfectionner leur modèle numérique. Ce fut une expérience fascinante, qui m'a permis de mieux comprendre le lien entre les services de renseignement et la recherche et le développement militaires, en essayant d'associer la réalité sur le terrain et la théorie en laboratoire pour créer un système de détection de cibles qui, espérons-le, ne sera jamais utilisé tel qu'il a été conçu.
Fort de cette expérience, j'ai rencontré Ed Valentine, responsable de la liaison de la DIA (Defense Intelligence Agency) avec le Commandement central, et j'ai discuté des radars à ondes millimétriques équipant les B-52 et de leur utilité potentielle pour distinguer les SCUD-leurres d'un véritable lanceur mobile de SCUD. Ed a été intrigué par l'idée et m'a mis en contact avec des analystes du siège de la DIA (dont certains que je connaissais bien pour les avoir rencontrés en tant qu'inspecteur en Union soviétique) qui travaillaient alors sur la question du ciblage des SCUD. Bien que ces analystes n'aient pas été en mesure de dire si une cellule de B-52 pouvait être mise à disposition, ils ont affirmé que le radar en question pouvait facilement être adapté pour être utilisé à bord d'autres cellules, y compris celles déjà déployées dans la région du Golfe.
La DIA disposait déjà des données relatives à la section transversale du radar du missile SCUD et de son lanceur, recueillies lors d'expériences menées sur la base aérienne d'Eglin en novembre et décembre 1990, à l'aide d'un véritable lanceur de missile SCUD. Ce qu'il fallait maintenant, c'était une analyse détaillée de la composition matérielle d'un SCUD leurre irakien, y compris les dimensions, les matériaux utilisés, ainsi que l'emplacement et la position des surfaces réfléchissantes pour le radar, en particulier les angles. Une fois regroupées, ces données pourraient être utilisées pour établir une coupe radar spécifique du SCUD leurre irakien, qui pourrait ensuite être téléchargée dans l'ordinateur du radar à ondes millimétriques et servir à distinguer un véritable tir radar de celui d'un leurre.
La collecte de ces données parmi les débris d'un leurre détruit ne serait pas aisée. Il faudrait recueillir sur place des images techniques à main levée montrant l'emplacement précis de tous les principaux éléments métalliques du leurre et permettant de mesurer les angles critiques du missile et du lanceur. De même, des échantillons de matériaux devaient être prélevés et comparés à des points précis du leurre, ainsi que les numéros d'identification des engins et les numéros d'identification sur les plaques d'immatriculation. Au cours de plusieurs conversations avec les analystes de la DIA, j'ai dressé une liste des emplacements optimum sur un lanceur de missile leurre pour la collecte d'images et de matériaux.
Fort de ces informations, j'ai rédigé une proposition visant à exploiter les sites où l'armée de l'air prétendait avoir abattu des SCUD dans le but de reconstruire une section transversale radar à partir des débris, qui pourrait être utilisée comme discriminateur de cible dans le radar à ondes millimétriques. J'ai présenté ce document à Ed Valentine, qui a approuvé avec enthousiasme le concept de la mission. Ed a transmis la proposition aux planificateurs des opérations spéciales de l'état-major des opérations du CENTCOM, qui l'ont transformée en une désignation de cible de reconnaissance spéciale.
"L'objectif de la mission est de recueillir des données techniques [sur les sites des leurres détruits] afin de pouvoir déterminer la validité des rapports", pouvait-on lire dans la proposition de mission. "Un conseiller technique SCUD (le capitaine Ritter, USMC) est disponible au CENTCOM pour aider à l'élaboration des exigences d'évaluation et/ou à l'analyse sur place.”
Ma première tentative pour mener à bien cette mission de reconnaissance spéciale a échoué. Je travaillais avec un détachement de l'US Navy SEAL équipé de véhicules d'attaque rapide (FAV, ou buggies de dunes entièrement modifiés), qui devaient me conduire sur le site choisi dans le désert du sud de l'Irak, où l'armée de l'air affirmait avoir neutralisé un lanceur de SCUD. Cependant, avant que la mission ne puisse être lancée, des images de meilleure qualité ont montré qu'il ne s'agissait pas d'un SCUD, mais plutôt d'une tente bédouine.
Mon voyage m'a ensuite conduit dans la ville d'Ar' Ar', au nord de l'Arabie saoudite, où, dans l'aéroport de la ville, des opérateurs spéciaux du Joint Special Operations Command, ou JSOC, avaient établi une base opérationnelle avancée à partir de laquelle ils menaient des raids dans l'ouest de l'Irak, à la recherche de lanceurs de missiles SCUD.
J'essayais de convaincre un élément de la Delta Force de mener un raid sur un site de SCUD leurre, où moi-même ou un opérateur formé par mes soins prendrait des photos, des mesures et des échantillons physiques du leurre, qui pourraient ensuite être utilisés par l'armée de l'air pour créer une section transversale radar discernable utilisable à des fins de détection de cibles.
Les pilotes d'hélicoptère du 160e régiment d'aviation des opérations spéciales - les fameux "Nightstalkers" - avaient repéré plusieurs SCUD leurres extrêmement réalistes le long d'un tronçon d'autoroute parallèle à la frontière irakienne avec la Syrie, connu sous le nom de "SCUD Alley" [allée des SCUD]. Une équipe de Delta Force se préparait à être déployée à proximité de ces leurres, et j'essayais d'obtenir qu'elle me conduise à l'endroit où se trouvaient ces leurres afin de pouvoir mener les investigations nécessaires.
Peu après avoir informé le personnel opérationnel du JSOC de ma proposition de mission, j'ai été pris à part par le commandant de l'unité Nightstalkers déployée à Ar' Ar', le lieutenant-colonel Doug Brown. Plutôt que de mener l'enquête sur le terrain - ce qui est risqué derrière les lignes ennemies - le commandant des Nightstalkers avait une meilleure idée. "Pourquoi ne pas tout simplement transporter l'un de ces leurres et le ramener intact ?" demande-t-il. "Un de mes MH-47 pourrait le faire sans problème.”
L'idée de sortir un SCUD leurre de l'ouest de l'Irak me plaisait beaucoup. J'ai commencé à me renseigner sur la meilleure façon de transporter un SCUD leurre intact d'Ar' Ar' aux États-Unis lorsque, sans avertissement, ma mission a été annulée. Ma discussion avec le lieutenant-colonel Brown sur le transport d'un leurre SCUD hors de l'ouest de l'Irak avait rendu nerveux les officiers supérieurs à Riyad. L'attaque terrestre de la coalition devait commencer dans moins de deux jours, et la dernière chose dont le CENTCOM avait besoin était qu'un incident grave se produise et détourne l'attention du principal objectif. Or, la mission spéciale de reconnaissance proposée avait toutes les chances de devenir un "incident grave".
Quelques années plus tard, alors que j'étais inspecteur en désarmement de l'ONU en Irak, j'ai eu l'occasion d'examiner les journaux des unités SCUD irakiennes qui avaient opéré dans l'ouest de l'Irak pendant la guerre. Je suis tombé sur une note dans laquelle le commandant des forces de missiles irakiennes avait chargé le commandant de la 22e unité d'activités spéciales, responsable du déploiement des SCUD leurres, d'"utiliser les lanceurs de leurres pour tendre une embuscade afin de tuer ou d'appréhender les infiltrés lorsqu'ils s'approcheraient des sites de lanceurs de leurres sur la route Al Qaim-Rutba". Le commandant de la 22e unité d'activités spéciales avait reçu l'ordre de mettre en place l'embuscade avant le 12 février. La note du journal confirme que l'embuscade a bien été préparée.
Si nous avions poursuivi l'opération "capture", et tenté de transporter un lanceur de leurre hors de l'Irak occidental à l'aide d'un hélicoptère Nightstalker, nous serions tombés dans cette embuscade.
Un peu plus de 32 ans plus tard, en route pour Irkoutsk, j'ai réfléchi à la façon dont un voyage qui avait commencé au service de la paix (une inspection d'un régiment de missiles soviétiques dans les forêts de Sibérie occidentale) avait fini par échouer quelque dix mois plus tard au Moyen-Orient, alors que nous étions engagés dans une chasse vaine aux missiles SCUD fabriqués par l'Union soviétique.
Chaque étape de ce voyage - l'inspection, la collecte de renseignements, la planification de la mission - a abouti au moment où je me suis retrouvé seul dans le désert du nord de l'Arabie saoudite, sans rien d'autre à offrir que ma vie.
J'ai repensé à l'époque où j'étais à l'université et à l'échange que j'avais eu avec le Dr Sam Allen. Les mots de Ralph Waldo Emerson ont à nouveau résonné dans ma tête :
"Aller au bout de l'instant, toucher à chaque pas au but du voyage, vivre le plus de belles heures possible, c'est cela la sagesse.” – Ralph Waldo Emerson
J'étais assez sage pour savoir que mon premier voyage à Novossibirsk s'était terminé par "un maximum de belles heures" inutiles.
J'ai regardé où étaient assis Alexandre et Ilya, et j'ai pensé à toutes les personnes merveilleuses qu'ils m'avaient présentées pendant mon séjour à Novossibirsk.
J'ai surtout pensé à Valery Brodsky, à la culture et à l'âme russes.
J'ai jeté un coup d'œil à ma fille Victoria, assise à côté de moi, et j'ai pensé à sa sœur Patricia et à ma femme Marina, qui nous attendaient à New York.
"Que valent cinq minutes pour vous ?", avait écrit le Dr Allen. “Une heure ?”
J'étais prêt à tout risquer dans la chasse futile aux missiles SCUD irakiens, et le temps m'avait manqué, me sauvant probablement la vie.
J'avais à présent l'opportunité de vivre encore quelques belles heures.
La sagesse acquise au cours de cette expérience m'a appris que cette fois, je devais faire mieux.
Faire la guerre n'était pas la solution.
La paix, oui.
* Article 1 :
www.scottritterextra.com/p/waging-peace-in-search-of-the-russian-2b2